Rendez-vous gare de l’Est : fiction sans fard

Vous entrez dans l’Atelier fiction et vous écoutez… un documentaire. En fait, non, il n’y a pas tromperie sur la marchandise – l’introduction d’Aurélie Charon est sans ambiguïté –, mais si à quelques secondes près vous l’aviez manquée, vous auriez pu vous croire dans l’émission de reportage Les Pieds sur terre ! Une heure durant, Rendez-vous gare de l’Est nous met à l’écoute d’un témoignage brut et fragmenté, recueilli dans le réel, mais passé par le filtre d’un remarquable travail de réinterprétation.

(cc) Baker Wardlaw - flickr

Paris, Gare de l’Est (cc) Baker Wardlaw – flickr

Le metteur en scène Guillaume Vincent a recueilli et enregistré la confession d’une jeune femme durant une période de six mois. Après un travail de retranscription, découpage et montage – des opérations synonymes à la fois de « sondage » et d’ « écumage » de la matière – il nous livre le condensé de ses rendez-vous à la gare de l’Est : une chronique de la vie d’une personne maniaco-dépressive, par elle-même.

Alternant « phase dépressive » et « phase maniaque », parlant avec l’expérience d’une certaine routine, la jeune femme évoque tous les aspects d’une vie sous influence : celle de la maladie, mais surtout celle des médicaments – qui agissent tant sur son corps (prises et pertes de poids) que sur son travail (elle est vendeuse dans un magasin de vêtements, un milieu où l’apparence physique a son importance), ou encore sur sa vie de couple et ses désirs compromis de maternité. Une mise sous tutelle médicale de sa vie qui, avec les contingences des rapports sociaux, forme un cocktail explosif dont on ne sait plus à quel point il est salvateur ou destructeur. Voici le fond – infiniment touchant – de la pièce radiophonique. Quant à la forme, elle est avant tout portée par une incroyable comédienne, Émilie Incerti Formentini – criante de vérité jusque dans les moindres souffles et éclats, de rire ou de colère – et par un dispositif de réalisation hyper-naturaliste, à la manière d’un reportage in situ.

Tout au long de cette petite heure suspendue aux paroles de la jeune femme, le dispositif (proposé par le réalisateur Alexandre Plank) reste le même et fait se succéder des morceaux de conversation comme s’ils étaient extraits de plus longs enregistrements, collectés tantôt en extérieur, tantôt en intérieur (café, métro…), parfois en déplacement.

Il ne s’agit pas d’un documentaire, on nous dit « fiction », mais faut-il vraiment trancher ?

L’emploi d’une esthétique documentaire en fiction n’est pas nouveau. Souvent, le but est de maquiller un autre enjeu : tôt ou tard, le procédé est voué à être découvert par l’auditeur, afin de le divertir ou de provoquer sa réflexion critique, en tout cas de l’ouvrir à une autre dimension de l’œuvre. Ici, la constance et l’obstination du choix esthétique m’ont fait entrer, non pas dans une autre dimension, mais dans la profondeur même du sujet. Finalement, l’œuvre, l’auteur, la comédienne, toute l’équipe s’effacent, au profit d’une certaine « vérité », au-delà (ou en-deçà) des travestissements propres à toute entreprise fictionnelle. Ce choix apparaît comme l’artifice suprême capable de faire tomber tous les masques… pour autant qu’il soit, comme ici, mené avec honnêteté – je parie sur une profonde empathie avec la personne de départ et sur une grande confiance entre les protagonistes. Il ne serait pas forcément généralisable à tous les cas, à tous les sujets, à tous les témoins.

Fiction / documentaire… quand les genres sont brouillés, cela peut déranger, en tout cas je me sens assailli de questions. Est-ce la qualité du « témoignage » qui m’a tenu en haleine ou, plus encore, le désir de savoir comment cela allait évoluer ? … de savoir si cela même allait évoluer, si cela allait bifurquer, déraper, se retourner ? J’attendais une surprise, un coup de théâtre. Si on ne m’avait pas prévenu que c’était une fiction (ou plutôt que ce n’était pas un documentaire), l’aurais-je écouté différemment ? Me serais-je lassé ? Aurais-je décroché (comme cela m’arrive parfois, à l’écoute de certaines émissions de témoignages) ? En fin de compte, il n’y aura pas eu de retournement, pas de coup de théâtre, et pourtant, même si je sais pertinemment que ce n’est pas un « vrai témoignage » puisqu’il n’a pas été vécu par la personne qui parle, c’est quand même le témoignage qui aura été le plus fort.

Le témoignage n’avait pas besoin d’être authentique pour que je le ressente comme vrai… Ou bien est-ce l’inverse ?

Pour se forger, le genre documentaire a beaucoup emprunté aux codes de la fiction1 : l’utilisation d’une certaine mise en scène (ou mise en situation), le montage narratif ou encore le fait d’envisager les « personnes » comme des « personnages » auxquels je peux m’identifier. La différence fondamentale entre un documentaire et une fiction réside néanmoins dans le statut ambivalent des personnages du documentaire qui, malgré leur caractérisation, restent des personnes réelles en-dehors du film ou de la pièce radiophonique. Dans le cas de Rendez-vous gare de l’Est où le rapport avec la personne réelle est distordu par l’incarnation en une autre personne (la comédienne), il m’est plus difficile d’envisager un prolongement hors du temps radiophonique : contrairement à un documentaire, je ne peux pas poursuivre une relation imaginaire avec une comédienne. La qualité de Rendez-vous gare de l’Est se situe donc dans le paradoxe fertile d’une création qui me fera toujours préférer le réel à la fiction.

Rendez-vous gare de l’Est
Texte : Guillaume Vincent
Réalisation : Alexandre Plank et Guillaume Vincent
Interprétation : Émilie Incerti Formentini
Première diffusion dans l’Atelier fiction de France Culture le 24 juin 2014

1 Lire sur Syntone : Un genre mutant : le documentaire (janvier 2014). L’article renvoie à l’ouvrage Le documentaire radiophonique de Christophe Deleu (L’Harmattan / INA éditions, 2013). On conseille notamment le Chapitre 6 : « le documentaire fiction » page 207 et suivantes.

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