Les légendes du podcast une fois évacuées (lire la 1ère partie), nous voilà arrivé·es au cœur du sujet : élaborer son histoire culturelle. Pourquoi culturelle ? D’abord, parce que la définition technique (le-podcast-c’est-du-son-en-RSS) ne suffit pas, elle craque de toutes parts. L’on peut militer, ô combien, pour que tous les sons du monde (comme toutes les connaissances et créations) se propagent librement, sans pour autant réduire des contenus à leur mode de diffusion et à une philosophie censément originelle. Ensuite, parce que les apports du podcast se situent ailleurs : dans ses voix, ses formats, ses hybridations, ce qui relève du son et ce qui lui échappe. Enfin, parce qu’il semble plus pertinent de construire une histoire commune que de renforcer les clôtures de chaque chapelle composant le microcosme sonore francophone. De parler non seulement de ce qui sépare, mais de ce qui réunit les radios libres, les sagas mp3, les plateaux entre ami·es, les séries audio, la radio de rattrapage, les sons unitaires, les webradios, les plateformes… En cinq mots comme en cent : du son sur le web. Comment il est arrivé là, depuis où et quelles formes il a pris, notamment en France.
En voici donc un récit, qui demeure néanmoins, en raison même de son foisonnement, parcellaire. Paradoxalement, le web relève beaucoup de l’histoire orale. Pour avoir accès à son passé, il faut fouiller dans les recoins cachés de mille sites (plaisir rare, quoiqu’assez inutile en l’occurrence, de rechercher le site de l’Internet Archive dans sa propre Machine à remonter le temps). Mais il s’agit tout autant, sinon davantage, de recueillir des paroles, des souvenirs de projets échoués, de mutations progressives, d’anciennes émotions, des manières de se situer hier et aujourd’hui. Merci, donc, aux voix multiples qui ont permis de remonter le temps : Béa, Walter Proof, Blast, Alexis Malbert, Nelly Flecher, Fabrice Lextrait, François TJP, Fanny Quément, David Christoffel, Sylvain Quément, Étienne Noiseau, pali meursault, Irène Omelianenko, John Lang, Olivier Minot, L.L. de Mars, Philippe de Jonckheere, EricW, koantig et RastaPopoulos. Les commentaires sont ouverts, où vous pouvez contribuer à cette mémoire collective.
La K7 mère
Un Archeotronics de 2015, par Alexis Malbert.
Et un « son trouvé » mis en ligne par le même en 2018 : « Journal intime d’une jeune accro au magnéto ».
La Reine du podcast, par Charlotte Bienaimé en 2014.
Me, Myself and Ipod de Jean-Yves Leloup, ACR, France Culture (2009)
Dans l’expérimentation radicale, le joyeux foutoir, le partage tous azimuts et l’indifférence assumée à toute mesure comme à toute fidélisation de son audience, l’artiste Alexis Malbert s’est ingénié, au début des années 2010, à diffuser Archeotronics, son émission audio d’« archéologie des médias », à chaque épisode sur un support différent : tantôt sur l’Internet Archive (un site d’archivage libre, visant à donner rien de moins qu’« un accès universel à l’ensemble de la connaissance »), tantôt sur un blog, tantôt sur des plateformes audio comme Mixcloud ou Soundcloud, tantôt chez un mastodonte vidéo comme Youtube1… Il offrait ainsi, sans nécessairement le formuler de cette manière, une sorte de maquette métaphorique, de microcosme in vivo, de ce que furent les origines du son sur le web : une myriade d’initiatives distinctes, peu soucieuses de communication ou d’efficacité, qui demandaient une démarche active des auditrices et auditeurs pour les dénicher. Aujourd’hui encore, dans une démarche utilitaire et non artistique, il arrive régulièrement que des créateurs et créatrices sonores, notamment indépendantes, diffusent simultanément leurs pièces sur un site dédié et sur une antenne associative2, sans que l’un des modes de diffusion ne préside à l’autre et, plus important encore, sans se revendiquer d’une culture propre à ces derniers, mais de tout autres pratiques : l’histoire orale, la littérature, le cinéma, la science, l’expérimentation sociale – le croisement, en somme, de mille chemins singuliers.
