Quand la radio trompe l’oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques. Episode 3 : « Plateforme 70 ou l’âge atomique ».

Quand la fiction fait l’évènement en passant pour le réel : retour, sous forme de feuilleton, sur près d’un siècle de faux-semblants radiophoniques. Après deux premiers épisodes consacrés respectivement aux années 1920 (Maremoto et En direct des barricades) et 1930 (La Guerre des mondes), nous plongeons maintenant au cœur des années 1940 avec deux pièces : Plateforme 70 ou l’âge atomique de Jean Nocher sur la Chaîne parisienne et, de façon plus anecdotique, le monstre marin imaginé par des GIs sur la radio de l’armée états-unienne d’occupation au Japon.

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Image extraite de Sciences du monde n°97, 1971, « L’énergie atomique ».

« Panique à Paris : la radio avait fait état d’une fausse désintégration atomique du monde » titre le 5 février 1946 le Toledo Blade, un quotidien de l’Ohio1. Ce jour-là, une création sonore de la Radiodiffusion française a les honneurs des journaux nationaux comme de la presse internationale. Mais on commence à connaître la chanson : les récits de paniques en disent souvent bien plus sur celles et ceux qui les relayent que sur ce qui s’est réellement passé. Cela ne rate pas ici, Plateforme 70 ou l’âge atomique faisant même figure de cas d’école en la matière. Ce 4 février 1946 à 20h45, après les informations, Jean Nocher commence à diffuser sur la Chaîne parisienne le premier épisode d’une série de dix fictions sur le monde tel qu’il serait en 1970. La réalisation en est assurée par Bernard Gandrey-Réty, alors âgé de 21 ans. De son vrai nom Gaston Charon, Jean Nocher est normalien, féru de philosophie, ancien résistant, gaulliste militant, plus tard député du Rassemblement du peuple français – il pourfendra, lors de chroniques radiophoniques quotidiennes au début des années 1960, les « garçons ambigus » et les « filles hommasses », le jazz et les jeunes qui ne travaillent pas, Sartre et les « soi-disant intellectuels » solidaires des indépendantistes algérien·ne·s2. Pas franchement un rebelle, donc, plutôt un conservateur idéaliste. En cet immédiat après-guerre, Nocher reste profondément marqué par le bombardement d’Hiroshima et, ne partageant pas plus la confiance univoque des dirigeants de l’époque dans les progrès de la science que la volonté d’insouciance d’un certain nombre de ses concitoyen·ne·s, il endosse le rôle de « maître au dessus de la mêlée, indiquant aux gens ce qu’il fallait faire (…) : le monde devait aller vers la bonté, la générosité et quitter tout ce qui était laid. »3. Il imagine donc dix « émissions d’anticipation » mettant en scène le meilleur et le pire des inventions technologiques du futur afin de donner à penser sur les errements de la vie sociale, politique et intellectuelle de son époque.


Premières minutes de Plateforme 70 de Jean Nocher.

Pour le premier épisode, il a prévu de démarrer en fanfare sur le pire : « La Grand’ Peur ». Claude Bourdet, directeur général de la radio, est non seulement consentant mais enthousiaste (« le synopsis me parut franchement excellent et original ») et prévoyant : « Comme nous connaissions tous l’expérience d’Orson Welles (…), il fut décidé de prévenir le public par de nombreuses annonces insistant sur le caractère fictif de l’émission, destinées aux auditeurs qui n’auraient pas pris connaissance des programmes de radio4. » La fiction est donc indiquée comme telle dans les rubriques radio des journaux et à sept reprises, dans les trois jours précédant l’émission, le public est mis en garde sur les ondes. Mais l’avertissement final, qui devait être diffusé juste avant la pièce, est oublié : « Tout compte fait, je suis porté à croire que ce fut probablement un oubli véritable. », concèdera Claude Bourdet. Le 4 février, donc, les informations de Ce soir en France sont simplement suivies d’un indicatif sonore sous forme de « montée d’orchestre rappelant une sirène et évoquant le son à la fois grinçant et ouaté d’un gigantesque ascenseur » puis de « sons [qui] s’étalent, deviennent très doux, mystérieux, confidentiels ». Et, sans autre transition, l’antenne poursuit sur une « importante communication » du professeur Hélium de l’Institut mondial des recherches atomiques.

