C’est un documentaire sur la guerre, une guerre qui a eu lieu là, sous nos yeux, et que personne n’a voulu voir. Un documentaire comme on n’en entend pas beaucoup : la guerre est un sujet lointain, coûteux, sale. Un sujet de flash info ou de télévision, de grand quotidien ou de cinéma, d’histoire ou de roman – plus rarement de création radiophonique1. Un sujet intimidant et sacré. Dans la gueule du diable (Brazzaville, 1998) de Jonas Pool, réalisé par Christophe Esseiva, est un documentaire, donc, qui donne à entendre une guerre, et plus précisément un moment de cette guerre resté invisible à l’international.
Au cours des années 1990, trois hommes s’opposent, les armes à la main, pour la présidence du Congo-Brazzaville : Denis Sassou-Nguesso, Pascal Lissouba et Bernard Kolélas, respectivement dirigeants des milices Cobras, Cocoyes et Ninjas. La capitale Brazzaville est le principal terrain d’affrontement de ces combattants qui se rêvent « invincibles », « foudroyants »2. Après la victoire de Sassou-Nguesso en 1997, les Ninjas se replient dans le sud du pays. À l’été 1998, la guerre resurgit avec leur entrée soudaine dans les quartiers sud de Brazzaville. Ils sont maintenant menés par le pasteur Ntumi. Ils se donnent des noms de super-héros. Des milliers d’habitant⋅e⋅s fuient vers le sud, « dans la gueule du diable en quelque sorte » dit Ori-Huchi Kozia, réalisateur, alors adolescent. Le documentaire est un récit de cette grande marche qui dure plusieurs mois à travers les villages et la forêt, pour revenir à Brazzaville. « J’aurais préféré qu’on mette un ring avec les deux personnes qui voulaient se battre pour le pouvoir. Il y aurait eu un mort, ça aurait été mieux que des milliers », résume avec un rire désabusé le missionnaire suisse Lucien Favre.
C’est un documentaire sur la forêt, personnage central qui construit son ampleur au fil des témoignages, masse obscure qui absorbe le récit et le recrache. Elle est évoquée longuement avant que l’histoire n’y fasse entrer les réfugié⋅e⋅s. Une forêt presqu’inimaginable, tant elle est immense, une forêt biblique : « Je ne m’attendais pas qu’elle soit naturelle, cette forêt ! », s’étonne une enfant – « Créée par lui-même le Bon Dieu. Depuis la création du monde », répond le vétérinaire du zoo de Brazzaville, décimé au début de la guerre. La forêt se présente d’abord comme seul refuge possible, comme seul lieu envisageable lorsque la maison familiale et les rues quotidiennes, du jour au lendemain, deviennent des zones inhabitables : « Il fallait partir, aller cacher nos âmes et nos corps », dit le chanteur Zao. La forêt est perçue, espérée, comme un ailleurs de la guerre. Un tambour lancinant résonne au fil de la marche, un tambour à la fois urgent et déterminé.
« La forêt où nous étions, ça s’appelle la forêt de Manaka. Je pense que nous étions les premiers hommes à arriver là-bas. »3 Après 40 minutes de documentaire, l’arrivée à son seuil est annoncée par la destruction d’un vieux manguier par un missile qui visait un homme, Issangh’A Mouellet Wa Indo, auteur d’un texte splendide4 dont la slammeuse Robinson scande des extraits : « Il y a un épais brouillard, mauvais pour les hélicoptères. Il ne nous tarde pas de revoir le soleil. » Les arbres à perte de vue permettent aux hommes d’éviter les exécutions sommaires, aux mères de soustraire les jeunes garçons à l’enrôlement forcé, et aux bébés de crier sans signaler la position de tout le groupe. La forêt offre à manger et de quoi se protéger, mais elle n’est pas un ailleurs de la guerre. Elle est comme un trou à l’intérieur même la guerre, un surgissement du mythe au milieu d’un quotidien dévasté. « Là-bas, il y a la part la plus sombre de l’être humain qui est sortie (…). C’est le noir total.« 5
Quand on ressort de ce trou dans la guerre, de cette « forêt-merde »6, ce qu’on y a vécu n’est plus compréhensible au dehors : ce sont à proprement parler des revenant⋅e⋅s qui retournent en ville – l’épuisement qui s’est incrusté dans leurs membres est pris pour une maladie contagieuse. À travers eux, on voit plus terrifiant que la mort : on voit ce que fait la guerre « aux âmes et aux corps ». Le tambour a cédé la place à des oiseaux inquiétants pour accompagner les témoignages de cette extirpation du « noir total ». « Au sortir de la forêt, un certain nombre ont été très très mal accueillis : (…) des personnes amaigries, qui ont été taxées de sidéens parce qu’elles avaient été tellement marquées, ces personnes, par les conditions dures de cette période en forêt, qui a duré pour certains six mois, une année… Et effectivement j’avais vu sur une revue missionnaire, la photo qui illustrait la problématique du VIH-SIDA en Afrique, on avait utilisé une photo d’une personne qui en fait revenait de forêt. »7
C’est un documentaire sur la radio, sur ce qu’elle peut dans la guerre et face à elle. La radio, en négatif, comme arme de propagande ou de censure : « Y avait de vieux papas qui avaient des petits postes radio, donc on essayait un peu d’écouter RFI. Difficilement captable parce qu’on déléguait des gens pour aller sur des montagnes, histoire d’essayer de capter une chaîne pour avoir des nouvelles, si le monde était au courant de ce qui se passait, mais rien. (…) Et on est là depuis un an ! J’étais dans la forêt en train d’écouter des nouvelles du Congo : on parlait du Fespam, festival panafricain de musique. » raconte Kozia. Et Favre renchérit plus tard, à propos d’une trêve acceptée par les rebelles, mais présentée médiatiquement comme une victoire militaire de l’armée officielle : « Le rôle de Radio France Internationale à l’époque était scandaleux. C’est une radio, c’est vrai, qui est d’abord au service des intérêts de la France. » Et à travers la France, d’une de ses entreprises implantées dans le pays, Elf, qui se réjouira, rappelle le missionnaire, qu’aucune goutte de pétrole n’ait été perdue lors de la guerre.
