Aurélie Lierman est une artiste multidisciplinaire belgo-rwandaise. Voix, composition et enregistrements de terrain sont les ingrédients qu’elle hybride sur les ondes ou sur scène. Ses formations en journalisme radiophonique, en chant et en composition lui ont révélé une nouvelle voie : celle de l’art radiophonique. C’est dans ce champ qu’elle continue un travail d’expérimentation autour de la voix, à travers des formes de narration alternatives et des recherches sonores qui, souvent, partent des sons du réel, notamment des paysages sonores enregistrés pendant ses voyages en Afrique.
J’ai rencontré Aurélie Lierman en 2012 à l’International Feature Conference à Londres. Nous n’avions pas beaucoup discuté, mais pendant la soirée de clôture, une séance d’écoute avait été organisée, dans laquelle chacune de nous présentait une création radiophonique personnelle. C’est là que j’ai pu entendre sa composition iota mikro, dans laquelle elle évoque un voyage introspectif et intime en reconstruisant ses mémoires d’enfance au Rwanda avant qu’elle ne vienne s’installer en Belgique.
Ce que j’avais retenu de cette pièce était une esthétique « sale », des enregistrements bruts qui m’ont emmenée dans une Afrique au-delà des stéréotypes, et m’ont prodigué une image du pays que je ne contrôlais pas. En même temps, j’étais captivée par son intention d’appliquer les techniques de la composition électroacoustique au genre du paysage sonore, en résonance avec ce que le compositeur espagnol José Iges définirait comme « paysage sonore électroacoustique ».
Ayant commencé une recherche sur les artistes sonores et radiophoniques en lien avec le Maghreb, l’Afrique et le Moyen-Orient pour Saout Radio (le projet que je mène avec Younes Baba-Ali), j’avais bien retenu son nom. Quelque temps plus tard, en 2013, l’émission autrichienne Kunstradio nous a invité⋅e⋅s à composer une série d’émissions « curated by » Saout Radio. Nous avons décidé d’orienter notre commissariat a partir de la notion de « parrhêsia » de Michel Foucault. Ce concept renvoie à la pratique de quelqu’un qui n’a pas peur de dire sa propre vérité, tout en courant un risque, au nom d’un devoir moral envers les autres.1 Nous avions donc envie de continuer notre recherche sur les artistes d’origines arabe ou africaine qui travaillent avec la création sonore et radiophonique, mais dans ce cas, nous cherchions des « artistes sans peur », pour les inviter à dire leurs vérités à travers la radio. Sur un plan esthétique, nous voulions aussi que cette attitude de « ne pas avoir peur » soit réfléchie au-delà des formats traditionnels. C’est ainsi que nous avons pensé à inviter Aurélie à prendre part à l’aventure. Son parcours, éclectique et cohérent à la fois, son approche courageuse envers l’expérimentation à la radio et son intérêt pour la collecte des paysages sonores en Afrique nous intriguaient beaucoup.
Très peu de temps après lui avoir fait part de notre intention, elle nous a proposé le projet d’Anosmia. Selon ses propres mots : « Lors de mon dernier séjour au Rwanda, j’ai vécu plein de situations et engrangé plein de matières sonores qui collaient parfaitement au thème. Alors, quelques jours après avoir reçu la commande de Saout Radio, le concept entier d’Anosmia – dont le titre – était là. La mise en œuvre de la pièce, de par son sujet impressionnant et ma relation personnelle au sujet, était devenue inévitable. »
Anosmia (un mot issu du grec ancien qui signifie le manque ou la disparition de l’odorat) est un travail construit autour des événements du génocide rwandais de 1994. Il questionne les notions de peur, d’identité, d’appartenance, en s’appuyant également sur un poème, Politics of the Nose, du poète rwandais David Mwambari. En tant que composition radiophonique, Anosmia bouscule les genres et, en même temps, traverse les formes du documentaire, de la fiction, de la poésie et du paysage sonore en se les appropriant d’une manière très singulière. C’est un voyage sonore qui explore et expérimente la diversité du langage radiophonique, et qui se présente à l’écoute comme une pièce courageuse, une prise de risque politique et esthétique à la fois. Un geste artistique sans peur, par lequel l’artiste nous conduit vers sa « vérité » sans nous l’imposer.
