Il y a deux ans, nous publiions une série d’article autour des « sons inouïs », chants de crevettes ou craquements de glaciers. Nous y explorions les quatre éléments et nous en ajoutions même deux, l’espace interstellaire et l’électricité. Il manquait une dimension, néanmoins, car nous restions strictement dans la géographie. Le plus grand réservoir de sons inouïs ne serait-il pas le temps ? Inouïs aux oreilles de tout le monde, sauf de leurs contemporains et contemporaines. Inouïs comme les sons de la semaine prochaine ou du 22e siècle. Définitivement inouïs, d’avoir été émis avant que l’enregistrement audio n’existe. Inouïs aussi, dans ce qu’ils exprimaient de leur époque, des objets qui y étaient utilisés, des parlers qui avaient cours, des usages sociaux et culturels, du bruit de fond du quotidien, de l’agencement du paysage, des équilibres naturels… Revue de web non exhaustive d’initiatives contemporaines pour donner à entendre panoramas et instantanés sonores du passé.
Frises auditives
« Le fait de se tourner vers une histoire du son permet de “décentrer” l’histoire. Alors que l’histoire politique nous attire vers les lieux formels du pouvoir (les capitales, les cours royales, les parlements, les palais et ainsi de suite), l’histoire sonore nous emmène dans des endroits bien plus variés, à la fois étranges et merveilleux. L’histoire politique est centripète ; l’histoire sonore est centrifuge. » Ainsi s’exprime David Hendy, auteur d’un livre et d’une série documentaire de BBC Radio 4 intitulés Noise, a Human History of Sound and Listening (Bruit, une histoire humaine du son et de l’écoute). Nulle reconstitution ici, nuls effets spéciaux, mais une recherche, dans le présent, de sons venus du passé, et une narration pour les resituer dans leur contexte. Pour celles et ceux qui affectionnent les listes plus expéditives, Hendy propose « 10 sons qui ont changé le cours de l’histoire », chants de chasseurs ou musique d’ambiance. Dans le même style, on trouvera « 10 mystérieux paysages sonores qui ont fait danser le vieux monde », sélection de vidéos dans des lieux à l’acoustique préservée depuis des siècles (ou supposée telle).
Premier épisode de la série de David Hendy pour la BBC.
Les pierres chantantes de Bucks County, en Pennsylvanie :
l’un des dix « mystérieux paysages sonores » visités comme
réserves de sons considérés comme inchangés depuis l’Antiquité.
L’archéoacoustique, entre science et fiction
Une discipline scientifique se consacre entièrement à ce type de recherches : l’archéoacoustique, à savoir « l’étude du son dans un contexte archéologique » selon la définition qu’en donnent Jon Wozencroft et Paul Devereux dans un projet artistique et scientifique du Royal College of Art britannique sur l’expérimentation des approches sensorielles du paysage. L’archéoacoustique étudie aussi bien les vases acoustiques (insérés dans l’architecture des théâtres antiques ou des églises médiévales pour modifier l’acoustique des lieux) que la musique préhistorique ou, plus largement, la place du son dans les cultures anciennes. Wozencroft et Devereux précisent qu’une étude archéoacoustique de terrain « peut être menée fondamentalement de deux manières : en explorant les sons et l’acoustique naturels de certains monuments et sites ; ou en enquêtant et en mesurant les paramètres acoustiques d’un lieu au moyen d’instruments électroniques ».
Présentation des mesures acoustiques de Trevor Cox à Stonehenge.
Cette double démarche a par exemple été menée à Stonehenge par Trevor Cox, auteur d’un livre sur les sites sonores d’exception dans le monde, que nous évoquions dans notre article sur le tourisme sonore. Il y mesure, vidéo à l’appui, « l’empreinte sonore » du monument préhistorique. On pourra également lire, sur Stonehenge, les conclusions de l’universitaire étatsunien Steven Waller, selon lesquelles la construction de Stonehenge a été influencée par la perception sonore, distribuant l’espace acoustique selon des zones d’amplitude et des zones de silence. Un professeur de philosophie à l’université de Nanterre, Iégor Reznikoff, s’est quant à lui intéressé au rapport entre son et peinture dans les grottes préhistoriques: « À l’évidence, les hommes du paléolithique choisissaient les endroits les plus sonores pour peindre. Dans la grotte de Niaux en Ariège, le Salon Noir, cette rotonde remplie de peintures d’animaux, résonne comme une chapelle romane ! Dernièrement, j’ai étudié la grotte Kapova, dans l’Oural, en Russie. De simples « hmm » dans des niches très décorées font gronder l’ensemble de la grotte. Dans d’autres sites, le nombre d’images augmente d’une salle à l’autre avec le nombre d’échos… »
Une exploitation de la réverbération naturelle dans deux objectifs selon lui, rituel et fonctionnel : « Souvent, les peintures sont faites dans des endroits très inaccessibles, et certaines des salles peintes sont situées à plusieurs kilomètres à l’intérieur des grottes. Elles devaient servir de lieu de rituel, connectant le monde physique aux forces de l’invisible, un peu comme un totem. (…) Les hommes du paléolithique se servaient probablement du son comme d’un sonar pour se déplacer et s’orienter. »
Laser Cut Record d’Amanda Ghassaei.
