le rossignol !
mes mains au-dessus de l’évier
s’interrompent
– Chigetsu ni
En écoutant – voire en réalisant – des enregistrements animaliers et paysagers, l’on espère peut-être trouver une échappatoire, même momentanée, à la société technicienne1. Ce serait oublier, néanmoins, que ces sons eux-mêmes ont une histoire, extrêmement brève comparée à celle de leurs objets, et qu’ils dépendent étroitement de l’évolution des technologies aussi bien que des sociétés. Retour sur 130 ans de prises de sons naturels, depuis les concerts de volatiles captifs jusqu’aux tentatives de préserver le vivant dans toute sa diversité biologique et sonore.
Julian May, « Ludwig Koch and the Music of Nature », 28 octobre 2017, BBC Radio 4
Thomas Edison et Charles Batchelor, « Metropolitan Elevated Railroad from 40 feet away », septembre 1878.
La première captation naturaliste connue et conservée fut réalisée par un enfant juif allemand en 1889. Le jeune violoniste Ludwig Koch, alors âgé de huit ans, venait de recevoir de son père un phonographe d’Edison ainsi qu’une boîte de cylindres, et entreprit d’inscrire sur l’un d’eux le chant de son passereau en cage (un Shama). Sa famille, férue de musique classique, entretenait à domicile pas moins de soixante-huit animaux (volatiles, reptiles et singes), avec lesquels il put former ses talents de naturaliste et de preneur de son. Les enregistrements animaliers dans le premier tiers du 20ème siècle suivirent le même modèle : ils portèrent principalement sur des chants d’oiseaux2, prenaient soin d’« isoler le chanteur »3 (enfermé ou extrait d’un contexte naturel plus large) et étaient réalisés pour le plaisir d’une écoute musicale. Nous retrouverons Koch plus tard, lorsqu’il développera une carrière professionnelle en Allemagne d’abord puis, le nazisme le contraignant à l’exil, en Grande-Bretagne. Contentons-nous pour l’instant d’observer que la prise de son animalière relevait, en ses tous débuts, du studio improvisé plutôt que de la captation en extérieur, le field recording. Ce dernier, contre toute idée reçue, commença par un enregistrement du métro aérien newyorkais (par Thomas Edison et Charles Batchelor en 1878)4 et fut ensuite développé par des ethnologues désireux de collecter le langage, la culture et la musique des peuples premiers (Jesse Walter Fewkes débutant par les Passamaquoddy en 1890)5. L’histoire de l’enregistrement s’intéressa donc d’abord à ce que l’on finira par qualifier de « pollution sonore », à une nature domestiquée et aux sociétés humaines, avant de s’illustrer, bien plus tardivement, dans la quête du son sauvage, non urbain, non humain.
Si le photographe animalier britannique Cherry Kearton réalisa les premiers enregistrements d’oiseaux en liberté en 1900 (le chant d’un rossignol et quelques phrases d’une grive musicienne), les captations aviaires ne prirent vraiment leur essor qu’à partir de 1910, à la faveur de la commercialisation, par la branche allemande de la Gramophone Company, d’un premier disque : Actual Bird Record Made by a Captive Nightingale (« l’enregistrement véridique d’un chant d’oiseau fait par un rossignol en cage »). Le volatile faisait partie de la collection personnelle d’un Allemand de Brême, Karl Reich, lequel organisait des tournées de concerts de ses vocalistes en captivité6. À partir de 1911, Reich entraîna des canaris, appréciés pour leurs capacités d’imitation, à chanter comme des rossignols, dont il considérait le chant comme supérieur. Il employait pour ce faire non seulement ses volatiles comme enseignant·es, mais également ses propres disques, ainsi érigés au rang de supports d’apprentissage d’une langue étrangère7. La légende dit même qu’il avait appris à l’un de ses rossignols à s’installer dans le cornet du gramophone afin de pouvoir en tirer l’enregistrement le plus propre possible8. Une « fidélité » nécessairement toute relative pour fixer une musique dont il ne restait plus grand-chose de naturel.
