Vers un musée en ligne des sons d’Europe

Un vaste fonds de musiques traditionnelles, discours historiques, pièces radiophoniques, field recordings, dialectes ou sons du travail, les plus anciens datant de la naissance de l’enregistrement sonore à la fin du XIXe siècle : le 2 octobre dernier s’est tenue à Paris la journée Europeana Sounds, « Le futur des sons historiques », afin d’évoquer la valorisation du patrimoine sonore européen. L’occasion pour les archivistes qui y travaillent de confronter leurs outils et leurs problématiques, et pour le grand public d’apercevoir les coulisses de ce musée virtuel en construction.

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Josh Lloyd, « Old fashioned microphone », CC by-nc

C’était la première occurrence publique de ce projet qui court sur trois ans (2014-2017) et qui est co-financé par la Commission européenne et par le Consortium Europeana Sounds réunissant des bibliothèques, universités, centres d’archives, organisations à but non lucratif ou entreprises de douze pays européens – le tout sous la houlette de la British Library. Europeana Sounds est la branche sonore de la bibliothèque numérique européenne Europeana, qui propose depuis 2008 un accès centralisé aux près de 40 millions de documents numérisés issus de diverses collections à travers l’Europe. Pour l’instant, seuls 1,5 % de ces documents sont sonores – à l’issue de ces trois années de projet, leur nombre devrait être doublé.

La tonalité générale de la journée était institutionnelle et technique, moment privilégié de rencontre et de travail entre organisations, plutôt que première présentation publique desdits « sons historiques » : beaucoup de chiffres et un peu d’écoutes. Selon Richard Ranft, directeur du département Sons et Images de la British Library, il y a dans les diverses institutions des pays européens environ 1000 ans d’enregistrements sonores, la plupart non numérisés et difficiles à consulter. La numérisation, présentée au cours de cette journée comme l’instrument clef de la patrimonialisation du son, permet à la fois d’assurer la conservation des contenus (souvent sur supports fragiles, ou inécoutables sans les appareils d’époque, comme par exemple les cylindres phonographiques), d’y permettre un accès plus large et de contextualiser les documents. Plusieurs outils numériques ont ainsi été présentés, à l’instar de Tunepal, un logiciel de reconnaissance de chants traditionnels anglophones ou celtes, ou des applications de « web audio » développées par l’Ircam.

Parmi les bases de ressources disponibles, la British Library propose 6,5 millions d’archives sonores, dont 60.000 en ligne [en octobre 2014, Syntone s’était entretenue avec l’une de ses commissaires, Cheryl Tipp]. Du côté de la Bibliothèque nationale de France, ce sont 400.000 documents numérisés, dont 5.000 libres de droit. On trouvera notamment en ligne quelques premiers documents issus du riche fonds des Archives de la parole fondées par le linguiste Ferdinand Brunot en 1911 afin de mener une vaste « enquête phonographique » sur les langages parlés. Les archives sonores du Centre de recherche en ethnomusicologie disposent quant à elles de quelques 30.000 enregistrements de musique et de traditions orales. L’Internet Archive était également présente, avec ses 2,6 millions de fichiers audio, pour beaucoup de la musique, mais aussi quelques enregistrements historiques, des livres audio ou d’anciennes émissions de radio (cette pépite par exemple). La Bibliothèque nationale d’Espagne propose pour sa part un parcours éditorialisé dans ses collections à travers des playlists. Enfin, Europeana Sounds a mis en ligne un version bêta de sa chaîne musicale, qui accompagne un compte Soundcloud où des sons autres que musicaux sont proposés.

