« Je prends le temps d’ouvrir un tiroir sonore » : petite histoire de la fiction jeunesse

Évoquez la fiction sonore pour les enfants et aussitôt les yeux s’allument : chacun⋅e se remémore quelques écoutes qui ont marqué son enfance. Mais tentez d’en dresser une chronologie ou d’en esquisser un tour d’horizon, et c’est une autre affaire : on glane beaucoup de silences et de points d’interrogation avant de tomber sur des veines fertiles. C’est tout le paradoxe des histoires enregistrées pour les enfants, d’être à la fois parfaitement évidentes et parfaitement méconnues. Vastes comme le patrimoine oral de l’humanité, foisonnantes dans l’édition jeunesse, mais étiquetées avec condescendance comme sous-genre pour sous-public.

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Dessin de Gerard Hoffnung, Museum of Imaginary Musical Instruments.

En 1974, quand j’ai commencé à m’intéresser aux vinyles d’histoires pour les enfants, on trouvait que ce n’était pas très noble.

se souvient Françoise Tenier, bibliothécaire retraitée de L’Heure joyeuse, dans le 5e arrondissement à Paris, qui dispose d’une collection patrimoniale de littérature jeunesse. « Les bibliothécaires de littérature jeunesse ne s’intéressaient pas au support sonore et les discothécaires n’en voulaient pas parce que c’étaient des supports jeunesse. » La fiction sonore pour les plus jeunes venait brouiller les frontières bien établies entre l’écrit et le son, et bousculer les vieilles habitudes sur ce qu’il convenait de prendre au sérieux – mais sa réputation pâtissait aussi des piètres adaptations qui faisaient de l’ombre aux créations plus travaillées. « Du temps des vinyles, des années 1950 aux années 1980 », reprend celle qui co-fonda la Commission d’écoute de phonogrammes pour enfants des bibliothèques parisiennes, « la production sonore était le seul fait des éditeurs phonographiques. Comme ils ne disposaient pas des droits liés aux textes, ils faisaient des adaptations. » Au premier rang de celles-ci, les livres-disques pionniers produits par Lucien Adès dans la collection du Petit Ménestrel à partir de 1953, qui transposaient en sons, avec un ton parfois plus infantilisant qu’enfantin, des contes et des classiques de la littérature, mais aussi les productions de Disney ou des bandes dessinées comme Spirou.

De cette époque fondatrice datent les premières fictions personnifiant des instruments de musique, dont l’emblématique Pierre et le Loup de Prokofiev conté par Gérard Philipe en 1956 aux éditions Le Chant du Monde. Sylvain Quément, fondateur de la webradio musicale pour enfants Radio Minus, préfère quant à lui dénicher des « trésors cachés ». Par exemple, chez le label BAM en 1955, Le crabe qui jouait avec la mer du compositeur Philippe Arthuys : « une adaptation littéraire d’un récit de Rudyard Kipling, pionnière en matière de musique concrète, qui donne à entendre de multiples textures sonores. » Mais aussi une production originale éditée par Philips en 1959, « la fiction la plus emblématique de l’esprit des feuilletons radiophoniques » : Cadmus, le robot de l’espace de Jean-Jacques Olivier, joué par des acteurs de cinéma, réalisé par Henri Gruel, avec aux effets sonores Jean-Jacques Perrey et, précise la pochette, « son ondioline kaléidoscopique ».


La guerre des étoiles, adaptation phonographique avec Dominique Paturel (récitant), Le petit ménestrel, disques Adès, 1979.


Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, lu en 1954 par Gérard Philipe, Disques Festival.


Le crabe qui jouait avec la mer de Philippe Arthuys, label BAM, 1955.

La Jardinière de légumes de Françoise Gerbaulet, Les Histoires du pince oreille, France Culture, 8 mai 1999, réalisation Marguerite Gateau.