Dans les années 1920 et 1930, les concerts d’oiseaux en compagnie d’interprètes humain·es connurent un succès certain. Aux États-Unis, un spectacle de variétés mettait par exemple en scène la violoniste Lorraine Evon et son « oiseau doré », un canari9. Le lundi 19 mai 1924 à 22h45, en Grande Bretagne, la BBC raccourcit sa retransmission habituelle de l’orchestre du Savoy pour laisser place à un nouveau programme en direct, dont la popularité fut telle qu’il se vit reconduire la semaine suivante, puis chaque mois de mai pendant une dizaine d’années : un duo violoncelle – rossignol. Beatrice Harrison, qui pratiquait l’instrument tard le soir dans son jardin, se voyait régulièrement accompagnée par des rossignols, qui paraissaient répondre à son instrument. Ayant depuis peu ses entrées à la BBC pour y avoir donné un concert, elle convainquit, non sans mal, son directeur général, John Reith, de diffuser pour la première fois un concert en plein air et en direct. Un micro Marconi-Sykes dernier cri fut donc installé sous un arbre de sa propriété familiale dans le Surrey, ainsi qu’une douzaine d’accumulateurs et un amplificateur dans un petit abri champêtre. Le téléphone de la maison servit à envoyer le son jusqu’aux studios de la BBC. Harrison joua Elgar, Dvorak et un hymne irlandais durant un quart d’heure sans réponse, après quoi les rossignols consentirent, à son grand soulagement, à se joindre à son violoncelle. Incidemment, nous trouvons dans la description de l’évènement une rare occurrence de la diffusion d’animaux autres que des volatiles, mais considérés à l’époque comme du bruit : « Le nouveau microphone était si sensible qu’il captait des sons que les techniciens ne comprirent pas. Ils finirent par découvrir que ces sons venaient d’insectes bourdonnant, d’écureuils, ainsi que de lapins grignotant les câbles10. » Le programme occasionna d’autres innovations pour la BBC : des essais pionniers en stéréophonie et l’introduction du fondu pour effectuer sans clics les transitions d’un micro à un autre, permettant de donner à entendre chaque fois celui qui se trouvait plus proche de l’oiseau chanteur. Il fut estimé qu’un million de personnes écoutèrent ce duo inaugural et Harrison reçut des dizaines de milliers de lettres enthousiastes, parfois simplement adressées à « La dame aux rossignols, Angleterre ». L’historien des médias Michael Guida conclut : « Pour John Reith, ces diffusions contribuèrent à façonner l’idée d’un service public radiophonique conçu comme un outil d’élévation et d’édification nationales11. »
Après le déménagement des Harrison au milieu des années 1930, l’émission se poursuivit chaque mois de mai jusqu’au milieu de la deuxième Guerre Mondiale, mais avec les rossignols seuls et pendant dix minutes uniquement. Le 19 mai 1942, l’émission fut interrompue par le passage de bombardiers britanniques en route pour le front : on craignit que les nazis ne pussent ainsi localiser l’aviation nationale. L’enregistrement se poursuivit néanmoins, laissant à la postérité « l’étrange paysage sonore d’inquiétants bombardiers et d’inépuisables rossignols, chantant comme ils le font toujours, y compris au milieu de l’anéantissement humain et de la violence propre à la civilisation. Même les bombardiers ne purent pas réduire le rossignol au silence »12. Un disque fut produit, sur la face A duquel on entend les 197 avions en route pour l’Allemagne, et sur la face B, 186 seulement retournant à leur base.
L’oiseau doré, Lorraine Evon et Norman Brown, « Souvenir », 1923.
Extrait du 78 tours Nightingales and Beatrice Harrison, 1927.
Enregistrement des rossignols seuls le 19 mai 1942 sur fond de bombardiers.
Pour revenir, le temps d’une conclusion, aux années 1920, les oiseaux et oiselles contribuèrent largement à l’émergence des minutes de silence radiophoniques à la fin de la décennie. La BBC réussit à introduire ces dernières13 le 11 novembre 1928, afin de commémorer l’armistice autrement qu’en demandant aux auditrices et auditeurs d’éteindre leurs postes. Selon un représentant de la radio à l’époque : « La solennité du silence est accrue par le fait qu’il ne s’agit pas d’un silence de mort, car Big Ben sonne l’heure, puis les chamailleries des moineaux, le bruissement et le craquement des feuilles tombées des arbres, le froissement des ailes de pigeons qui prennent leur envol, impressionnés par ce calme étrange, contrastent avec le vacarme de la circulation londonienne quelques minutes plus tôt14. » La description de ce qui apparaît rétrospectivement comme l’un des premiers paysages sonores diffusés sur les ondes.
- À suivre, dans l’épisode 2 : « Identifier les espèces animales par le son (années 1930 – 1950) », paru dans La Revue de l’écoute n°15 (automne 2018).
Notes :