Conversation autour de Vers le Nord et d’une séquence inédite ~ Entretien avec Christophe Deleu et François Teste

Le 22 mars dernier, nous nous entretenions avec Christophe Deleu autour de sa pratique du documentaire mêlée d’écriture fictionnelle et, entre autres, de sa dernière production, Vers le Nord. Cette dernière raconte le projet de Alain Cointet, un cinéaste du Nord de la France qui, contre vents et marées, cherche à représenter sa région autrement que par les clichés tantôt sinistres, tantôt “publicitaires”, servis par tout un tas de films tels que Bienvenue chez les Ch’tis, La Vie de Jésus ou encore Germinal. Vers le Nord a été diffusé hier, le lundi 5 avril, dans Sur les Docks sur France Culture, et peut encore être podcasté jusqu’au 12 avril. Nous vous invitons d’ailleurs à l’écouter avant de lire ce nouvel entretien où l’on en décortique quelques enjeux.

Conversation avec le duo Christophe Deleu / François Teste, producteur délégué et réalisateur, qui nous offrent une séquence inédite ! N’hésitez pas à leur poser vos propres questions dans les commentaires, ils tenteront de vous répondre.

Dès le début, le sociologue Philippe Breton nous avertit sur le risque que comporte la démarche du cinéaste. Au bout de 53 minutes, elle s’avère en effet être infructueuse. Si on écoute cela d’une oreille sévère, on peut se dire que la fin ne nous apporte rien de plus que ce qu’on sait au départ. Est-ce à dire que se trouve validée la thèse contraire à celle du cinéaste, qui serait que tous les autres films sur le Nord racontent la “réalité vraie” ? Je n’en ai pas la certitude. Alors, qu’est-ce qui a bougé lors de ces 53 minutes ?

C. D. La fin d’une émission marque-t-elle la victoire d’une thèse ? Je ne crois pas. Il s’agit d’une réflexion sur la représentation d’un territoire à l’écran. Il y a plein de thèses possibles. Je serais assez d’accord avec Rohmer pour ne pas trop juger les personnages, ni trop expliquer les motivations. Même dans le cadre d’un documentaire-fiction. Au départ, le cinéaste relève le défi proposé par Elise Ovart-Baratte dans son livre Les ch’tis, c’étaient des clichés : filmer un Nord moderne. Qu’est-est-ce qui a bougé ? Pas grand chose, c’est vrai. Mais l’émission raconte cette expérience-là. L’une des idées était de raconter un échec, comme dans Les trafiquants d’épave de Stevenson par exemple. Dans l’émission, le cinéaste cherche son trésor à lui. On peut se reconnaître en lui, c’est la valeur universelle de l’émission. N’oublions pas que le ton se veut surtout humoristique. C’est un ratage à visée comique.

F. T. N’oublions pas Luc Moullet, à qui il est fait référence à trois reprises et qui fait un “caméo” [une apparition en clin d’œil, NDLR] : lui a filmé le Nord autrement et l’on sent que c’est le cinéma dont rêve notre metteur en scène. Ne propose t-il pas de construire un building en forme de triangle inversé, la pointe en bas, comme les terrils de Luc Moullet ? Je pense que nous sommes là aussi pour que les auditeurs se posent des questions sans pour autant apporter les réponses. L’échec du metteur en scène est en ce sens un bon moteur de réflexion.

C. D. Nous pouvons révéler que tout ce qui relatif à Luc Moullet est improvisé dans l’émission : quand le metteur en scène évoque La cabale des oursins dans le train, quand la prof de cinéma évoque le cinéaste et le film dont elle rêve pour le Nord, et sourtout la rencontre elle-même, qui est fortuite. Lors du dernier jour d’enregistrement, on est réellement tombé sur Luc Moullet en train de tourner son film dans le centre de Lille. Il s’est prêté au jeu. C’est abyssal. Combien avait-on de chance statistiquement de le rencontrer à Lille quand on y était ?