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Image extraite de Sciences du monde n°97, 1971, « L’énergie atomique ».

Le grand scientifique, joué par Nocher, annonce après quelques considérations inaugurales sur Hiroshima : « Mais je ne suis pas venu à ce micro pour philosopher : je suis là pour vous demander d’abord de garder tout votre sang froid. Je dois en effet vous avouer qu’à la suite d’essais de désintégration atomique menés de façon un peu trop rapide, peut-être, et trop poussés par des savants éminents mais qui travaillent ici dans un terrible inconnu, on vient de relever certains troubles graves, affectant non seulement les organismes humains mais aussi le mécanisme terrestre, et dus aux rayons alpha que l’uranium 235 et le plutonium émettent à la vitesse formidable de 20 000 kilomètres par seconde. » Sur quoi, afin de donner plus de réalité à la catastrophe, il profite d’un vibrant appel au calme pour décrire par le menu ses effets apocalyptiques : « Je vous conjure donc de ne vous laisser en aucun cas entraîner à la panique, même si vous étiez soudain les témoins d’évènements insolites ou extraordinaires tels que : lueurs soudaines dans le ciel, craquements, vibrations du sol (elles ne sont d’ailleurs pas dangereuses tant qu’elles ne dépassent pas une certaine amplitude), pannes de lumière et arrêt de tous les moteurs ayant des connexions électriques, enfin troubles physiologiques légers : tremblement, excitation épidermique et perte momentanée du sens de l’équilibre5. »

Pendant vingt-quatre minutes, les interventions pontifiantes du savant alternent avec celles des journalistes de l’antenne (les « speakers ») et avec de faux reportages. Le professeur Pickford, directeur du Clark Institute, disparaît « dans la volatilisation d’une assez grande étendue de territoire », et le président de l’Onu lance un ultime appel au sang-froid de l’humanité, afin, « même si la civilisation devait disparaître et s’engloutir dans l’océan de son propre génie, que du moins la dignité humaine soit sauve ». On croit entendre un mix de Maremoto et de La Guerre des mondes6 : des sons de vents violents, du code morse, des blancs et à l’occasion quelques mesures de musique viennent interrompre la transmission. Des communications navales et aériennes sont diffusées directement à l’antenne et le journaliste en studio met régulièrement en scène la radio comme centre névralgique de la crise en cours : seul vecteur d’information, elle devient aussi, à travers les problèmes techniques qui l’affectent, un symptôme de la catastrophe en cours. Un reporter intervient depuis un grand carrefour parisien où se trouve « une dizaine de milliers de personnes », tombe sur « un orateur improvisé [qui] parle ma foi très bien » et lui tend le micro : « Les machines, qui auraient pu faire votre bonheur et votre libération, ont fait votre esclavage et votre misère parce qu’on n’a pas su les utiliser pour la communauté. » Puis la panique augmente, une femme crie tout à coup : « Monsieur, monsieur, il paraît qu’il y a un tremblement de terre boulevard de la Chapelle et que là-bas, tout le quartier est en feu ! » Les voix dûment masculines et professionnelles de la radio tentent de restaurer l’autorité et la raison : « Mais non, Madame, taisez-vous… Ce n’est pas vrai ! Coupez, nom de… » – mais en vain, l’hystérie ne s’arrête plus. À peine le temps d’entendre quelques prières à la cathédrale Notre-Dame « où de nombreux fidèles se sont spontanément rassemblés », que des explosions interrompent brutalement les deux speakers en studio.

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Image extraite de Sciences du monde n°97, 1971, « L’énergie atomique ».

L’indicatif retentit et les acteurs eux-mêmes désannoncent la pièce, rassurant le public sur le caractère factice des évènements tout juste retransmis, mais pour mieux l’inquiéter sur son avenir : « Je ne sais si vous vous êtes laissés prendre à notre jeu… », déclare le professeur Hélium, « Mais était-ce bien un jeu ? Qui sait si le cauchemar d’aujourd’hui ne sera pas la réalité de demain ? » Et de conclure sur l’annonce du deuxième épisode de la série : « Aujourd’hui, nous vous avons donné un avant-goût du suicide. La semaine prochaine, nous tenterons de vous lancer dans l’autre vie et de vous faire connaître les nouveaux bonheurs. »

Image extraite de Sciences du monde n°97, 1971, « L’énergie atomique ».