La radio, en positif, qui est là pour contrer la censure, pour restituer l’histoire d’un autre point de vue que celui des vainqueurs, pour redonner toute leur place à celles et ceux qu’on a voulu passer sous silence. « La guerre a fait qu’on disparaisse quelque part, et je sais pas si on va renaître », dit le journaliste François Bikindou. Un documentaire à lui seul ne saurait redonner cette existence, mais il peut amorcer un chemin jusque là barré, et constituer pour le futur une archive de ce qui a eu lieu : « Les historiens, ils doivent écrire, pourquoi ils se cachent ? »8. Il participe à « recoudre / cet habit / déchiré / par la haine et la guerre », comme on entend Zao le chanter à plusieurs reprises : « Donnez-moi une aiguille… / Pardon une aiguille… / Avec un peu de fil… / Je veux recoudre / cet habit / déchiré / par la haine et l’ignorance. »
Jonas Pool tisse, sur un motif répétitif de tambours et musiques, les paroles des survivant⋅e⋅s, chaque fois splendidement énoncées, chaque fois terriblement imagées. Vétérinaire, enseignants, artistes, enfants, toute expression est un conte – comme un peuple de trouvères qui sait que c’est en entremêlant sans cesse la légende et les faits qu’on pourra enfin dire réellement ce qui s’est passé. Qu’une langue peuplée d’êtres mythologiques est la seule à pouvoir énoncer ce qui reste inimaginable. Un businessman du nouveau Congo-Brazza, celui qui veut tout oublier pour se concentrer sur les affaires, reprend cette vieille oralité mais pour en faire une ritournelle publicitaire à la gloire de Pointe noire et du nouveau train Congo-Océan : « Ici les taxis sont bleus. Ville pétrolière, ville de l’or noir. Ville stable, ville calme. (…) Tant que le président Denis Sassou-Nguesso est là, chers clients, vous allez effectuer le voyage à travers ce train, il n’y aura pas de guerre, il n’y aura pas de milices privées qui vont vous déranger en cours de chemin, c’est une fausseté. »9 Sa voix semble légère, mince, flottante, aux côtés de celles, taillées dans la roche, qui témoignent de la forêt et de la marche. C’est dans cette incroyable vitalité de la langue qu’est toute la force du documentaire – ou plutôt : le documentaire s’entend comme un hommage à cette passion commune de l’expression, que ni les milices ni la forêt n’ont su vaincre. « La guerre a brisé le sacré qui était en nous », dit Bikindou. Dans la gueule du diable (Brazzaville, 1998) coud l’une à l’autre des brisures récoltées, et conte leur histoire sur une splendide tapisserie orale.
Extrait de Dans la gueule du diable (Brazzaville, 1998) – 1ère partie, 2ème partie – de Jonas Pool, réalisé par Christophe Esseiva. Première diffusion: 24 novembre 2013, Le Labo (Espace 2, RTS).
Notes :
1 Rarement ne veut pas dire jamais. On se souvient notamment, sur France Culture, de la série autour du Rwanda par Madeleine Mukamabano et plus récemment de « Briseurs de silence » de Simone Bitton, « Irakistan » d’Edouard Beau et Gilles Mardirossian ou encore « Centrafrique : quelle réconciliation ? » de Florence Richard et Anna Szmuc. 2 François Bikindou, rédacteur en chef du journal Le Troubadour. Toutes les citations sont extraites du documentaire. 3 Ori-Huchi Kozia 4Wa Indo Issangh’A Mouellet, Fuir Brazzaville-Sud, otages des milices. Journal d’un étudiant congolais pendant la guerre du 18 décembre 1998., L’Harmattan, 2005. 5 Ori-Huchi Kozia 6 Zao 7 Lucien Favre 8 Zao 9 Guy Didier Moussounda Kimbatsa
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