Ce domaine de recherche inspira de grands espoirs à l’un des premiers utilisateurs de la notion d’« archéologie acoustique », Richard G. Woodbridge, qui publia en août 1969 un article dans la revue de l’éminent Institut des ingénieurs électriciens et électroniciens, The Proceedings of the IEEE, sous le titre « Acoustic Recordings From Antiquity » (Enregistrements sonores de l’Antiquité, consultable ici). Le romanesque savant y expliquait avoir mené des études d’enregistrements sonores involontairement gravés à la surface d’objets anciens, notamment des poteries. Il suffisait, selon lui, d’apposer l’aiguille d’une platine vinyle sur le vase ou le trait de pinceau étudiés et « un bavardage de basse fréquence pouvait ête entendu à travers le casque audio », supposément la conversation des personnes présentes lors de la fabrication de la poterie. Woodbridge vit plus grand (ou entendit plus loin) : « Cela introduit la possibilité de faire revenir pour les entendre les voix et les phrases de personnages célèbres, telles qu’elles ont été enregistrées par la peinture de leurs portraits. » Il mena diverses expériences, affirmant notamment avoir ainsi pu réécouter le mot « bleu » qu’un peintre avait prononcé en donnant tel coup de pinceau. Le fait même de fixer du son sur un matériau non prévu pour cet usage n’est pas impossible, précisons-le, mais semble communément requérir une procédure très technique et on ne peut plus volontaire, comme le démontrent les gravures audio d’Amanda Ghassaei sur du papier, du bois ou de l’acrylique.
L’idée de partir à la découverte de fossiles sonores fut reprise dans les années 1990 par le professeur d’archéologie Paul Åström et l’acousticien Mendel Kleiner, qui affirmèrent avoir pareillement restauré des sons anciens ; puis par le prix Nobel de physique Georges Charpak, qui modernisait le tout : « À l’aide d’un laser, d’une manière sans doute différente de celle employée dans la lecture des informations à la surface des disques compact, Charpak projetait de « lire » l’empreinte des sons qui auraient environné le potier dans son atelier et qui par le jeu des vibrations serait ainsi inscrite dans la spirale que le tour a aidé à graver. » Le passionné de phonographes Christer Hamp poursuivit cette quête de sons du passé dans les années 2000, mettant même au point un « lecteur archéoacoustique » qu’il prêta en 2006 au professeur Åström. Pas de nouvelles du résultat de ces expérimentations, mais comme le dit Hamp lui-même sur l’archéoacoustique telle qu’il la conçoit : « Peu de choses ont été écrites à ce sujet et seulement de très rares expériences ont été faites, mais je trouve la question assez fascinante pour braver les eaux profondes d’une idée non prouvée et toujours dédaignée. »
Tours de passe-passe acoustiques mis à part, d’autres féru·es de son et d’histoire ont joué plus explicitement, et avec humour, des frontières entre imaginaire et documentaire que met en jeu l’archéoacoustique. Au printemps 2009, un étudiant de l’université de New York, Michael Rosenthal, a ainsi institué un Musée ambulant des sons, « fausse narration historique » présentée sous la forme d’une démonstration foraine. Une dizaine de bocaux de verre d’époques diverses ayant ainsi conservé des sons à travers les âges donnaient à entendre un marché sicilien du 17e siècle, une conversation entre des chameliers du 13e siècle, ou la « pile électrique de Bagdad », une poterie datant du 9e ou 10e siècle selon le voyageur de commerce acoustique. Michael Rosenthal n’avait pas manqué de cacher, au fond de chaque bocal, un système de diffusion du 21e siècle.
Michael Rosenthal présentant son Musée ambulant des sons (à 1 min. 14).