Jean Nocher mettra ensuite un point d’honneur à souligner toutes les « invraisemblances criantes » qu’il avait incluses, « donnant un nom bouffon à son savant, faisant parler le Président de l’Onu avec un accent mi-belge, mi-marseillais, faisant chanter à Notre-Dame un hyme protestant (« Plus près de toi mon Dieu ») »7, inventant des lieux géographiques (Tunguska et Gunport) et des codes militaires (zone W1 et W2) – et précisant, enfin, que « tous les bruits de foule (…) étaient fait par des repiquages sur disques. Lors de la prise de son, il n’y avait dans le studio que cinq personnes… »8. À quoi l’on pourrait ajouter que ces cinq personnes jouaient dans le plus pur style du théâtre radiophonique conventionnel, leur ton dénonçant de facto l’artifice aux oreilles accoutumées à ce genre. En somme, dira Nocher en 1954, « nous ne voulions pas du tout faire peur, simplement le directeur de la radio m’avait dit : “Je voudrais une émission qui réveille la radio, qui fasse du bruit”. Alors on a fait une émission qui a fait du bruit. Mais elle a fait trop de bruit9. » Claude Bourdet, qui ne dirigeait la radio que depuis un mois et demi, y avait été placé par l’éphémère ministre de l’Information d’alors, André Malraux, lequel avait pris ses fonctions en novembre 1945 et ne les occupait déjà plus au moment de « l’émission atomique ». En cet après-guerre politiquement agité, Bourdet avait été chargé de réformer en profondeur la radio : « Mon but était d’obtenir que la Radio serve le public au lieu de se servir de lui. (…) Cela n’avait pas été sans de sérieuses résistances et des décisions brutales. La Radio était (…) la proie de nombreux  »gangs » tant politiques qu’administratifs (…). Quand Malraux quitta l’Information fin janvier, je compris que les  »gangs » allaient avoir leur revanche10. »

Malraux est remplacé par Gaston Defferre, membre de la SFIO (grand parti de gauche de l’époque), qui se méfie des affinités gaullistes de Bourdet et souhaite le remplacer par un socialiste accrédité. Bourdet refuse de démissionner – mais quelques jours plus tard, la diffusion du premier épisode de Plateforme 70 offre un excellent prétexte à Defferre pour le révoquer définitivement. Jean Nocher, lui, sera suspendu pour trois mois. La presse, comme à son habitude, brode avec délectation sur la panique supposée : « L’émulation aidant, on pouvait lire en manchette des journaux de la capitale “que les immeubles de la Radio avaient été pris d’assaut et devaient être gardés par la police, que de nombreux parisiens étaient morts de peur, que d’autres avaient succombé à des doses massives d’alcool absorbées en quelques instants de désespoir, que de nombreuses femmes avaient accouché prématurément, que des cas de folie étaient signalés partout, que les polices, les ambulances et les pompiers étaient sur les dents, qu’il y avait des émeutes dans les faubourgs, que l’auteur de Plateforme 70 était arrêté, qu’il était en fuite, etc. etc.”. (…) Un Patriote de province (…) imprima gravement : “M. Jean Nocher est interné à Charenton”. » Claude Bourdet verra derrière ces inventions journalistiques la main du gouvernement même. Parmi les voix dissonnantes, on trouve un chroniqueur du Figaro, Pierre Devaux, dont la ferveur anti-nucléaire horrifierait ses collègues d’aujourd’hui : « Je réclame hautement, en ma qualité de vulgarisateur scientifique, le droit de féliciter l’auteur de Plateforme 70 ou l’âge atomique. (…) Ce que Jean Nocher a décrit et nous a fait vivre, c’est l’aboutissement normal des découvertes extravagantes de la physique, et la violence instantanée de la réaction prouve la terreur latente dans laquelle vivent deux milliards d’hommes en face de ces abominations de la science11. »


« Jean Nocher à propos de Plate forme 70 », 21 avril 1954, Télé Paris.