La force d’Anosmia réside dans le type de narration sonore que propose Aurélie Lierman : l’auditrice/teur suit une dérive situationniste, immergé dans un flux sonore, dans des espaces en mouvement, instables. On est dans le sac-à-dos d’Aurélie, dans sa voix, sous sa peau.
La dimension sémantique de la parole se perd dans sa musicalité, et l’univers sonore suggère des images au-delà du déjà-vu/déjà-entendu associés à la guerre au Rwanda. Au niveau vocal, l’artiste joue avec les différents degrés de l’intelligibilité linguistique, en naviguant entre parole spontanée, chantée, déformée, poétique. Elle confirme une approche sonore très personnelle de l’Afrique contemporaine et de sa représentation habituelle, par une volonté d’explorer son territoire d’origine au-delà des stéréotypes, notamment visuels, auxquels nous sommes habitués en Europe.
Ainsi qu’elle le raconte : « Lors de mon premier séjour au Rwanda, inconsciemment je ne faisais que rechercher des preuves visibles, et je m’en sentais de plus plus frustrée. Mais je venais d’Europe et de sa culture tellement centrée sur la vision, sans me rendre compte que ce n’est pas nécessairement en utilisant ses yeux que l’on rencontre l’Afrique. Je l’avais pourtant entendu plein de fois, mais il fallait en faire l’expérience moi-même sur le terrain avant de vraiment le comprendre : une grande partie de la culture africaine est basée sur l’oralité. J’ai alors commencé à écouter l’environnement sonore de l’Afrique, qui au départ m’est apparu comme une terrifiante cacophonie sans fin.
Mais je m’y suis faite, petit à petit. J’ai commencé à en percevoir les motifs. Et, tandis que j’apprenais à “lire” l’espace public africain par le son, je me suis sentie de plus en plus intriguée par sa qualité unique, riche, dense et toujours mouvante… Comme une sorte d’organisme animal. Comme un orchestre urbain qui jouerait nuit et jour. Les paysages sonores africains sont très différents des bruits industriels réguliers et répétitifs ou des zones urbaines presque désertes que l’on a en Europe. Une autre raison encore de l’attraction qu’exerce sur moi le paysage sonore de l’Afrique est qu’il est toujours très chargé en voix humaines. »
Comme l’écrit le chercheur et commissaire artistique Leandro Pisano à propos d’Anosmia, « le son, en tant qu’instrument esthétique et phénoménologique puissant, est un vecteur qui conduit à découvrir, à révéler ce que il y a de caché et de précaire dans la réalité, en ouvrant des espaces différents, des visions dissemblables, des approches diverses de notre expérience du monde. »2
À Bruxelles en mai 2014, Anosmia a obtenu le premier prix du festival Monophonic organisé par l’Atelier de création sonore radiophonique. Le jury a salué un travail par lequel l’artiste témoigne de sa maturité esthétique avec une signature sonore très personnelle. Actuellement, Aurélie Lierman approfondit ses recherches sur la voix et l’électronique dans un projet autour de Fukushima. À partir de la collecte de souvenirs des événements de mars 2011, elle souhaite explorer la notion de radio-activité en tant que phénomène physique et nucléaire, mais aussi en tant que médium à travers lequel on pourrait redonner la parole aux sans-voix.
- Le site personnel d’Aurélie Lierman
- Son compte Soundcloud
Notes :
1– Nous pouvons écouter ici Michel Foucault présenter la notion de Parrhêsia dans un cours au Collège de France en 1984. 2– In « southscapes/soundscapes », article paru dans la revue italienne Blow Up, mai 2014, page 35.