La compagnie Décor sonore, « dédiée à la création sonore en espace libre » et prolifique inventrice d’instruments acoustiques, a de son côté fondé, toujours en 2009, Les Chantiers de l’O.R.E.I. (Organisation des Recherches sur les Environnements Invisibles) : « Dans une atmosphère de science merveilleuse et de poésie sonore, une équipe de chercheurs en paléophonie fait visiter son chantier de fouilles. » L’O.R.E.I. se présentait comme « un laboratoire indépendant fondé par Marcel Baudot dans les années 1930 » et ouvrait un champ inespéré d’archives sonores : « Ses travaux portent sur les manifestations acoustiques de notre environnement, et notamment sur les phénomènes paléophoniques, c’est à dire la présence de sons conservés par les matériaux. Des techniques nouvelles mises au point par ses laboratoires, comme la photophonie, la phonolecture directe par frottis, ou encore l’aquaphonie permettent de ré-entendre des fragments de sons, datant de plusieurs dizaines, voire centaines d’années. »
Les Chantiers de l’O.R.E.I. de Décor sonore.
Reconstitutions sonores de l’histoire moderne et contemporaine
La fiction apparaît de fait comme un outil précieux – voire incontournable – dans la quête des sons du passé. La musicologue Mylène Pardoen a ainsi conçu 70 tableaux acoustiques du Grand Châtelet au 18e siècle, en travaillant « à partir de documents d’époque, notamment Le Tableau de Paris, publié en 1781 par Louis-Sébastien Mercier, et des travaux d’historiens comme Arlette Farge, spécialiste du XVIIIe, Alain Corbin, connu pour ses recherches sur l’histoire des sens, ou encore Youri Carbonnier, spécialiste des maisons sur les ponts. » Elle en commente des morceaux choisis dans 1730, Paris s’éveille de Morgane Remy.
Dans le cadre du colloque Invisible Places, Sounding Cities (Lieux invisibles, villes résonantes), Rui Costa, Jeff Cain et Maile Colbert ont de leur côté produit Radio Terremoto, une promenade sonore à Lisbonne prenant la forme d’une transmission radio lors du grand tremblement de terre de 1755. La pièce, enregistrée en binaural, mêle des sonorités de la vie quotidienne de l’époque, des moments de panique de la foule ou des captations de gravats, le tout agrémenté de quelques parasites, afin de construire une expérience immersive de l’évènement historique.
Restitution multimedia du projet de Mylène Pardoen sur le 18e siècle parisien.
1730, Paris s’éveille de Morgane Remy (Arte Radio).
À partir de la fin du 19e siècle, des archives d’enregistrements bien réels existent (citons le travail de la British Library ou de la bibliothèque numérique europénne Europeana, et ajoutons-y l’Archéophone et la Phonobase d’Henri Chamoux), ce qui n’empêche pas, loin s’en faut, de recourir à la mise en scène pour dresser des panoramas plus construits.
Le centenaire du conflit mondial de 1914-1918 a ainsi donné lieu à diverses reconstitutions sonores. Le Mémorial de la guerre en Australie a par exemple accompagné sa collection d’une bande-son évoquant le quotidien des soldats sur le front. En France, Jérôme Lefdup, Anne Franchini, Martin Delafosse et Hervé Déjardin ont produit sur le même thème un court documentaire, Le Boyau, « création sonore spatialisée » co-produite par France Bleu et Nouvoson, le portail de son multicanal et binaural de Radio France. Le collectif Micro-sillons a quant à lui travaillé sur Les sons de l’arrière, une commande des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine à l’occasion des Journées du patrimoine en 2015 : après avoir plongé dans les archives de l’époque, Anne Kropotkine et Séverine Leroy ont plus spécifiquement « cherché à retrouver le paysage sonore des Bretons pendant la Grande Guerre ». La création donne à entendre, à travers la narration très présente menée par des voix off et un montage énergique de musiques, témoignages, bruitages, mises en scène ou paysages sonores, « les incessants appels à l’effort de guerre, la place des femmes au cœur de la vie quotidienne et économique, les mouvements permanents et la surveillance de la population ». Évoquons enfin une fiction d’Amandine Casadamont diffusée en ce mois de novembre 2016 sur France Culture, 2014-18, qui mêle des représentations historiques et contemporaines de la guerre pour marquer, plutôt que la singularité de l’évènement historique, l’universalité de l’expérience.
Au-delà du réalisme
Dans un effort d’archéoacoustique à l’envers pourrait-on dire, Soundcloud a commémoré l’anniversaire du Mur de Berlin, ses locaux allemands étant situés à proximité. La plateforme d’hébergement de sons a donc créé une pièce hautement symbolique pour l’occasion : « Le Mur du Son de Berlin est une reconstitution acoustique du Mur de Berlin. Sa durée de 7 minutes et 32 secondes représente le temps que le son met à parcourir les 155 km du Mur de Berlin. La forme de son onde acoustique restitue graphiquement le mur de béton et ses miradors. » Le contenu, agençant des archives réverbérantes sur une basse permanente en fond sonore, entend ainsi rendre hommage aux 120 personnes mortes en tentant de franchir le Mur.