Blue by Agacha on flickr

(cc) Agacha – flickr

Je ne sais pas vraiment quelle est la définition d’un docu-fiction : peut-être serait-ce la rencontre de la fiction avec le réel, avec l’idée que cette rencontre crée un bouleversement soit dans le cours de la fiction, soit dans le cours du réel. Mais en l’occurrence avec Vers le Nord, j’ai l’impression d’être à l’écoute de ce que je nommerais une “fiction documentée”, c’est-à-dire une fiction authentifiée par le réel. Autrement dit, les séquences documentaires de Vers le Nord me paraissent être là seulement pour illustrer un scénario de départ. Est-ce le cas ?

C. D. C’est la première fois que François Teste et moi mettons en place un dispositif fictionnel pour aller à la rencontre du réel sur le terrain. Jusqu’à présent, on reconstituait un faux réel en studio, ou en intérieur, disons. Avec les deux comédiens, nous sommes allés sur “le terrain” documentaire avec un script, composé d’une vingtaine de séquences à “tourner”. Mais répondre de façon affirmative à ta question supposerait qu’une frontière identifiée entre les séquences documentaires et les séquences fictionnelles existe, ce qui est inexact.

Nous n’avons pas tourné un scénario, les comédiens n’avaient pas un texte à réciter. Ce sont de vrais interviewés que les comédiens rencontrent. Il y a une grande part d’improvisation qui modifie en permanence le projet. À tel point que nous perdions nos repères durant ces séances de tournage. Les comédiens nous ont vraiment épatés, on a pu aller assez loin. Et puis c’est l’enquête documentaire qui a aussi permis de construire le récit fictionnel.

F. T. Pour moi, dans le docu fiction, la fiction est là pour dire les choses autrement et avant tout pour raconter une histoire. Fiction et documentaire peuvent très bien suivre des chemins parallèles sans jamais se croiser ou comme ici se rencontrer et se nourrir l’un l’autre.  Dans Vers le Nord, le point de départ est bien la position d’Elise Ovart Baratte à propos de Bienvenue chez les Ch’tis et l’envie qu’a eue Christophe Deleu de poser la question de comment parler du territoire. Donc, un point de vue “documentaire”. L’histoire du metteur en scène, de son assistante n’est venue qu’après.

Dès ton introduction, Christophe, on sent ton plaisir à vivre cette aventure et à y entraîner l’auditeur, et c’est sûrement cet enthousiasme malicieux qui en fait en partie la réussite.
Cependant, quel est vraiment votre parti pris concernant l’auditeur, ce fameux “pacte de départ” dont tu nous as parlé ? La “révélation” finale semble nous faire comprendre qu’il fallait bien dire que c’était une fiction, alors que de nombreux éléments ~ comme le découpage très cinématographique de plans sur l’assistante puis sur le cinéaste, le fait que les “vraies gens” pourraient très bien être des comédiens aussi, etc. ~ ne nous ont pas permis de douter que c’était une fiction. Tout du moins, cela nous a permis d’accepter votre jeu. N’avez-vous pas hésité sur la teneur du pacte simplement pour des raisons de contexte de diffusion (Sur les Docks est une émission documentaire) ?

C. D. Peu à peu, j’ai cessé de découper les espaces documentaires et fictionnels. Pour le cinéma, Roger Odin a bien expliqué que du côté de la réception on a toujours le choix : mode fictionnel ou documentarisant. À l’auditeur de décider. Nous, nous n’avons jamais été aussi loin dans le flou. Mais c’est vrai qu’on prend des risques à mélanger les visées. Le metteur en scène, par exemple, est souvent celui qui représente la fiction, mais il peut aussi se transformer en intervieweur. Cela étant, on s’est rendu compte que ce n’était pas évident pour le comédien de se mettre à poser des questions aux personnes rencontrées, car son personnage n’est pas vraiment dans l’écoute. La séquence avec le chanteur des Blaireaux était davantage conçue comme un entretien classique, mais tout a dévié : le comédien s’en est pris exclusivement au chanteur et à la chanson sur les frites. Nous avons eu un peu de mal à conserver notre sérieux lors de cette séquence.