Alexis Malbert se trouve être, par ailleurs, un collectionneur passionné de cassettes audio contenant des « enregistrements uniques », glanées dans les vide-greniers : musiques captées à la volée lors de leur passage à la radio, conversations à table, ambiances de soirées, naissances, enfants, mixs de DJ dans un supermarché, radios du monde entier et tout ce qu’une personne en possession d’un magnétophone et d’une cassette vierge pouvait vouloir fixer des années 1970 aux années 1990. Si la plupart de ces cassettes relevaient selon lui du « journal intime » et n’étaient « pas destinées à la transmission », pouvaient également circuler de la main à la main des mixtapes (vente à la sauvette de morceaux commerciaux, mais aussi distribution de titres indépendants et compilations faites maison) ou des copies de programmes d’antennes nationales (une « radio de rattrapage » à l’ancienne). Charlotte Bienaimé a immortalisé pour Arte Radio ces usages précurseurs de la cassette. Dans Mémé Radio, elle transmettait la parole à sa grand-mère Adèle, qui a ainsi conservé ses souvenirs et sa voix pour ses petits-enfants. Dans un autre documentaire, malicieusement intitulé La reine du podcast, elle donnait à entendre la collection de programmes radiophoniques que Colette Bertin a passionnément amassée sur bande magnétique. Dans Me, Myself and Ipod, l’historien des musiques électroniques et DJ Jean-Yves Leloup retraçait, pour l’Atelier de création radiophonique de France Culture en 2009, cette filiation « de la K7 au mp3 ».
Hacking magnétique
Permettant de court-circuiter de façon artisanale aussi bien l’industrie musicale que la FM, la cassette enregistrable ouvrait largement la possibilité de l’autoconservation, mais aussi de l’autoproduction et l’autodiffusion de contenus sonores enregistrés. Dans les caves ou les greniers, des cassettes d’un autre type existaient en effet : les fausses émissions de radio. Walter Proof, également archéologue sonore et producteur prolifique d’émissions, chansons et autres webséries sur son blog l’Inaudible, a ainsi fait ses débuts sur bande magnétique : « Au lycée, dans les années 1970, je faisais des émissions sur cassette, seul ou avec un copain. Tous les podcasteurs de ces années-là ont commencé de cette manière. On s’inventait des stations de radio et on se les passait uniquement entre copains3. » À l’autre extrémité de l’âge d’or des cassettes, Olivier Minot, pilier de la Mégacombi de Radio Canut et notamment producteur pour Les pieds sur terre sur France Culture, s’est initié à la création radiophonique de façon comparable, au collège, en 1995. Une libre antenne par et pour des adolescent·es, dont il a extrait la substantifique moelle en 2011 pour Arte Radio : moqueries vis-à-vis de profs et d’autres collégien·nes, blagues sexuelles, reprises musicales, chronique mondaine des couples du moment… « On sortait une cassette tous les quinze jours. On la diffusait en deux exemplaires et les gens se les passaient lors de soirées pyjama ou les dupliquaient4. » Les tentatives de censure de cette aventure précurseuse du podcast par le corps enseignant échouèrent lamentablement – on n’arrête pas si facilement des pirates du broadcast. Subversion mise à part, certains collèges et lycées ont institué les premières radios scolaires de cette façon, enregistrant des cassettes ensuite diffusées au public d’élèves via les enceintes de l’établissement. Côté anglo-saxon et adulte, on pourra écouter Second Side Up, où David Waters donne à entendre l’émission éponyme produite pendant 40 ans par Mark Talbot sur cassettes, uniquement à destination de ses proches à l’époque5.
L’arrivée du CD-R (enregistrable), du mini-CD et du Minidisc en 1990 reprirent en partie les usages développés par la cassette vierge. « Au début des années 2000, un collectif bruxellois avait créé la Compilothèque, une collection ambulante de compilations sur CD-R. Tu les retrouvais dans un bar, tu pouvais emprunter une compile ou l’échanger contre une autre de ta fabrication. Bien sûr, la qualité artistique de la pochette faite maison faisait aussi partie de l’intérêt6. », se souvient Étienne Noiseau.
