Voyage immobile dans le temple de la nation

Pour confectionner Silencieusement… dans les pas de Nicolas Frize aux Archives nationales, la productrice Monica Fantini s’est glissée dans l’ombre du compositeur Nicolas Frize, prenant sa méthode de création pour sujet principal : mise en abyme d’une gestation patiente, rencontre entre un lieu, ses habitant·e·s et ses visiteurs/euses, et un artiste atypique. Fantini suit Frize dans un ensemble spatio-temporel complexe, un dédale au sein duquel on peut se déplacer, s’arrêter, s’écouter ou se perdre.

Qu’on interroge et qu’on remue jusqu’au fond les Archives de France, et, de quelque façon que la fouille soit faite, pourvu que ce soit de bonne foi, la même histoire incorruptible en sortira.1
Victor Hugo

Des kilomètres de rêves et de silence

Que sait-on des archivistes ? Dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre 2015, nombre de médias ont évoqué le travail de quelques volontaires parti·e·s collecter les hommages, les dessins et les photos laissés au Bataclan, place de la République, à la Belle équipe et près des terrasses de café visées par les attentats. Les archives nationales, c’est la mémoire d’une nation. Le travail historique ne serait pas sans ces armées de l’ombre qui œuvrent pour notre grenier commun. Le compositeur Nicolas Frize s’est installé à Pierrefitte-sur-Seine, durant deux années pour faire émerger Silencieusement, un dispositif artistique et une création musicale destinée à se déployer à la fois dans le temps et dans l’espace : un concert en six mouvements dans un lieu unique, ce siège des Archives nationales, dont la création fut décidée par l’Assemblée constituante de juillet 1789. Parmi les 320 kilomètres linéaires de magasins d’archives se trouve ici la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

« Une destruction créatrice »

L’intérêt du documentaire de Monica Fantini est de nous faire partager non pas l’œuvre finie de Nicolas Frize (impossible à représenter radiophoniquement), mais sa lente gestation, son authenticité, sa générosité. La productrice suit le compositeur dès les premiers entretiens qu’il mène auprès des archivistes, le conservateur, le magasinier, le facteur, les agents chargés de l’accueil du public. On est à la fois avec elles et eux, curieux de cet homme qui pose toutes sortes de questions sur leurs métiers et avec Frize lui-même, qui veut tout connaître de cette ruche et de ses ouvrièr·e·s.

Les interviews des archivistes par Nicolas Frize sont entrecoupées par les scènes et les sons de la vie quotidienne du lieu : les bruits de pas dans les couloirs, le son des machines des magasins, les camions qui arrivent pour décharger de nouvelles palettes de documents. Monica Fantini, accompagnée d’Angélique Tibau à la réalisation, élaborent un montage complexe où les répétitions du spectacle se surimpressionnent harmonieusement à ces moments d’enquête et de résidence. Premières notes qui s’inventent, mise en scène, perspectives.

L’univers du travail et les institutions sont une source d’inspiration importante pour Nicolas Frize, ainsi qu’en atteste l’ensemble de son œuvre.2 Sa méthode de création artistique s’apparente aux étapes de l’archivage lui-même : la col­lecte et le clas­se­ment des docu­ments, leur trai­te­ment et leur sélection, leur conser­va­tion, leur com­mu­ni­ca­tion au public. Nicolas Frize finit par le dire à ceux qu’il enregistre : « Je vais prendre des extraits, je vais prendre quelques phrases et je vais vous faire parler sur les murs ». Et c’est ainsi que quelques mots qui auraient pu s’envoler à jamais, se retrouvent inscrits sur les parois du bâtiment, mué en lieu d’exposition. Les archivistes voient leurs propres réflexions affichées, archivées, détachées du flux de leur parole quotidienne : « Il est possible de faire fonctionner des fictions à l’intérieur de la vérité », « On a besoin des archives quand on ne reconnaît plus son passé », etc.

Archives Nationale - Pierrefitte-sur-Seine CC-by-nc-sa Jason Whittaker

Archives Nationale – Pierrefitte-sur-Seine (Creative Commons by-nc-sa Jason Whittaker)

« Le pouvoir hallucinatoire des archives »

Le lieu, ce temple de l’archivage, dédié à une structuration homogène et rationnelle de l’hétérogénéité, prend avec Frize une dimension sacrée. L’art, comme les archives, ont le pouvoir de nous rappeler que nous sommes rassemblé·e·s, relié·e·s, uni·e·s dans une destinée commune.