La pièce n’occasionne en fait nulle mort, nulle hystérie de masse, nul emprisonnement, mais donne lieu à quelques sueurs froides que Jean Nocher se plaira à rappeler en dédicace de son livre : « À la brave femme qui courait dans la rue en criant : “Sauve qui peut, v’là les atomes qu’arrivent !” ; au petit rentier converti qui descendit à la cave en caleçon dégrafé ; à la famille de durs qui liquida toute sa ration de pinard du mois avant de se faire désintégrer ; à l’épouse irréprochable qui avoua à son mari qu’elle le trompait depuis sept ans avec le croque-mort du dessus ; à la paire d’amoureux qui se fiancèrent in-extremis devant le haut-parleur ; à un monde éperdu, éploré, paniquard, pitoyable et crédule, qui est au seuil du bonheur, ou du néant – à son choix… je dédie ce SOS qui n’était pas un jeu… en vous souhaitant bonne chance, mes fils12 ! » Il s’amusera aussi à rapporter la légende selon laquelle neuf mois plus tard, Paris aurait connu un pic de naissances. Il dira, enfin, avoir reçu « 28 000 lettres, dont 3 000 d’injure et 25 000 d’approbation »13.

Claude Bourdet s’en tiendra quant à lui au chiffre de 12 000 lettres, mais ne boudera pas le plaisir de relayer l’enthousiasme d’un journaliste consultant ce courrier, et surtout sa critique de la Radiodiffusion française : « Il m’est, en ce moment, permis de lire des documents extraordinaires : de véritables pétitions – l’une est signée de douze familles de tout un immeuble, l’autre des dactylos du Crédit Commercial de France, une autre enfin du personnel du Laboratoire d’électricité, et bien d’autres encore émanant de tous les quartiers de Paris et de tous les autres coins de France – pétitions presque toutes conçues sur ce thème : “(…) Nous sommes épouvantés à l’idée qu’une émission, sous prétexte qu’elle était originale, a pu faire un tel bruit. Nous attendons la suite avec impatience, car tous les hommes sensés sont bien obligés de se poser des questions sur l’avenir, et nous en avons assez d’entendre une radio sans intelligence ni vigueur, indigne d’un grand pays libre.”14« 

La suite arrivera à partir du mois de mai 1946, date à laquelle la série de dix émissions sera de nouveau autorisée à la diffusion, non sans quelques péripéties rapportées par leur auteur : « Interdite le 11 février 1946 par décision du ministre de l’information, reprise le 4 mai sur la Chaîne Nationale, et supprimée à nouveau le 15 juin après cinq diffusions tronquées. Les émissions n°8, 9 et 10 sont donc inconnues du public. Les émissions n°4 et 3 ont été inversées ; l’émission n°4 a été diffusée avec un disque en moins (…) ; le début de l’émission n°5 a été diffusée deux fois à la suite, et en conséquence la fin a été coupée ; l’émission n°6 est passée avec un blanc de plusieurs minutes ; quant à la n°7, le dernier disque a été perdu par les services compétents15. » Fidèle à son idée de départ, Nocher met en scène alternativement, dans ces nouveaux épisodes de Plateforme 70, des exemples positifs et négatifs du futur scientifique. Avec, en guise de bonheur, des « gratte-ciels légers », des usines cultivant de la viande, des téléphones à écran, un cinéma olfactif et cinétique, des arbres équipés de micros et de haut-parleurs pour dire l’heure dès qu’on la demande ou encore des détecteurs de mensonge pour sonder l’opinion en permanence et sans erreur. Et pour les catastrophes, une planète fonçant à toute allure sur la terre, un « fléau foudroyant » mis au point par un complot de savants et le spectre d’une nouvelle guerre mondiale.

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Image extraite de Sciences du monde n°97, 1971, « L’énergie atomique ».