Le Wapx n°8 de L’Inaudible, le 7 mars 2015.
Animation, production, réalisation, stockage, numérisation, sélection, découpage, collage et mixage par Olivier Minot (2011).
Re:sound #252 Analog, par le Third Coast International Festival (2018).
On aurait néanmoins tort de ne faire remonter les racines du podcast que jusqu’aux cassettes, quoique leur bas coût ait de facto permis de démocratiser la captation sonore, les outils numériques renforçant cette ouverture plus tard. Avant elles, rappelle Alexis Malbert, ont notamment existé les « disques d’enregistrement direct », qui permettaient la gravure sur microsillon à domicile. Encore plus en amont, dans le domaine de la diffusion non enregistrée, de foisonnantes pratiques sans-filistes, radioamatrices puis cibistes, ont créé et alimenté, dès le début du 20ème siècle, une culture de la diffusion horizontale, affinitaire et autonome.
« Monétisation » à l’ancienne
La bonne vieille diffusion de masse n’était cependant pas de reste, qui initiait avec les vinyles puis les cassettes des usages qu’elle a ensuite développé bien davantage avec les supports CD puis numérique : la radio trouvait là un nouveau débouché commercial pour des programmes d’abord triés sur le volet, puis plus nombreux7. Dès les années 1950, la Radio-Télévision Française (RTF) éditait ainsi sous forme de vinyles des discours présidentiels ou papaux aussi bien que de la création radiophonique8. En Grande-Bretagne, indique l’universitaire Fanny Quément, « l’exemple incontournable est celui de la pièce radiophonique de Dylan Thomas, Under Milk Wood, commandée et diffusée par la BBC en 1954 et transformée en LP [vinyle] par Argo » la même année9. Dans la préhistoire du flux RSS, l’idée de proposer un feuilleton à la ré-écoute fut notamment popularisée par la série Signé Furax, de Pierre Dac et Francis Blanche, à savoir : 1034 épisodes d’abord diffusés sur la Chaîne parisienne de la Radio-Télévision Française en 1951–1952, puis sur Europe 1 entre 1956 et 1960, et qui furent édités sur cassettes par la société Ofredia dans les années 198010.
Une « comédie musicale » du Crédit Agricole sur vinyle.
La chaîne Youtube de François Pérusse.
Les podcasts de brand content (des campagnes promotionnelles présentées comme des contenus éditoriaux) récemment lancés par Binge Audio11 trouvent quant à eux un précédent dans les cassettes (et auparavant les vinyles) publicitaires distribuées gratuitement à la même époque : « Des compagnies d’assurance ou des compagnies aériennes produisaient des cassettes montées comme des documentaires audio, avec des jingles, des animateurs, des intermèdes musicaux12. » Les années 1980 virent ainsi la naissance de deux Jet FM : la vraie radio associative nantaise de qualité et l’antenne fictive d’une société de transport par avion.
Au cours de cette décennie et de la suivante, les cassettes du commerce cohabitèrent avec les CD. Le polar radiophonique hebdomadaire des années 1950-60 sur Paris Inter puis France Inter, Les Maîtres du mystère, fut ainsi ré-édité par l’INA sur livre-cassette une quarantaine d’années plus tard13, tandis que Les deux minutes du peuple, une série de capsules humoristiques produites par François Pérusse pour la radio québecoise CKOI-FM, sortaient sur CD alors même que leur diffusion se poursuivait sur les antennes canadiennes puis françaises. Il fut ensuite possible de commander des émissions spécifiques sur cassette ou CD à certaines radios – une pratique toujours maintenue, à moindre prix, par l’antenne associative Radio Zinzine, l’usage du podcast demeurant parfois difficile pour des raisons sociales et culturelles aussi bien que techniques. Enfin, à la toute fin du 20ème siècle, comme nous l’avons vu, certaines rediffusions numériques de programmes radiophoniques étatsuniens devenaient accessibles moyennant paiement sur le site d’Audible, suivant ce principe de rediffusion commerciale d’émissions choisies.