Il semble ici que tout se fasse écho : le silence et les chuchotements dans les salles rappellent les voix de celles et ceux qui se sont tu·e·s à jamais, mais ont livré au temps des bribes éparses de leurs existences. Les accents sacrés des chœurs chantés rendent hommage à ces intimités, à ces personnalités, à ce travail et à cette création collective qui constitue peut-être l’humanité d’une nation – non comme une chose figée ou abstraite, mais comme une somme harmonieuse qui s’établit et s’invente au fur et à mesure qu’évoluent les mœurs et les mentalités.

On le sent, Frize, comme ces universitaires ou simples particuliers qui visitent les Archives nationales et confient au micro le thème de leurs recherches, est un voyageur immobile, un glaneur venu chercher ici des vérités héritées du passé, fasciné par ce lieu où convergent tant de désirs et de fantômes. Comme l’écrit Arlette Farge dans un petit livre, « le goût de l’archive s’enracine dans ces rencontres avec des silhouettes défaillantes ou sublimes. Obscure beauté de tant d’existences à peine éclairées par les mots, s’affrontant à autrui, aussi prisonnières d’elles-mêmes que défaites du temps qui les abrite »3.

La recherche du passé meut les visiteurs et les archivistes. Ainsi que le dit une des personnes interrogées, il est impossible d’y rester insensible. Cette quête pour mieux pouvoir investir le présent, constitue le thème du chant choral, majestueux et poignant, qu’en entend au début du documentaire et qui sera repris vers la fin. La répétition incantatoire du mot « cherche » unit le chœur, révélant le sens à la fois simple et profond d’un unisson.

Faire entendre le lieu, l’ouvrir aux citoyen·ne·s

La résonance particulière d’un magasin d’archives vide ou rempli, du hall ou des immenses couloirs, la voix chantée, parlée, ou chuchotée dans le dédale de ce lieu qui invite au silence, les instruments de musique, les pas et les voix des visiteurs, des artistes ou des agents remplissent l’espace de différentes manières, devenant source d’inspiration et matière musicale.

Ainsi que le résume la narratrice, « Nicolas Frize questionne aussi le lieu et son acoustique, l’espace et les bruits. Sa musique naît des pensées des autres et des bruits qui les habitent. Les Archives nationales deviennent le lieu de répétition pour le concert itinérant en six mouvements. Les lecteurs acteurs se promènent doucement dans les bassins d’eau, face à la terrasse du bâtiment. Ils étirent le temps, ils donnent à entendre les voix des grands fonds d’archives ».

Les Archives nationales sont un lieu du service public ouvert à tout·e citoyen·ne. Partant de là, Nicolas Frize saisit l’occasion de faire tomber les cloisons et d’ouvrir ce lieu à une création collective et populaire. L’ensemble du lent processus documenté par Monica Fantini, nourrit peu à peu l’écriture de la partition musicale finale interprétée par des musicien·ne·s professionnel·le·s, des personnes volontaires au sein des Archives nationales et de nombreux·ses participant·e·s amateurs/trices, élèves, étudiant·e·s, habitant·e·s des villes voisines et d’Ile de France.

L’originalité de l’œuvre nous est donnée à percevoir dans sa dimension incertaine et chaotique, ouverte à la rencontre, à la créativité des un·e·s et des autres, à leur accord, à leur engagement, à l’utopie d’un monde où chacun·e a sa place. Un processus démocratique où chaque individu peut donner à l’ensemble son souffle, qu’il soit lecture, chuchotement ou pas fuyant.

Toute la démarche est restituée avec force, jusqu’à ces moments magiques où les frontières s’effacent et où les Archives nationales se transforment en lieu de répétition puis de concert. Expérience à la fois artistique et sociale, qui nous donne envie d’écouter Silencieusement – l’œuvre de Nicolas Frize – et de déambuler avec lui et Monica Fantini au sein de ce temple des mémoires individuelles et collectives.

Notes :

1 Paris, Victor Hugo, 1866. Consulter un extrait sur Wikisource.
2 On peut citer, parmi tant d’autres projets, son travail aux usines automobiles PSA à Saint-Ouen en 2012-2014 dont témoigne le film C’est quoi ce travail ? ou encore Maintenant en 2005-2006, sa résidence à Radio Grenouille à Marseille pour explorer l’univers de la poste. Consulter de façon plus générale le site de Nicolas Frize.
3 Le goût de l’archive, Arlette Farge, Le Seuil, 1989. Lire la présentation de ce livre sur Persée.fr.

 

 

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