L’utilisation du support cassette au milieu des années 1980 permet de passer « du disque noir fragile, écouté religieusement sur la platine familiale, à un objet que les enfants peuvent manipuler eux-mêmes, sur leur propre lecteur », poursuit Françoise Tenier. Et les éditeurs littéraires s’en emparent pour proposer des interprétations sonores de leurs collections : « Cela a beaucoup diversifié le répertoire enregistré, en l’améliorant. » La production se concentre sur des textes existants, Gallimard s’imposant comme un acteur central du livre-cassette. Au cours des années 1990, Alain Trutat et Nelly Le Normand produisent chaque semaine sur France Culture les splendides Histoires du Pince Oreille, poèmes et récits structurant chaque émission de façon originale, avec une grande musicalité dans le rythme et les ambiances. Une autre façon de s’adresser aux enfants s’impose, qui les traite comme des personnes à part entière.

 


La voiture de Groucho, de Michèle Moreau (auteure), Nathalie Choux (illustrations) et Olivier Saladin (récitant), Didier Jeunesse.

Extrait de Lunon chamboule tout, d’Agnès Bertron-Martin (auteure), Élisa Géhin (illustratrice), Christel Touret (voix) et Ludovic Rocca (réalisateur sonore), benjamins media, 2010

Chez Didier Jeunesse, Michèle Moreau lance en 1988 des cassettes d’histoires et comptines d’abord destinées à l’alphabétisation des enfants d’origine étrangère, puis proposées au grand public. La maison d’édition reste aujourd’hui fidèle, dans ses livres-CD, au répertoire traditionnel comme aux publics « maintenus à l’écart ». Cette attention portée à un lectorat souvent déconsidéré est partagée par d’autres éditeurs de livres audio, et a certainement à voir avec la mésestime dans laquelle est souvent tenue la production jeunesse – alors qu’elle est précisément la source d’un travail inventif autour de l’oralité, de la musique, du sonore. Les éditions benjamins media développent depuis 1988 un catalogue des plus stimulants, conçu pour être accessible aux enfants aveugles comme aux autres, et qui s’appuie aujourd’hui sur des créations inédites. « Cette approche acousmatique continue de nous distinguer d’autres productions, qui travaillent beaucoup en rapport avec le visuel », précise Ludovic Rocca, réalisateur chez l’éditeur depuis près de dix ans :

Je prends le temps entre deux phrases d’ouvrir un tiroir sonore qui n’est ni dans le texte ni dans l’illustration.

À la fin des années 1990, le support CD se généralise et permet l’apparition, au cours des années 2000, d’éditeurs plus nombreux. Le ton paternaliste n’est plus de mise, mais les jeunes oreilles doivent régulièrement faire face à un ennemi tout aussi redoutable : le show-business, ses mises en son spectaculaires et ses voix hollywoodiennes qui laissent bien peu de place à un imaginaire propre.

En contrepoint, le créateur sonore Daniel Deshays, qui a réalisé il y a une quinzaine d’années chez Gallimard Jeunesse le son de la série pour les très jeunes enfants Coco, évoque une toute autre approche : « Pour moi c’était un terrain d’essai qui permettait d’échapper aux formes sonores déjà normées. Il fallait pouvoir travailler avec de petits objets, presque rien, jouer sur l’énergie, les silences, les scansions, dans une oreille que certains qualifieraient de musicale, mais qui est simplement vivante. La parole est un geste, la fabrication des sons est un geste. »  On est bien loin des bruitages redondants ou des clochettes indiquant le moment de tourner la page.

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Dessin de Marie Dorléans pour Mon voisin, éditions des Braques, page 2.

