Savez-vous pourquoi Phaune Radio affiche dans son historique antenne les 42 derniers titres diffusés ? Pourquoi vos ami⋅e⋅s geek sourient d’un air entendu et presque tendre à l’évocation de ce nombre ? Pourquoi divers logiciels, du tableur d’OpenOffice aux hôtesses virtuelles, lorsqu’on leur demande « la réponse à la vie, l’univers et le reste », répondent invariablement « 42 » ? À cause d’une fiction radiophonique. On craignait que le genre ne soit passé de mode, on le découvre au cœur de l’ordre numérique du monde.
En 1978, BBC Radio 4 commence la diffusion de douze épisodes de 25 minutes d’un feuilleton science-fictionnesque déjanté, The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy (« Le Guide du voyageur galactique »), plus tard abrégé en H2G2. Son auteur, Douglas Adams, a fait ses classes comme inventeur de sketches et figurant pour la série télévisée qui symbolisera à elle seule l’humour anglais, l’immense, l’incontournable, la parfaitement absurde Monty Python’s Flying Circus. On retrouve le même esprit dans H2G2 : une écriture jubilatoire, des dialogues savoureux, un art du wit et du nonsense1 confinant à la métaphysique.
OK, mais de quoi ça parle exactement ?
… demandaient les gens de la BBC à Douglas Adams lorsqu’il défendait son projet2. C’est simple : alors qu’Arthur Dent tente d’empêcher que sa maison ne soit détruite pour faire place à une autoroute, la Terre est détruite par les Vogons pour faire place à une autoroute spatiale. Heureusement, il a tout juste le temps de sauter clandestinement dans un vaisseau vogon grâce à son ami Ford Prefect qui, sous son déguisement très réaliste de comédien au chômage, s’avère être un enquêteur chargé de mettre à jour le meilleur livre de l’univers, Le Guide du voyageur galactique, dont la couverture « porte en grandes lettres amicales les mots : “Pas de panique” ». C’est donc l’histoire de ce livre, l’histoire d’Arthur et Ford dans l’espace, l’histoire de la galaxie et l’histoire de la réponse à la vie, l’univers et le reste (ou plutôt l’histoire de la recherche de la question à cette réponse), entre autres choses. La narration s’articule autour d’extraits du Guide, ce qui permet de naviguer dans les milliards d’années temporelles et les milliards d’années lumière dans un sens ou dans l’autre, et de savoir encore où l’on se trouve.
On croise là des robots ayant du bagout et des personnalités variées, qui dépressive, qui extatique ; des ascenseurs qui en ont marre de leur condition d’ascenseurs et décident de négocier avec leurs occupant⋅e⋅s s’ils montent ou descendent ; une planète où la forme d’intelligence la plus développée sont les matelas ; un président du Gouvernement galactique impérial dont le rôle est de divertir les administré⋅e⋅s de ceux qui détiennent véritablement le pouvoir ; une espèce de méchants parfaitement horribles, les Vogons, dont le plus grand plaisir est d’obéir à la bureaucratie ; de la poésie si atroce qu’elle produit des hémorragies internes ; un syndicat des philosophes et penseurs professionnels soucieux de contrecarrer l’influence des ordinateurs ; et, donc, la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste, trouvée par le super-ordinateur Pensées Profondes après quelques milliards d’années de calcul : « 42 »… Bref, un récit légendaire parfaitement absurde – et par là-même, une délicieuse satire du monde tel qu’il va, composée à une époque, la fin des années 1970, où les intelligences artificielles s’affirmaient de plus en plus dans la vie quotidienne. Douglas Adams tourne merveilleusement en dérision nos grands espoirs techniques et nos petits travers émotionnels, et vice versa.
La série trouve un succès très rapide auprès du public. Il faut dire, aussi, que le texte est porté par une excellente interprétation et par une mise en sons qui change les oreilles britanniques des fictions radiophoniques à l’ancienne.
