Cache-cache dans la maison du Chagrin

Les conversations téléphoniques d’un frère et d’une sœur forment la matière principale, le corps sonore et sensible, du Chagrin, un drame radiophonique de Caroline Guiela N’Guyen, co-réalisé avec Antoine Richard et Alexandre Plank. De coup de fil en coup de fil, la bobine de l’histoire se dévide, au fil ténu d’une relation frère-sœur, des mots, des silences gênés, des ellipses, des petits et grands mensonges.

« Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme ! Oui ! qui dit art, dit mensonge. »
Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831

Winter day in Paris (CC-by João Dias)

Winter day in Paris (CC-by João Dias)

Un mot sur deux

Le frère doit l’annoncer à sa sœur au téléphone. « C’est papa. C’est papa. Il ne bougeait plus. » Les mots sont dits, très vite. Elle lui dit qu’elle n’entend rien. Qu’elle n’entend qu’un mot sur deux.

Témoins volontaires de cette conversation intime, nous comprenons distinctement, nous, les deux personnages. Il lui ordonne de prendre le train. Elle crie qu’elle n’entend rien, qu’elle ne peut avoir cette conversation avec lui dans ces conditions. Perte de réseau, perte des repères. Son téléphone n’a plus de batterie ou Julie ne répond plus. Les messages de Vincent s’égrènent sur la boîte téléphonique. Qu’a-t-elle fait pendant des heures ? Nous ne le saurons pas. Nous la retrouvons chez elle. Sa cuisine est inondée.

Dès le départ, le fil du récit nous relie à des êtres séparés, désynchronisés, seuls face à leurs pertes. La voix hésitante d’une fillette nous le rappelle : « La maison du chagrin, elle serait toute mouillée. Il y aurait plein de cachettes et de l’eau partout par terre. » En hydrologie, on parle de perte lorsqu’un cours d’eau disparaît, totalement ou partiellement, par infiltration ou dans un gouffre. C’est un phénomène localisé, toute ou partie du cours d’eau devient alors souterraine. Le cours d’eau réapparaîtra à l’air libre par une ou plusieurs résurgences. L’écriture radiophonique du Chagrin agit ainsi, par pertes et résurgences.

Julie appelle le plombier. Elle doit couper l’électricité et attendre, seule dans le noir. Ainsi dans sa « cachette », elle peut enfin se laisser aller aux sanglots, s’abandonner à sa tristesse et se remémorer le cours de sa propre histoire.

La peau de chagrin contemporaine

À la manière des Choses de la vie de Claude Sautet, la suite de la pièce sonore est constituée d’une remémoration progressive des conversations téléphoniques entre Julie et Vincent, depuis le départ de Julie de leur village natal, sa « montée » à Paris, son entrée dans l’âge adulte. Cette histoire nous parle de départ, d’oubli, de deuil, de déni, de solitude.

Le texte a été conçu à partir d’un spectacle de la compagnie « Les hommes approximatifs » joué en 2015 à la Comédie de Valence. Cependant il ne s’agit pas ici d’une simple adaptation, mais d’une véritable transposition pour la radio. Basée sur un travail d’improvisation avec les comédiens (Dan Artus, Chloé Catrin), l’écriture radiophonique réalisée collectivement invente la forme qui correspond à son sujet. Elle donne à entendre le son saccadé des sanglots de Julie et la musique triste du violoncelle, en contrepoints véridiques des faux-semblants téléphoniques, des annonces de gare, des petites phrases rassurantes du quotidien.

À l’instar de nombreux détails sonores situant précisément l’époque, comme le piano en libre accès dans la gare parisienne ou la sonnerie du téléphone portable de Julie, le texte joue avec des motifs éculés, des lieux communs, des symboles lourds de sens, mais réussit à leur insuffler des accents de vérité contemporains, décrivant par le menu, les mœurs et le parler d’aujourd’hui.

Les nappes sonores, la musique et les interventions enfantines qui scandent le récit lui donnent une dimension plus intemporelle et nous permettent de découvrir le sens profond de l’histoire, les omissions de Julie et Vincent. Ainsi cette scène où des enfants rejouent dans son intégralité une conversation téléphonique entendue plus tôt, en une mise en abyme où le texte nous revient pour ce qu’il est : un jeu. Le cache-cache d’un frère et d’une sœur, qui tentent de préserver leur relation, malgré leurs différences et la distance entre eux qui s’accentuent.

Le jeu de la vérité ou du mensonge

Les mots peinent à dire l’essentiel, alors ils s’attachent à l’accessoire, au dérisoire, à l’humour. Le sens passe ici plutôt par ce qui n’est pas dit distinctement que par ce qui l’est. Le frère et la sœur ne se confient pas tout. La vérité, crue et sans fard, s’incarne seulement dans quelques répliques soudaines, aussi inattendues, aussi violentes qu’une bombe. Comme lorsque Vincent, déplaçant le propos, laisse entrevoir à Julie ce qu’elle ne veut ni voir ni savoir : le lent déclin physique de leur père.

Les personnages sont balzaciens au sens de la Comédie humaine. La jeune danseuse montée à Paris pour entrer dans le corps de ballet, a vu son rêve se briser. En « province », le frère s’occupe seul du père malade, sans rien savoir de la solitude ni des désenchantements que connaît sa sœur, et en lui masquant le plus souvent la dureté de sa propre situation.

Les secrets de Julie nous sont entièrement dévoilés au cours d’une scène finale d’une remarquable justesse, improvisée en extérieur en plein concert. L’alcool la fait parler et elle révèle enfin toute sa vérité, sa joie de vivre mais aussi ses failles, à un inconnu à côté d’elle (interprété par le réalisateur Alexandre Plank). Ce long plan-séquence, sans coupe sonore audible, témoigne d’une écoute profonde entre les comédiens se rencontrant au cœur de la fête, en osmose avec le contexte sonore.

La voix du père, que nous n’avions pas entendue jusque là, si ce n’est peut-être à travers sa respiration suspendue, nous revient d’outre-tombe après le générique de fin, comme un souvenir fantôme de son existence. Il n’est pas Maupassant, l’auteur d’Une vie, – dit-il –, mais il aimerait pouvoir léguer un récit de sa vie à ses descendants.

C’est triste et banal à la fois… Et l’on a la sensation, en écoutant Le Chagrin, d’être dans ce que la fiction radiophonique peut réussir de mieux : inventer des formes originales pour faire le portrait de la société française contemporaine.

Le Chagrin
De la Compagnie des Hommes approximatifs
Co-réalisation : Caroline Guiela Nguyen,  Alexandre Plank et Antoine Richard
Interprétation : Dan Artus, Chloé Catrin
Création sonore et musicale : Antoine Richard
Prise de son, montage, mixage : Matthieu Leroux, Marie Jaworski, Claude Niort
Première diffusion dans l’Atelier fiction de France Culture le 23 juin 2015

Note : Le Chagrin fait partie de la série « Radiodrama » présentée par France Culture comme un « festival sur les ondes », qui porte des collaborations avec de jeunes artistes et metteur·se·s en scène, sur le mode d’un laboratoire de création. À Syntone, nous avions eu l’occasion de remarquer une autre production de la série « Radiodrama », Rendez-vous Gare de l’est, en juin 2014.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.