Chez les éditeurs attentifs au sonore, le geste de publier lui aussi est rare – pour des raisons économiques, et parce que l’audio est un chantier d’importance. Aux éditions Sarbacane, trois albums-CD seulement au catalogue : le son n’est inclus que s’il fait partie prenante de l’histoire. Le Château des pianos de Pierre Créac’h permet ainsi de découvrir les sonorités de pianos de collection : « Nous voulions donner à l’oreille des sons que nous n’entendons plus aujourd’hui, un peu comme on forme le goût », indique Emmanuelle Beulque, directrice éditoriale. Aux éditions des Braques, le son autre que musical peut aussi devenir un personnage à part entière, comme dans Mon voisin de Guillaume Gallienne et Marie Dorléans, où les dessins jouent fort bien de l’imaginaire lié au bruit. Parmi les éditeurs de CD simples, on citera notamment l’École des loisirs, qui fait des adaptations de ses livres les plus demandés, et les éditions Oui’Dire, qui présentent une collection de contes d’auteur⋅e⋅s écoutables à tout âge, à l’instar de l’ébouriffant Monstres de Myriam Pellicane, accompagnée par Éric Delbouys et ses « tambours préparés ». Signe de reconnaissance et de vitalité, diverses structures promeuvent les livres-CD et livres audio : certaines anciennes, comme l’académie Charles Cros ou la Commission d’écoute des bibliothèques de la ville de Paris, et d’autres plus récentes, comme les associations La Plume de Paon, qui organise un festival du livre audio, et Lire dans le noir, qui réunit des journalistes de Radio France.

 

 

Extrait de Mon voisin interprété par Guillaume Gallienne, éditions des Braques.

Extrait de Monstres de Myriam Pellicane (conteuse), Éric Delbouys (musique) et Laurence Barbier (illustratrice), Oui’Dire.

Alors qu’elles montrent une créativité nouvelle dans le secteur de l’édition, les fictions jeunesse sont néanmoins les grandes absentes des antennes publiques ou associatives aujourd’hui. « Il y a beaucoup de mépris », « les catégories non décideuses ne l’emportent pas », « cela demanderait d’abord que les enfants soient pris au sérieux » : les actrices et acteurs du livre sonore regrettent cette sourde oreille de la radio pour l’enfance. Il existe quelques exceptions dans le domaine du conte ou dans le travail d’ateliers par et pour les enfants par exemple mené en Belgique par le collectif Wow !, et diffusé sur Radio Panik. Arte Radio, qui s’avoue « plus intéressée par les questions pour adultes » et qui soulève les limites de son support numérique pour les enfants (absence d’autonomie et confrontation à des créations sonores pour des oreilles plus averties), a néanmoins décidé depuis 2014 de produire une fiction jeunesse à chaque Noël. France Culture, de son côté, a abandonné en 2010 la diffusion hebdomadaire d’une émission jeunesse. La chaîne y substitue une programmation ponctuelle et a fait basculer une partie du fonds d’archives jeunesse sur le portail fictions.franceculture.fr. On y trouve des pièces d’une très belle qualité, à l’instar du récent Alice & merveilles, concert-fiction de Stéphane Michaka avec l’Orchestre National de France, mais comme mises en valeur sur un site dédié pour mieux se raréfier à l’antenne.

 

Collectif WOW!, Le monde à l’envers du Père Laboule, une fiction radiophonique jeune public en direct et interactive, 24 mai 2014, lors du festival Monophonic à Bruxelles.

 

Guillemette à la plage, de Julie Bonnie (texte, musique, voix) et Samuel Hirsch (musique additionnelle & réalisation), Arte Radio.

Il n’y a pas d’art pour l’enfant, il y a de l’art. Il n’y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme. Il n’y a pas de couleurs pour enfants, il y a les couleurs. Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature.

La déclaration du « concepteur de livres » François Ruy-Vidal avait dans les années 1970 secoué le landerneau éditorial. Et Françoise Tenier d’ajouter aujourd’hui : « Un bon disque pour enfant est aussi un bon disque pour adulte. » Peut-être est-ce là le secret des fictions sonores jeunesse : si elles sont méconnues, ce n’est pas en raison de leur simplicité supposée, mais au contraire parce qu’elles sont bien plus exigeantes à imaginer et à fabriquer.

Cet article est paru à l'origine dans les Carnets de Syntone d'octobre 2015. Abonnez-vous pour recevoir nos articles en primeur !

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