À l’occasion de la publication du scénario original, Douglas Adams explique : « Alors que depuis dix ans déjà Sgt. Pepper avait révolutionné la façon dont le milieu du rock pensait la fabrication du son, il me semblait, en écoutant les comédies radiophoniques de l’époque, que nous en étions restés à “porte qui claque A”, “porte qui claque B”, “bruits de pas sur des graviers” et, à l’occasion, un “boing comique”. On ne pouvait pas vraiment incriminer le manque d’imagination, mais plutôt l’inquiétude parfaitement raisonnable qu’une trop grande complaisance envers les effets sonores risque fort d’aboutir à un agaçant gloubi-boulga qui détourne d’un scénario solide et peine à habiller un scénario faible. » Et d’ajouter:
Je voulais que le Guide du Voyageur sonne comme un album de rock. Je voulais que les voix, les effets, la musique, soient orchestrés de façon impeccable afin de créer l’image cohérente d’un univers totalement différent3.
Adams obtient un enregistrement sans public et en stéréo, alors que les comédies étaient jusque là cantonnées au mono (il est vrai suffisant pour une porte qui claque). Le BBC Radiophonic Workshop est chargé de transformer en effets spéciaux les nombreuses indications d’Adams dans le script, par exemple : « pistolet laser avec un son vraiment très méchant » ou « l’univers disparaît dans un grognement puissant » ou encore « une fois que l’air aura été trouvé, la musique devra être jouée sur un synthétiseur avec beaucoup de réverbération pendant que les deux millions de robots chantent très précisément une quinte diminuée dissonante. Ça donnera un son plus horrible que tout ce que vous pouvez imaginer. » Plusieurs de ces effets seront ensuite inclus dans une compilation de la chaîne sur les meilleures trouvailles de l’atelier.
Quant aux acteurs/trices, certain⋅e⋅s doivent également se plier à une modernisation inattendue de leur travail, qui se manifeste sous forme de placards. Le producteur, Geoffrey Perkins, s’en souvient avec délectation : « Les voix de tous les robots, ordinateurs, Vogons et autres créatures étaient traitées après les enregistrements, donc il était nécessaire de les séparer des autres acteurs, et cela s’est fait en les mettant dans des placards. Au fil de la série, divers acteurs vieillissants et distingués ont ainsi été enfermés à contre-cœur dans des placards et n’ont pu communiquer avec les autres acteurs que par casques interposés. Parfois nous finissions par les oublier et longtemps après que leurs scènes soient passées, nous entendions une voix gémissante dans la régie : “Est-ce que je peux sortir maintenant ?” » 4. Le mini-site dédié de la BBC regorge d’anecdotes sur la fabrication et le tournage, devenus tout aussi légendaires.
Quatre autres séries d’épisodes suivront, mais aussi une adaptation par l’auteur lui-même en roman, et avec sa participation, au théâtre, en jeu vidéo et en série télé – puis, après sa mort, en film. Une fiction sonore culte, donc, même si elle semble restée en France réservée à quelques communautés spécialisées, geek, SF ou radio. D’abord, fatalement, parce qu’une certaine familiarité avec l’anglais est indispensable pour apprécier pleinement les douze épisodes originaux, qu’on glanera ici ou là. Mais peut-être aussi, si l’on en croit Nicolas Botti, grand fan d’H2G2 et promoteur de l’humour anglais dans l’hexagone, en raison d’une mauvaise traduction des romans en français, qui coupa court à tout engouement potentiel. Nicolas Botti entreprit donc en 1995 de mettre en ondes une version radiophonique en français du Voyageur galactique, réalisée avec le concours du Centre de Création Musicale de Brest, diffusée sur l’antenne associative de Fréquence mutine et écoutable en ligne. Avec des moyens bien moindres que l’original, ce qui se ressent dans l’interprétation comme dans l’habillage, cette VF a le mérite de proposer une traduction respectueuse de l’esprit d’Adams et de permettre d’approcher la version anglaise avec moins d’intimidation. Elle a également été précurseuse du phénomène des sagas mp3 qui a éclos en France dans les années 2000. Mais ça, c’est une autre histoire, dont Syntone parlera très prochainement5. D’ici-là, un dernier conseil pour la route :
Notes :
1 Si l’on voulait se hasarder à traduire ces spécificités de l’humour anglais, on dirait platement qu’il y a là « de l’esprit » et « de l’absurde ». 2 Introduction de Douglas Adams in Douglas Adams, The Original Hitchhiker Radio Scripts, Harmony Books, New York, 1985, p.14 (ma traduction). 3Introduction de Douglas Adams, ibid. 4 Introduction de Geoffrey Perkins in Adams, ibid., p.8. 5 Rendez-vous dans le premier Carnet de Syntone en mars, et un peu plus tard sur ce site.