Stone Hills by Agacha on flickr

(cc) Agacha – flickr

J’ai envie de penser que la révélation faite par le cinéaste à la fin est là pour jeter un nouveau trouble. Sans baisser son masque de personnage, il nous dit que son film, c’est celui qu’on vient d’écouter. Alors qu’on se disait que ce cinéaste était finalement nul et inconsistant, voici qu’il nous apparaît manipulateur et qu’il y a autre chose à comprendre. Était-ce intentionnel ?

C. D. À la fin de l’émission, c’est plus ambigu qu’il n’y paraît. Vers le Nord peut en effet être le film annoncé et peut donc s’entendre comme le vrai making-of d’une émission de radio, sur les dispositifs qu’on met en place pour faire une émission. Bon, c’est vrai, un intervieweur ne se comporterait pas comme le metteur en scène.

F. T. Pour moi le seul pacte avec l’auditeur est qu’il ne décroche pas, qu’il soit embarqué. Ce docu-fiction, c’est un peu de l’hypnose, un rêve éveillé pendant 53 minutes.

Tout, notamment au début de l’émission, est là pour endormir l’auditeur et lui permettre de gagner le monde que l’on a créé pour lui. À la fin, bien sûr, il faut le réveiller pour que lui puisse vaquer à nouveau à ses occupations et, nous, donner un dénouement à notre histoire. La révélation est là pour que tout le monde reprenne sa place et qu’en l’occurrence soit rendue à Christophe Deleu sa place de producteur. La révélation, c’est un peu la fin d’un grand bal costumé où tout le monde a pris les habits du voisin (le comédien celui d’intervieweur, l’interviewé celui de comédien) et où l’on tombe les masques afin de revenir à la vraie vie. Il est indispensable que les choses rentrent dans l’ordre, notamment pour que la chronique d’Albert Jacquard qui suit Sur les Docks n’apparaisse pas complètement surréaliste. À noter que la place de Christophe Deleu dans ce docu-fiction est relativement originale et inédite. Ni intervieweur mais un peu quand même, ni complètement absent, un peu comédien parfois ~ ce qui lui a posé des problèmes d’ailleurs ne sachant plus lui-même dans quelles eaux il naviguait. La révélation pose aussi l’idée qu’il ne faut pas croire tout ce que l’on nous dit, même (surtout ?) à la radio.

Vers le Nord (séquence inédite)
par Christophe Deleu

Réalisation : François Teste

À propos de cette séquence inédite dont nous vous remercions, où avait-elle sa place dans le scénario ? A-t-elle sauté au montage pour une raison de durée ou parce que vous la trouviez redondante ? Quel intérêt supplémentaire aurait-elle apporté ?

C. D. Cette séquence au café est improvisée. Au départ, on faisait une pause, mais très vite on s’est rendu compte que chacun conservait son rôle : le metteur en scène, l’assistante, François et moi les gens de radio. Et le metteur en scène s’est mis à poser des questions à la gérante du café qui nous a raconté son Nord, son histoire de famille. Ce qui est beau, c’est la chanson de Nino Ferrer, Le Sud, qui passe à la radio en même temps. Dans une version plus longue de l’émission, on aurait mis cette séquence. Dans une version de 53 minutes, elle a plus de mal à trouver sa place, elle ralentirait trop le rythme. On a beaucoup improvisé dans la voiture, aussi. Et on a gardé certaines séquences (le metteur en scène qui parle du métro lillois, et quand il veut faire “sauter” des maisons).

F. T. Cette séquence, c’est un peu comme un cinéaste qui soudain tombe sous le charme d’une lumière, d’un décor naturel éphémère (un arc-en-ciel ?) et qui se dit qu’il faut absolument qu’il improvise quelque chose avec ses acteurs dans ce décor. Nous nous sommes arrêtés par hasard dans ce café qui ne payait pas de mine. La porte franchie, c’est comme si nous entrions dans “le Nord”. Nous étions au cœur du sujet : la brique rouge, quelques habitués, la radio dans le fond, une patronne chaleureuse en toute simplicité, un peu intriguée par notre micro…

La lumière sonore était parfaite. C’était d’une telle évidence (surtout avec Le Sud de Nino Ferrer dans le fond) qu’il n’y avait plus qu’à se lancer et c’est le talent d’improvisation de Richard Herlin [qui joue le cinéaste, NDLR] qui a fait le reste. Elle n’a pas été conservée dans le montage final car moins indispensable que d’autres séquences, qui étaient nécessaires à la progression dramatique ou plus chargées de contenu.