Premiers frémissements audio sur le web
L’accès du grand public à Internet dans les années 1990 ne représenta pas une soudaine déferlante de sons en ligne, dans la sphère francophone du moins. D’abord, ni le matériel informatique ni la bande passante de l’époque ne facilitaient le téléchargement et l’écoute : « Les données étaient trop chères pour mettre de l’audio en ligne à l’époque et cela a joué un rôle dans le développement très lent du son sur le web en France. Sans compter qu’en 1995, il n’y avait rien en français sur le web14. », se remémore John Lang alias Pen of Chaos, créateur en 2000 de ce qui fut identifié ensuite comme l’une des premières sagas mp3 françaises, Le Donjon de Naheulbeuk. Blast, « papa de la sagasphère »15 et co-animateur de l’émission d’« audionumérique expliqué aux personnes âgées » Les Sondiers, renchérit : « Je n’ai commencé à écouter du podcast qu’assez tard, dans les années 2000, notamment du fait que le web francophone s’est développé erratiquement. Il a fallu attendre 1999 pour que les premiers sites personnels arrivent avec l’espace web gratuit fourni par l’abonnement à Free16. » La connexion à domicile se mettait en effet encore en place – elle ne se généraliserait, en France, qu’au tournant du siècle. Et encore, se souvient le trentenaire François TJP, créateur de sagas mp3 : « J’ai eu Internet chez moi en 1999, mais au début des années 2000, on avait acheté une clef USB pour télécharger les épisodes du Donjon de Naheulbeuk sur le réseau plus rapide de la fac17. » La bloggueuse et podcastrice de la première heure Loula Noname mettait déjà les points sur les i en 2011 : « En 2001 Youtube et Dailymotion n’existaient pas encore et s’échanger des audios ou des vidéos de quelques minutes nous prenait facilement des heures18!!! » Pour finir, la fabrication du son lui-même ne se montrait pas aussi accessible qu’aujourd’hui, loin s’en faut. John Lang dut « bidouiller avec des potes » afin de pouvoir produire la musique de ses épisodes en 2000 : « Pour obtenir du son propre avant 2005, il fallait débourser beaucoup. » Audacity existait mais n’était pas connue ; Garageband n’arriverait que six ans plus tard. Bref, le web de masse français, à ses débuts, ne fut pas un paradis acoustique : le son demeurait rare et coûteux.
Du côté anglophone et germanophone, en revanche, le son avait investi le web plus tôt. L’informaticien étatsunien Carl Malamud revendique avoir créé en 1993 la toute première webradio, l’Internet Talk Radio, laquelle proposait des entretiens avec des personnalités autour des technologies, à l’instar de cette « Histoire radiophonique du téléphone ». La webradio conclut même un bref partenariat avec Radio France Internationale (RFI), qui aboutit à la mise en ligne de ce qui représente certainement les tous premiers podcasts francophones : trente fichiers de son émission Parler au quotidien datant de 1994 et offrant en 4 minutes des chroniques à deux voix sur des tournures de la langue française (si vous voulez davantage d’archives, un grand choix de retranscriptions « inofficielles » demeure disponible, Parler au quotidien ayant commencé en 1986 et s’étant poursuivie jusque dans les années 2000). Kunstradio, l’émission d’art radiophonique du service public autrichien ÖRF, a quant à elle commencé à proposer de premières archives à compter de 1995, mettant ultérieurement en ligne des émissions plus anciennes.
Hacking numérique
Rapidement, arrivèrent par ailleurs des programmes qui trouvaient sur le web un moyen de s’affranchir de limitations explicites ou implicites à la liberté d’expression sur la FM. En 1996, aux États-Unis, la plateforme radiophonique A-Infos, toujours active, était créée par un regroupement de médias communautaires, de journalistes de radios libres et de cyberactivistes qui entendaient ainsi favoriser « les communications démocratiques dans le monde entier » et s’opposer à des formes de censure institutionnelle et commerciale dans le réseau étatsunien de radios indépendantes Pacifica19 : « Nous représentons une alternative aux médias privés ou étatiques qui ne soutiennent pas les luttes pour la liberté, la justice et la paix, et qui ne permettent pas non plus la libre expression de la créativité20. » Deux ans avant qu’Audible ne vende les retransmissions de certains programmes radiophoniques étatsuniens triés sur le volet, donc, un service d’hébergement libre et gratuit d’archives radiophoniques socialement et politiquement engagées se mettait ainsi en place.