Les divers épisodes prennent la forme de pièces de théâtre radiophonique où dialoguent notamment le professeur Hélium, toujours porteur de la vérité ultime sur l’existence, et Jules Anodin, un ingénu de 1946 soudainement réveillé en 1970. Nocher fera par ailleurs paraître de 1947 à 1949 une collection de fascicules intitulée Le pamphlet atomique, afin de « di[re] bravement ce que pensent les braves gens » – à savoir, selon les titres de quelques numéros : « Messieurs, les “Grands”, un petit vous dit merde ! », « Un Français qui veut vivre libre parle aux Français qui vont mourir » ou « En plein merdier (degré de putréfaction du régime des partis) ». Puis il reprendra dans les années 1950-1960, toujours avec Bernard Gandrey-Réty à la réalisation, ses émissions de science fiction philosophante autour de la figure du professeur Hélium, à travers diverses séries comme Actualités de demain, Les volontaires de l’espace ou Ceux du cosmos.

Lors d’une conférence de 1949, le journaliste Samy Simon relèvera avec ironie la disparité entre le scandale suscité par la fiction de Nocher et la retransmission bien réelle d’un évènement nucléaire planifié : les essais de bombardements atomiques menés en juillet 1946 par les États-Unis sur des navires et sous-marins cobayes dans l’atoll de Bikini, dans l’océan Pacifique. L’opération, couverte par plusieurs centaines de journalistes, « fut suivie avec une curiosité morbide par les auditeurs du monde entier et (…) devait en France se traduire surtout par un récital d’une demie-heure de blancs, de silences et de bafouillages sur l’antenne. Moment mémorable que j’appelerais “la descente aux enfers manquée”. Ce jour-là, une immense matière disponible, une masse énorme de curiosité, d’anxiété collectives, aboutit à un triste fiasco. Bikini fit long feu, et la plus formidable explosion de l’histoire ne fit guère plus de bruit sur les antennes, excusez-moi, qu’un vulgaire pet de lapin. Tout l’appareil compliqué de la technique moderne ne put donner la vie à ce moment de réalité. Par contre [Plateforme 70] a marqué le triomphe incontestable de la fiction sur la réalité. (…) Je ne me soucie pas d’ailleurs de savoir si c’était là une bonne ou une mauvaise émission. Personnellement, je considère qu’elle n’avait qu’une médiocre valeur radiophonique, en ce sens qu’elle basait tout son effet sur une psychose existante, dont il était trop facile à un bon ouvrier moyen de la radio de tirer un habile parti16. »


Samy Simon à propos de « Plateforme 70 », 1er janvier 1949.

Le Pacifique sera un an plus tard le théâtre d’une autre légende radiophonique. La valeur artistique de cette dernière est plus incertaine encore puisqu’aucune archive n’est disponible, mais elle a également réussi à suciter quelques émois. Le samedi 29 mai 1947 au soir, sur la station de radio des forces états-uniennes basées à Tokyo, WVTR, le programme musical cède tout à coup la place à de préoccupants bulletins d’information : d’abord, des bateaux de pêche se mettent à disparaître non loin des côtes de la baie de Tokyo. Ensuite, on annonce qu’un village des environs a été détruit. Puis des témoignages par téléphone parlent d’un monstre haut de sept mètres qui est sorti de la mer et progresse vers le nord du pays, faisant dérailler un train et détruisant tout sur son passage. L’armée états-unienne poursuit la bête, sur laquelle les balles de fusil n’ont aucun effet. Une heure durant s’entremêlent interludes musicaux, flashs d’actualité, hurlements d’horreur, bombardements à l’artillerie lourde et cris furieux de la créature. Cette dernière finit par arriver à Tokyo. Un journaliste « annonce à l’antenne qu’il va “s’approcher de la bête”. C’est le moment que le monstre choisit pour s’arrêter, se retourner et s’adresser au public dans une voix de soprano. Il dit qu’il souhaite un excellent cinquième anniversaire à la station de radio de l’armée17. »

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Image extraite du « Monstre des temps perdus » d’Eugène Lourié en 1953 (Warner Bros), domaine public.