Pour finir, dans le cadre d’un vaste projet multidisciplinaire associant l’Université fédérale d’Arizona, l’Université de l’Illinois Urbana-Champaign et l’Université du Michigan, l’équipe Vibrant Lives (Existences vibrantes) a mené une recherche sur des documents concernant 20 000 victimes de stérilisation forcée en Californie au 20e siècle et en a tiré le projet Hearing Eugenics (Entendre l’eugénisme). Pas de témoignages ici, pas de mise en scène, pas de récit : c’est la sonification, soit la mise en sons de données non sonores (en l’occurrence, des dossiers individuels toujours couverts par le secret médical), qui offre un moyen « d’entendre et d’écouter » ces victimes, de rendre publique la violence qui leur a été faite tout en respectant leur intimité. Dans l’extrait Latinx Eugenics, par exemple, les données concernent l’âge, le genre et le consentement ou l’absence de consentement de patients et patientes sont traduites en musique : « Au fil de l’écoute, chaque note représente une personne portant un nom à consonance hispanique et pour laquelle la stérilisation a été recommandée. Les notes les plus hautes correspondent aux enfants, garçons ou filles de moins de 18 ans, qui ont été stérilisé·es contre leur volonté ; les plus graves, aux hommes qui consentaient à la stérilisation. » La démarche de justice sociale conduite par Vibrant Lives vise à lever le voile sur des pratiques institutionnelles jusqu’ici gardées confidentielles ou dont l’ampleur restait méconnue, et, ce faisant, à nourrir une « éthique de l’écoute » : « Nous ne nous focalisons pas seulement sur les histoires, mais sur les gens qui écoutent les sons. » Des écoutes collectives sont ainsi organisées sous forme de performances où les auditrices et auditeurs sont invité·es à toucher des fils de fer pour pouvoir entendre les sons, suffisamment délicatement pour ne pas brouiller le signal reçu par les autres participant·es : « L’histoire de l’eugénisme a eu un impact sur des communautés et nous créons des expériences auditives et tactiles partagées afin de rompre avec l’idée selon laquelle les travaux et les connaissances universitaires relèvent d’un effort individuel. »
Latinx Eugenics, par l’équipe Vibrant Lives.
Extrait de l’échantillon sur le consentement ou l’absence de consentement (pour l’ensemble de la population), par l’équipe Vibrant Lives.
Mais peut-être, au fond, ne faisons-nous que cela, écouter le passé, même lorsque nous sommes persuadé·es d’avoir les oreilles emplies du présent… « Et si la radio était en mesure de nous faire entendre d’autres mondes ? Et si le simple fait de tourner le bouton de son transistor permettait de faire surgir des fantômes dans son salon ou bien de communiquer avec d’autres planètes ? La radio et, les autres dispositifs destinés à électriser la parole sont des « machines à fantômes ». » Philippe Baudouin reprend là une expression du philosophe Gilles Deleuze pour étayer sa réflexion sur le rapport entre son et mort, des machines nécrophoniques de Thomas Edison aux usages occultes de la radio. La citation est extraite de l’introduction des Langues de l’éther, son documentaire diffusé en 2014 dans l’Atelier de la création de France Culture, avec lequel nous vous laissons poursuivre cette rêverie sonore du temps :
- Lire les autres articles de notre dossier Sons inouïs.
Je pense que vous vous êtes trompé concernant Olivier Rescanière ; celui-ci et journaliste, et les propos que vous tirez viennent d’un article consacré à Igor Reznikoff, professeur de Philosophie à Nanterre et qui défend cette thèse du son comme critère d’emplacement des peinture pariétales. Merci pour cet article en tout cas. Cordialement.
En effet, je vous remercie et j’ai rectifié. Étonnant que l’article de « Libération » ne mentionne strictement nulle part le nom de Reznikoff ni le fait que les propos soient une citation… Sans doute un article du journal papier très mal adapté sur le web.
Oui, à mon avis pas mal de portraits de cette rubrique auront subi le même sort. J’avais lu celui-ci donc j’ai pu recouper facilement, mais autrement il était impossible de savoir de qui il était question. Une critique ici des thèses avancées par Reznikoff et d’autres (en gros, corrélation statistique mais pas causation) : https://acousticengineering.wordpress.com/category/archaeoacoustics/
Merci encore pour votre article !
Cordialement.