Le 3 décembre 1996, la diffusion hertzienne d’une station serbe d’informations indépendantes, B92, fut coupée sur ordre de Slobodan Milosevic parce qu’elle soutenait les manifestations étudiantes à Belgrade. La radio décida aussitôt de continuer à émettre sur le web21. Après son retour sur la bande FM de Belgrade, B92 conserva son streaming et participa au développement du webcast (littéralement la « diffusion en réseau », en fait « sur Internet ») ou narrowcast (la « diffusion réduite » voire « concentrée »), ainsi désignés par opposition au broadcast (« diffusion de masse »). En 1997, notamment, naquit le réseau Xchange à l’initiative des artistes lettons du groupe E-Lab en lien avec d’autres webradios – à l’époque nommées net.radios – dans le monde. Une belle et déjà foisonnante visualisation de ces projets pionniers est disponible en ligne. En 1998, une première rencontre internationale de ces « net.radios » expérimentales se tint à Berlin22. Une logique de diffusion souple par et pour les minorités poursuivie aujourd’hui par les auto-médias et autres radios de lutte, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (qui pirate la FM et émet en streaming) aux camps de réfugié·es.
« Les mots du Canard « , de Parler au quotidien (RFI via l’Internet Talk Radio, 1994).
« William Burroughs, The word is an organism », extrait de Radioradio de Sergio Messina, Kunstradio (2016)
Archive sur A-Infos de la People’s Tribune Radio, une émission communiste, avec Howard Zinn (1999) [lien mp3 direct].
Enregistrement d’une session de net.radio expérimentale du réseau Xchange le 17 mars 1998.
Entretien de Radio NoTAV sur Radio Klaxon (2017).
« Artifact » de John Hudak, posté sur Turbulence.org en juin 1997 : montage de sons et d’images glanés sur le web.
« Bruce Lee » de Cawa Sorix, sur le site initial de T.A.P.I.N. [lien mp3 direct]. Et bon anniversaire :) !
Radicalités artistiques
Cet activisme du web des années 1990 se revendiquait tout autant de l’art que d’un engagement pour la liberté d’expression et de circulation des connaissances, les deux démarches se trouvant intrinsèquement mêlées : radicalité de la parole et de la forme aussi bien que, pour l’époque, du support. En 1996, l’organisation New Radio and Performing Arts, fondée par l’artiste sonore Helen Thorington, inaugura le site Turbulence.org, qui commanda jusqu’en 2016 et expose toujours des œuvres de net art et multimedia. Peu de temps après Thorington mit de premiers extraits d’œuvres radiophoniques sur le site de la New American Radio, l’émission de création radiophonique qu’elle avait créé avec Regine Beyer. En 1997 aux États-Unis, le poète Kenneth Goldsmith publiait en ligne des poèmes sonores sur Ubuweb (il passerait bientôt d’ubuweb.com à ubu.com), qui deviendrait un portail majeur de ressources sur les avant-gardes artistiques. Autre initiative artistique précurseuse : celle du Terrier, regroupant dès 1997 des travaux d’écrivain·es, musicien·nes, plasticien·nes ou graphistes, avec, bientôt des sélections de lectures publiques ou samples de ses membres. En France, en 1998, un autre poète, français cette fois, Julien d’Abrigeon créait T.A.P.I.N. (« Toute Action de Poésie Inadmissible sur le NET »), qui proposait une collection de poèmes « hors du livre » (action, sonore, visuelle, cinétique, concrète). Ces quatre portails (parmi bien d’autres) existent toujours aujourd’hui – et ils demeurent à contre-courant, mais cette fois de ce qu’est devenu le web dominant, un espace d’algorithmes prédateurs et de contenus aussi vite produits que consommés.
