À propos d’une « esthétique sonore de la guerre »

C’est à travers la Biennale de Mexico 2014, qui l’a récompensée par une « mention honorifique » dans la catégorie Art radiophonique, que l’on découvre Fichu printemps (Maldita Primavera en espagnol). Réalisée par la française Christine Renaudat, cette pièce est une évocation du conflit syrien à l’été 2013, à un moment où l’Organisation État Islamique n’accaparait pas encore la une. Un hommage envers les victimes civiles de la guerre, notamment la journaliste états-unienne Marie Colvin, tuée en février 2012 dans les bombardements de Homs, et un plaidoyer pour les Français Nicolas Hénin, reporter, et Pierre Torrès, photographe, dont l’enlèvement à Raqqa en juin 2013 a suscité la composition de la pièce1.

Le titre, « Fichu printemps », évoque les événements alors tout juste passés, mais semble surtout faire écho à un « printemps arabe » échoué en Syrie, à un espoir massacré, minutieusement éradiqué. La pièce est construite à partir d’extraits de vidéos trouvées sur le web, réagencés, remixés, combinés pour produire un nouvel objet inattendu. Elle évolue sombrement au fil de quatre séquences : « manifeste » (des slogans pacifistes scandés lors de rassemblements publics, interrompus par des tirs), « cours » (le souffle d’un homme qui se déplace et invoque Allah, le combat en toile de fond), « prie » (des chants de muezzins entremêlés de tirs et d’exclamations de combattants), « meurs » (des invocations d’Allah, une cloche et un tambour qu’on imagine mortuaires, des lamentations d’enfants, un oppressant bruit blanc, quelques phrases de Marie Colvin).

À l’intérieur de chaque séquence, un motif circulaire revient, une composition en boucle, une répétition insistante des événements sonores, qui donnent une sensation d’enfermement et de claustrophobie : il n’y a pas d’issue. Certains de ces motifs (des interventions publiques, le souffle de l’homme) sont repris in fine, non pas pour ouvrir vers un horizon possible, mais comme pour poursuivre la boucle indéfiniment. Seul dehors, seul au-delà du conflit : l’apparition intermittente, aux moments charnières, de splendides ondes Martenot extraites d’Oraison d’Olivier Messiaen – un mouvement du Quatuor pour la fin du Temps composé alors qu’il était détenu dans un camp nazi en 1940. On croyait sortir de la guerre, mais on y est toujours. Ce qui est beau arrive là comme consolation, pour accompagner la supplique, pour tenter de sublimer la souffrance, mais l’espoir, la possibilité de lutter ou de survivre, semblent perdus.

Composition dense et humaniste, Fichu printemps suscite cependant quelques interrogations. Se dessine au fil de la pièce une opposition entre le monde occidental et le monde arabe, ou plutôt une représentation occidentale et dominante du monde arabe. Elle se manifeste notamment dans le choix des figures : les Syriennes et Syriens mis·es en scène anonymement, foules civiles, groupes de combattants ou religieux, face à la journaliste états-unienne et, dans le texte d’accompagnement, aux deux otages français, identifiables nommément pour l’exemplarité de leur engagement. Ce déséquilibre se retrouve dans le traitement des langues : les paroles en anglais portent la conscience et la compassion, les paroles en arabe des prières et de la colère. Et si la voix de Marie Colvin est aisément situable comme un commentaire médiatisé du conflit, l’oreille non-arabophone2 peine à distinguer, dans cette foule syrienne, les familles endeuillées des combattants ou l’Armée syrienne libre des partisans de Bachar El Assad.

Le long passage où s’entremêlent des chants religieux et des tirs est particulièrement pénible à entendre à cet égard, les appels des muezzins rimant avec les « Allahu Akbar » des combattants dans les autres séquences. Certain⋅e⋅s entendront ce passage comme une équation insupportable entre Islam et guerre, pour d’autres il dénoncera au contraire l’avancée des islamistes, pour d’autres encore il évoquera une lutte entre la rage du combat et la beauté de la prière. C’est cette ambiguïté non résolue, non prise en compte, qui laisse un sentiment de malaise, surtout dans le contexte islamophobe qui sévit depuis quelques années dans diverses puissances occidentales, la France parmi d’autres. On peut s’en remettre aux bonnes intentions de l’auteure, mais cela ne suffit pas : l’émotion a besoin de clarté, autant que la réflexion. Seuls les extraits d’Oraison de Messiaen, d’inspiration biblique quoiqu’elle se veuille universelle, manifestent un au-delà de la guerre, un appel au dépassement et à la pacification.

Chris_Roberge_War_Flickr_CC_by_nc_nd

Chris Roberge, « War » – Creative Commons by-nc-nd

Ce n’est pas tant, au fond, une conception binaire que l’on reproche à Fichu printemps, qu’un certain flou revendiqué, censément sublimé par l’esthétique.