Lors de la table-ronde réunissant ces diverses organisations, quelques prises de position auraient fait de bons supports à un débat moins technique qui n’a malheureusement pas eu lieu : Alexis Rossi, directrice « médias et accès » à l’Internet Archive, a par exemple évoqué l’objectif d’un « accès universel à toute la connaissance » ou, de façon plutôt surprenante, « un idéal d’exhaustivité » des collections sonores. Pascal Cordereix de la BNF a quant à lui insisté sur la mise en relation des collections des diverses institutions comme un « facteur de paix ». Une discussion autour du copyright a ensuite posé l’impasse du modèle actuel du droit d’auteur·e, comparé à un mur de briques à travers une brèche duquel peuvent se partager de rares objets. Au point que l’expression « le trou noir du XXe siècle » désigne maintenant dans les collections sonores d’Europeana l’accès barré à de multiples ressources faute de pouvoir en trouver les auteur⋅e⋅s (le travail d’enquête étant trop long pour pouvoir être mené), ou parce que le contenu est déjà verrouillé par le copyright. Étonnant paradoxe d’une époque historique féconde en productions, mais avare quant à leur mise à disposition. Des suggestions pertinentes sont venues du public, comme de considérer par défaut tout document comme relevant du domaine public ou de renverser la charge de l’enquête (qui incomberait aux représentant⋅e⋅s des ayant-droits plutôt qu’aux institutions mettant les archives en consultation), mais elles ont rencontré des moues désolées des juristes à la tribune. Ces dernières ont néanmoins posé comme objectif commun le libre accès aux archives sonores – en téléchargement ou en streaming selon les droits et les usages.

Des moments plus centrés sur le son en tant que tel ont été proposés, avec notamment une présentation par David Hendy de sa série d’émissions sur la BBC, Noise, a human history (qui sera rediffusée prochainement sur BBC Radio 4 et qui est écoutable ici). L’occasion pour le professeur en médias et communication d’insister sur le fait que le son permet d’aborder l’histoire tout autrement, de la transformer en quelque chose de « subjectif », à la fois en terme de contenu (« Les documents écrits nous ramènent au centre du pouvoir. Les sons nous emmènent ailleurs. ») et en terme de forme (« Le son permet d’écrire une histoire immersive. »). David Hendy a par ailleurs précisé que les archives historiques du monde entier ne lui avaient finalement été utiles que sur une petite partie de cette histoire millénaire, et uniquement sur les tous derniers épisodes de sa série, les périodes précédentes ne disposant pas d’enregistrements sonores et impliquant des reconstitutions in situ, certaines disponibles en ligne. Il a également renversé la perspective, en rappelant que l’histoire se dit tout autant par celles et ceux que l’on rend silencieux/ses : esclaves africain⋅e⋅s interdit⋅e⋅s d’emporter leurs instruments (« La musique a traversé l’Atlantique comme un souvenir », pour se reconstituer sous une autre forme à l’arrivée), filles et femmes à qui l’étiquette commandait de se taire (« Les demoiselles sont faites pour être vues, pas entendues », professait un Guide to the Female Sex du XVIIe siècle).

Le musicien électronique et fondateur du Museum of Sound Matthew Herbert a quant à lui été invité à mixer en direct une heure durant les sons issus du fonds d’Europeana. Il a présenté le sampler comme « l’instrument de musique le plus important », permettant de contredire un certain ordre acoustique du monde : « La musique est partout aujourd’hui. On estime que sur 65 % de nos vies il y a une bande son. Et cette bande son dit toujours : “Bienvenue au restaurant ! Ici on est très cools ! Tout va très bien !”. Mais c’est faux, le monde ne va pas bien. » Et de mixer, pour dire autre chose du monde, des sons « pour la plupart enregistrés par accident », de la parole, de la musique, des insectes, des sons numériques, des bombes, une personne en train d’uriner. La session live, quoiqu’inégale, a été l’occasion d’entendre à quel point un ronronnement de chat pouvait bien se marier avec un discours radiophonique allemand des années 1930 ou 1940, et comment une antique machine à écrire offrait une splendide base rythmique. Prenant le contre-pied des archivistes, Matthew Herbert a revendiqué « l’expérience d’écoute » plutôt que la maîtrise du contexte, l’attention à la texture du son plutôt qu’au savoir le concernant : « Vouloir posséder toute la connaissance, c’est une démarche capitaliste. »

Après cette première journée qui donnait un aperçu plutôt vertigineux de tout ce qui est déjà disponible à la consultation et qui pointait les obstacles à surmonter pour parvenir à un véritable musée européen en ligne, l’on espère une prochaine édition davantage centrée sur l’écoute et disposant de temps de débat collectif plus conséquents.

 

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