Les netlabels, des distributeurs mettant librement à disposition leurs albums numériques sur le web, firent également leur apparition dans ces dernières années du XXe siècle23, à la faveur d’une large dissémination du format propriétaire mp324, créé en 1993. La Netlabel Archive a préservé des antiquités de 1995 (Five Musicians), 1996 (Monotonik) ou 1997 (CutOff et Voodoo). L’année 1998 vit le lancement en Allemagne de Tonspion, l’un des premiers gros blogs mp3 recensant et critiquant les morceaux disponibles, légalement ou non, sur Internet. Une pratique avec laquelle renoua, avec beaucoup d’humour, le blog Variété Underground entre 2011 et 2014, un petit comité de bloggeurs musicaux25 s’y réunissant pour mettre en ligne une sélection de « 45 tours bizarres ».
amon, « droids killed my audio », netlabel Milk, 1999.
Un amateurisme radiophonique très professionnel
Dans cette fin du 20ème siècle, émergèrent des émissions d’un nouveau type sur les radios locales françaises, qui marquèrent la transition vers des formes inédites de production et de circulation du son. Depuis le début des années 1990, les radios associatives non-commerciales s’échangeaient des programmes à travers, notamment, leur affiliation à la Férarock (promotion de la musique rock) ou à l’Epra (lutte contre les discriminations), entérinant ainsi une conception institutionnalisée de la radio comme grille composée de briques modulaires. À la faveur de cette professionnalisation d’une pratique amatrice, néanmoins, l’on vit arriver des œuvres inhabituelles, comme cette « série radio » qui annonçait les futures sagas mp3 : Le Routard galactique de Nicolas Botti. Comme il l’indiquait lui-même sur le site où il l’a mise en écoute : « Réalisée par un apprenti metteur en ondes, votre serviteur, cette adaptation [en français] des douze épisodes de la série culte de [BBC] Radio 4 The Hitchhiker’s guide to the galaxy [de Douglas Adams en 1978] a nécessité environ six mois de studio, trois cent effets sonores, et une quinzaine de comédiens. La série a été diffusée à un rythme hebdomadaire à partir de novembre 1995 sur une radio brestoise Fréquence Mutine. »
À la fin de la décennie, apparurent également les contenus sans port d’attache, réalisés avec un grand soin (« très produits », dirait-on dans le jargon), de façon hebdomadaire ou mensuelle, en dehors de tout circuit officiel. L’un des plus anciens de ces programmes est sans doute H1000, sous-titré Écoute la montagne elle te parle. Réalisée par le guide de montagne Patrick Avakian, l’émission propose depuis 1997 « un paysage sonore où se mêlent les sons des grands espaces montagnards et les impressions des personnages qui le traversent » et trouve aujourd’hui sa place sur une vingtaine de stations. Côté musique, on citera The Brain, un mix musical « rétrofuturiste et futurorétriste »26 conçu depuis 1999 par Eva Lebrain et Pascal Lebrain et diffusé jusqu’au Canada ou en Pologne. Plusieurs années plus tard, arriveront notamment le melting-pot de « musiques imaginogènes » Solénoïde ou Le Labo des savoirs, « le balado qui fait aimer la science ». Même diffusées sur la FM, dans un format d’une heure adapté aux grilles radiophoniques27 et, pour certaines, non podcastables, ces démarches annonçaient l’émergence d’une importante variété de productions autonomes, élaborées de façon amatrice, avec une grande qualité éditoriale et formelle, et centrées sur un individu ou une équipe plutôt que sur un média associatif local. La production et la diffusion se spécialisaient, la première se trouvant dès lors conçue comme un contenu livré clés en main et la seconde uniquement comme un service technique. Le développement d’Internet amplifia ensuite les échanges de programmes entre radios associatives, soit de façon coordonnée (par exemple avec la mise en place par six radios locales belges de la plateforme privée Radioswap en 2002), soit en fonction de la couleur politique ou musicale de chaque antenne : les pastilles politico-ironiques de Polémix et la Voix off (produites sur Radio Béton) circulèrent ainsi beaucoup, ainsi que, plus récemment, des émissions comme l’Égrégore (Radio Primitive) ou Mégacombi (Radio Canut), qui vient de tirer sa révérence.