La pièce se veut, selon les mots de son auteure, « une approximation sonore du conflit syrien »3. Mais s’il est tout à fait légitime de tenter de mettre en sons « nos difficultés à comprendre le contexte syrien », il est plus problématique d’ajouter de l’imprécision à la difficulté. Une œuvre, sonore ou non, devrait pouvoir se passer de tout panonceau explicatif4, or sans les précisions qui accompagnent la pièce, celle-ci devient malaisée à comprendre – voire, elle va à l’encontre de son intention. La composition traite tous les sons (paroles, tirs, souffle, cloche…) comme des moments musicaux et les détache de leur contexte pour leur donner valeur de symbole – au risque de les faire mal entendre, de tout mêler dans l’indéterminé. On dénonce « La Guerre » ou « La Violence », mais en reléguant à l’arrière plan ce qui fait cette guerre-ci, ce qui constitue cette violence-là, en obscurcissant les protagonistes et leurs raisons d’agir. C’est un hommage aux victimes qui les laisse finalement inaudibles – sauf Marie Colvin.

Christine Renaudat pose la question de ce qu’elle nomme, dans un article récemment consacré à son travail sur le conflit colombien, « une esthétique sonore de la guerre »5. Confrontée à l’assassinat par la guérilla d’un militaire dont elle connaissait bien la famille, l’auteure change sa manière de travailler : « Le métier de journaliste ne faisait plus sens. » C’est un constat découragé : celui de l’impuissance du journalisme à rendre compte de la guerre et, plus important, à éviter sa répétition. Et optimiste : celui de possibilités nouvelles offertes par l’art sonore. La question est importante : on s’étonnait dans une chronique précédente d’une certaine timidité de la création radiophonique quant à la guerre. Mais deux réserves surgissent face à la réponse ébauchée dans Fichu printemps. D’abord, s’il s’agit de remplacer le grand reportage par une forme plus sensible et plus distante, il faut alors que l’art ne soit pas une moindre enquête, mais une enquête par d’autres moyens que le journalisme. Ensuite, l’esthétique ne peut pas s’opposer à la réflexion ni s’y substituer : tenter de faire entendre la guerre, oui, mais sans la réduire à un matériau émotionnel. Il ne s’agit pas de trouver une esthétique sonore à la guerre ni de faire entrer cette dernière dans le spectacle acoustique, mais de savoir si l’approche par le son peut apporter quelque chose à ce que nous pouvons en saisir. Sinon la création sonore risque rapidement de s’avérer aussi impuissante que le journalisme.

Notes

1 Nicolas Hénin et Pierre Torrès ont été libérés en avril 2014.
2 À laquelle « Fichu printemps » s’adresse si l’on en croit la présentation qui englobe l’auteure et le public dans un « nous » non-syrien : « Le processus de création et d’édition, réalisé loin du terrain, depuis l’extérieur, reflète en soi nos difficultés à comprendre le contexte syrien et l’impossibilité de déchiffrer des évènements qui depuis plusieurs mois se déroulent à huis clos. »
3 Dans l’onglet « Track info » sur la page Soundcloud vue le 29 octobre 2014.
4 Sauf à vouloir participer à la grande vogue de la disparition de l’œuvre sous son explication conceptuelle, mais « Fichu printemps » s’en garde bien.
5 Marie Delcas, « Les sons de la guerre », Le Monde, 30 octobre 2014.

3 Réactions

  • François dit :

    L’Historial de la Grande Guerre de Péronne prolonge l’exposition « Entendre la Guerre (sons, musiques et silence en 14-18) » du 19/01/14 au 15/03/15. Très belle expo patrimoniale doublée d’une création-installation sonore contemporaine qui, hélas, le jour où je suis passé, ne fonctionnait pas…
    (extrait du dossier de presse)
    « Dans la petite salle d’exposition, Luc Martinez illustre le propos de l’exposition par un mur sonore qui évoque l’ambiance d’une tranchée. Compositeur et sound – multimedia designer, Luc Martinez est un spécialiste du spectacle vivant, de la création électroacoustique et des techniques de diffusion sonores innovantes. Il a notamment travaillé à la réalisation de design sonores d’expositions permanentes telle que le Musée de la Grande Guerre de Meaux, la Cité de la Musique, le Mémorial Charles de Gaulle, le Muséum d’Histoire Naturelle… et d’expositions temporaires ».

    Suite du dossier de presse pour l’expo en général :
    « Exceptionnellement riche en objets, sons et images, l’exposition s’appuiera sur les très rares témoignages sonores retrouvés et dévoilés à cette occasion : bruits d’avions, discours d’hommes politiques, témoignages d’anciens combattants, enregistrements posthumes d’extraits de carnets de soldats ou encore enregistrements discographiques et filmiques. Elle révélera aussi des œuvres graphiques, musicales et littéraires retrouvées grâce aux collections privées, au Dépôt légal, et aux riches collections de l’Historial comprenant de nombreuses partitions et photographies ».

    • Syntone dit :

      Une installation sonore qui ne fonctionne pas ? ça alors, c’est étonnant ;-) En tout cas, merci François, pour cette piste qui mérite d’être visitée et entendue.

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