Cette séquence est-elle emblématique de la confrontation que vous cherchiez entre le réel et  la fiction ? Comment ont été préparés ces moments d’improvisation avec les comédiens ? L’échec du cinéaste était-il pré-écrit ou s’est-il dessiné au fur et à mesure du tournage des séquences documentaires qui allaient finalement toutes dans le même sens, à savoir la contradiction du projet du cinéaste ?

C. D. Les deux comédiens avaient un descriptif de la séquence, quelques mots-clefs qu’ils devaient absolument placer dans la discussion. On a répété un peu, avant de partir dans le Nord. On a surtout mis en place le duo Richard Herlin, vrai nordiste, et Iris Derœux. Mais les improvisations ont été nombreuses. C’est sans doute la séquence de la baraque à frites qui est la plus fidèle au script. Celle avec le chef d’entreprise, la dispute qui suit entre le metteur en scène et son assistante, l’interview du chanteur des Blaireaux, ont véritablement pris des directions différentes du script. Le chef d’entreprise Frédéric Lambin a réellement paru en colère quand il a rencontré le metteur en scène ! Il y a aussi des vraies retrouvailles, organisées, quand le metteur en scène prend contact avec son ancienne prof de filmologie. Quant à l’échec du metteur en scène, encore une fois, c’est plus ambigu. Et s’il y avait une deuxième émission où il tournerait finalement son film?

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De nouveau, n’hésitez pas à poser aux auteurs vos propres questions dans les commentaires, ils tenteront de vous répondre. Vers le Nord s’inscrit dans le cadre de la semaine du docu-fiction dans Sur les docks. François Teste y a également réalisé Les dernières heures de Clovis Creste, produit par Irène Omelianenko et diffusé mercredi 7 avril à 17h. Il a coproduit, avec Laure-Hélène Planchet, Lettres mortes, diffusé vendredi 9 avril, toujours à 17h. On pourra retrouver Christophe Deleu à l’écriture d’une “vraie” fiction, Je voulais pas le laisser à la cantine (4 épisodes de 5 minutes), dans Les passagers de la nuit, du lundi 19 au jeudi 22 avril, de 23h à 23h50, toujours sur France Culture, et avec de nouveau la présence vocale d’Iris Derœux, qu’on a pu entendre dans Vers le Nord, cette fois aux côtés de Philippe Garbit.

2 Réactions

  • C’est amusant comme la séquence inédite est d’autant plus documentaire que sa manière de se raconter a besoin de s’authentifier (jusqu’au fait du décodage du carnaval : le film de Dany Boon comme plus documentaire qu’on peut croire…), jusqu’à ce que la question de ce qu’aime la cafetière soit déliée de ce qui est représentatif ou pas. Qui est justement le moment où le cinéaste est moins attentif à sa mauvaise foi, tandis qu’il la faut ouvertement scénaristique pour que sa mauvaise foi gagne du relief de la construction. Et de ce point de vue, j’ai trouvé l’évolution de Faustine (l’accès à ses coups de fil à la copine) plus révélatrice de la structure du montage. Pendant la diffusion diffusé hier, je me suis quand même demandé si la dispute était jouée ou non, et dit que le protocole (qui plus est après le mot de Jean Lebrun) donnait à la question des conditions du tournage et de leur lisibilité un grand pouvoir sur le registre dans lequel on pouvait écouter la suite. Et je pense que le trouble n’est peut-être jamais assez indéfini, même si les précautions éditoriales, en l’occurrence, s’auto-effacent.

  • Jacques dit :

    Question à Christophe: Quelle pérennité pour cet extrait inédit?Pourquoi ne pas en garder la mémoire sur le site d’ADDOR ? (si toutefois la gestion des droits le permet).Ce sera tout pour moi, j’ai dit ce que je pense du docu sur le site de l’émission :o)

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