« Le chant de glace », extrait d’H1000 en 2016.
Emission The Brain d’octobre 2002.
« Tous les tizenfants » par Polemix et la Voix off le 8 mai 2006 [lien mp3 direct].
Mégacombi s’est euthanasiée le 28 juin 2018. Salut les artistes !
Matrick (la matruc), épisode 1, par Mitch_DSM.
La sagasphère : le réveil de la force
Au tournant du 21ème siècle, des productions radiophoniques sans radio arrivèrent. Non seulement autoproduites, elles furent aussi entièrement autodiffusées sur des sites dédiés, sans plan médias et pour le seul plaisir d’inventer et de partager. À l’été 2000, Mitch_DSM aka Michaël Mambole créa ainsi le « feuilleton audio » Matrick (la matruc), une reprise française du film Matrix, uniquement sonore et de plus en plus libre au fil des épisodes. Et en septembre de la même année, venait le tour de l’incontournable Donjon de Naheulbeuk, une parodie de jeu de rôle faisant un usage abondant des voix numériquement contrefaites que Les deux minutes du peuple avaient mises au goût du jour. John Lang, son auteur, devint néanmoins l’un des premiers – et toujours très rares – producteurs de son sur le web à vivre de son travail, déclinant pour ce faire l’univers du Donjon sous de multiples formes : roman, bande-dessinée, jeu de plateau, jeu vidéo, concerts. Ces deux références sont considérées comme les pionnières de la sagasphère, une communauté de producteurs (surtout) et productrices de « sagas mp3 », des fictions autoproduites et autodiffusées sur le web. En 2002, suivrait notamment le collectif Le démon du rire, porté par Durendal, 14 ans à l’époque et qui avait lui aussi connu son époque « fausse émission de radio sur K7 ». La sagasphère se structura très tôt : « Deux étapes indispensables seront passées grâce à Knarf, créateur de la saga Les Aventuriers du Survivaure et ingénieur son de son état. », écrivit un ancien chroniqueur de sagas dans son Nid de Johnny, « Premièrement, il va mettre en ligne en 2003 de nombreux tutoriels pour aider de jeunes créateurs à maîtriser plus facilement les logiciels de son et de montage (même s’ils ont pu apparaître comme compliqué) et il va permettre aux créateurs de référencer leur saga dans une liste qui même si elle reste très incomplète à le mérite d’amener souvent aux sagas essentielles28. » Vieille habitude française, aucun lien ou presque ne s’établit à l’époque entre la sagasphère, la création sonore, les radios associatives et le podcast indépendant qui n’allait pas tarder à émerger.
Intermède sonore
Histoire de bien digérer cette deuxième avalanche de liens
et préparer vos oreilles à la troisième et dernière, mardi prochain,
allez donc re-vérifier dans
si oui ou non le podcast a enfin réussi à tuer la radio :
À lire ou écouter sur Syntone :
- La 1ère partie de cette histoire du podcast : « Faire table rase ? » et la 3e : « Des cabanes aux immeubles ».