On raconte, là encore, que la diffusion occasionne des fausses couches et des hystéries collectives, que des soldats britanniques de l’armée d’occupation demandent à rejoindre le combat, que des ambulances et des voitures de police sont dépêchées en tous sens sur les lieux supposés du passage du monstre – mais est-il nécessaire de rappeler que bien souvent les récits de panique relèvent eux-mêmes très largement de la fiction ? Une chose est sûre : la blague ne fait pas du tout rire l’état-major, qui n’avait pas été averti de l’initiative et qui utilisait cette radio comme canal officiel du général MacArthur pour s’adresser aux Japonais parlant l’anglais. Le 30 mai au matin, le capitaine James B. Teer (directeur de la radio), le caporal Arthur Bartick et le soldat Arthur Thompson (scénaristes), le soldat Pierre Meyers (qui avait lu les faux bulletins d’information) ainsi que le docteur Wilton Cook (responsable des programmes) sont limogés. La légende dit qu’ils avaient inventé Godzilla, puisque c’est en 1954 qu’un studio japonais sortira le premier épisode d’une longue saga sur ce monstre sous-marin que les essais nucléaires dans le Pacifique, encore eux, avaient suffisamment mis en furie pour aller détruire Tokyo. Godzilla, en fait, devait sans doute davantage à la vogue des créatures géantes du début des années 1950 (notamment le Monstre des temps perdus, adapté d’une nouvelle de Ray Bradbury18), et à celle, dans les années 1940, des horror comics, les revues populaires de bandes dessinées d’horreur. Mais les GIs étaient en tous cas parvenus, comme dans tout faux-semblant réussi, à narrer de façon cohérente les grandes peurs d’une époque et à incarner dans une forme singulière un imaginaire commun sous-jacent.

Notes :

1 « Parisians In Panic As Radio Describes Fake Disintegration of World », Toledo Blade, 5 février 1946.
2 « En direct avec vous » in Jean Nocher, En direct avec l’avenir, éditions mondiales Del Duca, Paris, 1962.
3 Témoignage du technicien radiophonique Jacques Chardonnier dans le documentaire de Perrine Kervran et Véronik Lamendour, « « Plateforme 70 », plateforme utopique », La Fabrique de l’Histoire, France Culture, 29 mars 2011.
4 Préface de Claude Bourdet in Jean Nocher, « Plate-forme 70 ou l’âge atomique », éditions SPER, collection de l’Espoir, Saint-Étienne, 1946.
5 Les archives radiophoniques de Plateforme 70 étant incomplètes (quelques phrases sont tronquées dans le 1er épisode), les extraits du scénario sont tirés du livre qu’a ultérieurement publié l’auteur, Plate-forme 70…, op. cit.. La série est en écoute (payante) sur http://www.ina.fr/emissions/plate-forme-70-ou-l-age-atomique.
6 Voir les deux premiers épisodes de cette petite histoire des faux-semblants radiophoniques, Carnets de Syntone n° 4 (décembre 2015) et 5 (mars 2016).
7 Préface de Claude Bourdet, op. cit.
8 Notes incluses dans le scénario de Plateforme 70, op. cit..
9 « Jean Nocher à propos de Plateforme 70 », entretien sur Télé Paris, 21 avril 1954, fonds Ina.
10 Préface de Claude Bourdet, op. cit., tout comme la citation suivante.
11 Claude Villers et Roland Dhordain (producteurs), Monique Desbarbat (réalisatrice), « Paniques radiophoniques », Il était une fois la radio, France Inter, 3 août 1981, Fonds Ina.
12 Plate-forme 70…, op. cit..
13 Entretien sur Télé Paris, op. cit..
14 Préface de Claude Bourdet, op. cit.
15 Texte de Jean Nocher paru dans l’un de ses Pamphlets atomiques, cité sur la page de l’archive dans le fonds Ina.
16 Samy Simon, « La radio recrée le monde », RTF, 1er avril 1949, fonds Ina.
17 « Sea Monster Attacks Tokyo », Museum of Hoaxes, non daté.
18 Ernest L. Gunerious, « WVTR’s Sea Monster », Radio Heritage Foundation, non daté ; « US Radio Hoax Lowers Allied Prestige In Japan », The Sidney Morning Herald, 31 mai 1947.

Cet article est d’abord paru dans le n°6 des Carnets de Syntone. Abonnez-vous par ici pour recevoir nos articles en primeur !

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