Kirkjubæjarklaustur

Ça se passe dans un lieu au nom impossible à prononcer. Ou plutôt : que l’on croit impossible à prononcer, et on rit de cette impossibilité. Très vite, on l’entend, on l’apprend et il chante : Kirkjubæjarklaustur. “Kirkju – bæjar – klaustur”. On se le répète, on s’en obsède et on s’en fait une ritournelle : Kirkjubæjarklaustur, Kirkjubæjarklaustur. Le nom du lieu, une bourgade islandaise, c’est aussi celui que Vincent Tholomé a donné à un livre, paru aux éditions le Clou dans le fer, et à la pièce radiophonique que Sebastian Dicenaire et Maja Jantar en ont tiré avec lui.

(cc) Jonathan Tweed - flickr

(cc) Jonathan Tweed – flickr

La pièce toute entière tient dans ce nom : ce qu’on croit impossible chante en nous. Kirkjubæjarklaustur, le livre, est une “sag ga”, dit son sous-titre : une légende disloquée, un long mythe qui soudain bafouille, bégaye, trébuche et swingue. Ça se passe à une époque vieille, vieille, et peut-être même dans le futur ou tout de suite. Dans Kirkjubæjarklaustur, la pièce, il y a des voitures et des motos, des personnages et des atmosphères, des oiseaux et des narrateurs, une radio et des fantômes, et tout ça est fait à la voix : ça chuchote, ça chantonne, ça siffle, ça gronde, ça raconte, ça bruite, ça discute, ça imite, ça ricane, ça piaille, ça grogne, ça hurle, ça fait chœur, ça respire. La voix contient toutes les machines, toutes les ambiances, toutes les langues, car la radio, disait Sebastian Dicenaire à Syntone, “offre à la voix des registres qu’on a rarement l’occasion d’entendre au théâtre ou en performance”. Conte, performance, poésie sonore, Kirkjubæjarklaustur est tout cela, en même temps que hörspiel : pas une simple adaptation du livre, mais un jeu, une fiction, un relief, recréés là spécifiquement pour la radio et à travers elle.

Ça se passe donc au bout du monde, et juste avant la fin du monde. Il y a une voiture “avançant toute allure entre trou et rien”. Le bulletin météo à la radio annonce des “nappes d’apocalypse”. Dans la voiture, il y a six Sven, “on appelle Sven tous ceux qui ne sont pas d’ici”, et ils voyagent. Sven parle, parle, comme un naïf il parle et interpelle les autres Sven. Il est épuisant et grotesque, il parle du vide tout autour, il s’en étonne, il veut le visiter, alors les autres Sven le mettent dehors et Sven se retrouve tout seul, “perdu perdu”. C’est l’histoire de son “errance furieuse et ridicule”.

Kirkjubæjarklaustur parle du langage et de nous, du langage qui ne peut rien et contre lequel nous cognons de la tête.

Le langage, d’abord, s’effrite : il perd sa grammaire, son lien, son liant, les narrateurs n’émettent plus que des bribes. Et pourtant, ces bribes font poésie. Et pourtant aussi, elles donnent à voir tout un paysage. Quand, plus tard, elles seront reprises et complétées dans la bouche d’un personnage, elles ne parviendront qu’à former une phrase de guide touristique : la grammaire retrouvée ne nous apprend rien, sinon l’inutilité du discours journalistique-publicitaire, sa banalisation mensongère de ce qui est beau (le paysage) ou terrifiant (la fin du monde). Le langage, ensuite, révèle l’impossibilité de toute communication ~ il ne sert ni pour dire ni pour entrer en contact avec ses pareils ou avec les autres : Sven tente de parler du vide, mais c’est lui que le langage fait tourner à vide, il tente de rencontrer les habitants de Kirkjubæjarklaustur mais il est comme absorbé par son propre langage, étouffé par lui, enfoui dans sa langue-même qui devient borborygme. Et pourtant, parce qu’il a tenté de dire et d’être avec, Sven, précisément, est humain : les autres sont normaux, monstrueusement normaux. Le langage, enfin, est une pâte informe : on s’y plonge pour ne rien dire, on le parodie et il devient bruit. Et pourtant, tous les bruits de Kirkjubæjarklaustur font langage et créent ensemble une matière pleine à craquer de sens, de rythmes et de notes.

Kirkjubæjarklaustur parle de Kirkjubæjarklaustur et déplie son histoire sur plusieurs strates qui s’entremêlent : celle des personnages, celle de la radio où passent des bulletins d’information, celle des narrateurs à l’identité fluctuante au fil des évènements, celle du chœur qui se lamente et interpelle le destin, celle de la fabrication de la pièce ~ on fait appel à toute l’oralité pour pouvoir dire. Kirkjubæjarklaustur montre les coulisses du son et l’on tombe sans cesse dans les trappes qui s’ouvrent dans l’écoute : “trous, trous dans lande – trous dans herbe tendre – dans crottes de mouton – dans ciel, dans nuage – sur asphalte”, trous dans Kirkjubæjarklaustur. On n’est jamais tout à fait là où l’on pensait être : “Et maintenant on est où ? – Maintenant ? – Oui – On est ailleurs. – Ailleurs? – Complètement ailleurs !”. Les oiseaux ne sont pas d’accord avec les personnages, “mais on s’en fout d’ta fin du monde, mec !”, les personnages s’emballent dans leur parodie du langage, la narration se perd et se retrouve sans cesse, “et nous, c’est qui nous ?”, toute cette foule déborde ses metteurs-en-voix qui s’insurgent soudain : “On comprend rien, on comprend pas, on comprend pas ce qui se passe !” Il faut revenir au livre et l’histoire peut reprendre, peut nous reprendre.

Kirkjubæjarklaustur parle de la nécessité de créer, de parler, d’aller vers l’autre, pour affronter, précisément, l’impossibilité de toute création, de toute parole, de toute rencontre.

 

On y entend la jubilation d’inventer les bruits, de s’amuser des sons, de faire œuvre collectivement, de dire l’errance, de ne pas nous prendre au sérieux, “nous”, et de créer une langue vivante à partir des lambeaux du monde. Le langage est en miettes, nous n’avons pas prise sur nos vies, mais nous pouvons chanter, trouver des manières d’être ensemble, et continuer à chercher.

Kirkjubæjarklaustur (extrait)
Texte : Vincent Tholomé
Réalisation : Sebastian Dicenaire
Voix : Vincent Tholomé, Maja Jantar et Sebastian Dicenaire
Mise en ondes : Christophe Rault
Prise de son : Pierre Devalet et Irvic D’Olivier
Production : acsr (écouter en intégralité). Diffusion : RTBF Par ouï dire 20 juin 2011

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