- Sur la sagasphère : « La planète où la fiction sonore était reine » et « Petit guide subjectif de la sagasphère »
- Sur Le Guide du voyageur galactique : « Quand une comédie galactique réinventait la fiction radio »
- Sur Helen Thorington et la New Radio And Performing Arts : La Revue des podcasts #7
- Sur la Mégacombi de Radio Canut : « On est tous en chantier de quelque chose »
Notes :
1 Entretien avec Alexis Malbert le 10 avril 2018. Les citations qui suivent dans le paragraphe sont issues de cet entretien. Consulter alexismalbert.com, archeotronics.blogspot.fr ou encore discuts.blogspot.fr pour écouter ces archives éclatées. 2 Évoquons par exemple Cinépolis, Toxcity ou Rock Against Police. 3 Entretien avec Walter Proof le 5 mai 2018. 4 Entretien avec Olivier Minot le 10 avril 2018. 5 Le documentaire a été produit pour l’émission Between the Ears de BBC Radio 3 en 2017, puis sélectionné par le Third Coast International Festival. 6 Email d’Étienne Noiseau le 2 juillet 2018. 7 Si l’échange économique était plus flagrant lorsqu’il s’agissait d’acheter un vinyle, une cassette ou un CD, on aurait de fait tort de considérer le podcast comme non commercial en soi. Il l’est lorsque ses productrices et producteurs (radios associatives, amateurs et amatrices, collectifs indépendants) en décident ainsi. En revanche, pour d’autres acteurs, le but lucratif de la diffusion de podcasts est explicite : ces derniers génèrent du revenu par l’enregistrement en public, la publicité, les partenariats, le brand content, la commercialisation de données personnelles… Bref, la gratuité en bout de chaîne ne signifie pas du tout la même chose selon qu’elle émane de la première sphère de production ou de la seconde. 8 Voir les quelques vinyles recensés dans la base du commerçant Discogs, par exemple OTAN – NATO (1957), Jean XXIII ami de la France (1959) et Dix ans d’essais radiophoniques, du Studio au Club d’essai : 1942-1952 (1953). 9 Email de Fanny Quément le 23 juin 2018. Cette première version d’Under Milk Wood, avec Richard Burton dans le rôle principal, est en écoute ici. Voir également son article « Poèmes arrangés », dans la revue Audimat n°9, tout juste parue, où elle évoque l’édition vinyle de La Ralentie, un poème d’Henri Michaux d’abord diffusé dans le Club d’Essai de la Radiodiffusion Française en 1953. 10 Forum de fans de Signé Furax sur un blog consacré au feuilleton. 11 Voir « Binge Audio Creative, au service des marques » sur le site du label (vu le 23 juin 2018). 12 Entretien avec A. Malbert, op. cit.. 13 Email de Sylvain Quément le 23 juin 2018. 14 Entretien avec John Lang le 19 avril 2018. 15 Selon l’expression de François TJP. Pour la sagasphère, voir tout de suite ici ou patienter le temps de quelques lignes. 16 Entretien avec Blast le 18 avril 2018. 17 Entretien avec François TJP le 14 avril 2018. 18 Loula Noname, « Comment tout a commencé », 1er juillet 2011. 19 Voir Ted M. Coopman, « Hardware Handshake: Listserv forms Backbone of National Free Radio Network », non daté, Rogue Radio Research. 20 Présentation du projet sur http://www.radio4all.net/index.php/about/ (vu le 29 juin 2018). 21 Geert Lovink dans « Principles of Streaming Sovereignty », non daté. 22 Les participantes étaient Pararadio (Budapest), Radio Ozone (Riga), Radioqualia (Sydney), Backspace Radio (Londres), Goethe House (Tokyo), KunstRadio (Vienne), Radio Student (Ljubljana), B92 (Belgrade), Freies Radio (Kassel), mikro e.V. (Berlin), convex tv. (Berlin), XLR (Berlin), Radio Internationale Stadt (Berlin). 23 Pour des ressources écrites sur l’histoire de la musique sur le web, voir notamment http://netlabels.org/history/. 24 Lire à ce propos le passionnant essai de Jonathan Sterne, MP3 : économie politique de la compression, La Rue musicale, 2018. 25 On y retrouvait, sans surprise, l’archéologue sonore Alexis Malbert (Discuts), mais aussi DrDisco, Pipocolor, A La Piscine, Ping Pong Junior, WaaterproOf, sinequapop, frog’n’roll, Sacha Di Manolo, DJ No Breakfast, Barbatrax, Mario Cavallero Jr et Tabayo Yatukishi. 26 Marie Lechner, « Rencontre avec le cerveau », Libération, 26 mars 2010. 27 On aurait tort, cependant, de considérer cette contrainte comme indépassable : sur bon nombre d’antennes associatives, les émissions d’une heure prennent régulièrement la liberté de faire 48 minutes, 1h03 ou 1h14. Certaines antennes, comme l’Eko des Garrigues ou Canal Sud maintiennent même de longues plages volontairement libres, pour pouvoir y programmer des sons d’une durée indéfinie. 28 Johnny, « La sagasphère d’hier, d’aujourd’hui et de demain », 30 septembre 2009.