Réalisateur sonore pour la musique, le théâtre, le cinéma, Daniel Deshays est également enseignant, auteur d’ouvrages sur le son et membre du jury du Concours international d’art radiophonique Phonurgia Nova depuis de nombreuses années. En partant du problème de la représentation sonore d’une situation quelconque, Daniel Deshays décrit comment opère et se repère notre écoute, une écoute qui est avant tout une tête chercheuse et désirante.
Dans votre livre Entendre le cinéma (Klincksieck, 2010), vous discutez des notions d’image sonore et d’image visuelle. Qu’est-ce que l’image sonore ?
L’image sonore est une expression très couramment employée par les preneurs de son. Elle a plusieurs sens. On emploie ce terme en prise de son de musique classique, quand on veut parler de la ressemblance entre le résultat de l’enregistrement et le corps sonore initial que l’on souhaite représenter. C’est la sensation auditive qui correspondrait le plus précisément à l’image visuelle que l’on a des sources réparties devant le microphone : les violons à gauche, les contrebasses à droite, les percussions au centre, etc. À l’écoute seule, sans l’aide de la vision, ces éléments doivent être restitués dans la même représentation spatiale. Il est clair que l’auditeur n’aura jamais la précision que permet d’avoir l’œil, les sources ne seront pas localisées de manière extrêmement précise dans l’espace, mais en général on souhaite obtenir une image sans distorsion, sans tassement central, sans éclatement dans les deux enceintes latérales avec un trou central, etc.
On dirait que vous évitez le mot « fidélité ».
La fidélité, c’est plutôt un argument de vente, qui a d’ailleurs toujours existé. Même à l’arrivée du phonographe, on vendait l’appareil en indiquant à quel point l’enregistrement reproduit était fidèle, à quel point il faisait état de vérité. Cette idée de reproduction de la réalité du monde, c’est une approximation, une traduction pourrait-on dire. Disons que cela nous permet juste de retrouver un souvenir que l’on a eu. Écouter, c’est toujours se souvenir d’une situation que l’on a vécue. Donc cet élément qui vaut pour ce que je me souviens avoir vécu a plus ou moins de faculté de faire apparaître de la précision.
Un autre sens donné à l’image sonore est cette faculté qu’a le son de produire des sensations de volume, de matière, d’espace, sans être par ailleurs forcément reconnaissable. Il peut produire une image synthétique ou qui ne représente rien d’existant. Le son a la faculté de fabriquer un objet qui fait image. Mais qu’est-ce que « faire image » ? C’est cette faculté de produire en soi la sensation d’un volume, d’une matérialité, d’une plasticité, par déplacement, par transfert d’une sensation d’un monde (tactile ou visuel) à un autre. Ce que l’on reçoit dans les oreilles fabrique une image plastique, imaginaire.
Une image sonore peut-elle se décrire, s’étudier ?
Le son n’est pas une chose, c’est un flux, une énergie, une matérialité qui possède une épaisseur, une densité, qui s’inscrit en proximité ou en éloignement par rapport à nous… autant de caractéristiques qu’on ne peut pas considérer en un instant donné, mais dans leur évolution c’est-à-dire dans un devenir hypothétique. On ne sait jamais ce que va être ou devenir le son.
L’autre jour, on a écouté en groupe une pièce radiophonique à un volume trop bas. On ne pouvait pas dire qu’elle était trop bas, parce qu’on ne savait pas ce qu’elle allait devenir. Tant qu’on n’a pas expérimenté l’écoute jusqu’au bout, on ne peut rien dire. D’où le principe même du travail avec le son, c’est cette idée de l’aller-retour, d’aller jusqu’au bout et puis de revenir dessus, de réécouter dans la mémoire de l’expérience qu’on en a déjà eu. Cela vaut quand on travaille sur un élément enregistré, mais notre expérience de la réalité du monde, c’est aussi la mémoire que l’on en a, sinon on ne reconnaîtrait rien. Cette mémoire n’est pas une bibliothèque d’objets fixés qui seraient classés dans notre cerveau, mais c’est le renvoi à la variété innombrable d’expériences qu’on a pu vivre depuis notre naissance.
Écouter, finalement, c’est plus que reconnaître en soi, c’est faire surgir en soi la mémoire de l’expérience.
Et la force du sonore, c’est que l’on va individuellement fabriquer ce que l’on entend. Dans un groupe réuni qui écoute la même chose, il y aura autant d’expériences mnésiques que d’individus. Chacun s’approprie le son de manière extrêmement profonde parce que cela réfère à notre expérience privée… et, en même temps, collective, car si tel son peut représenter pour tout le monde une même chose, on n’en a pas tous la même expérience. Par exemple, on n’a pas tous la même expérience de la douleur psychique. Il y a des sons qui me font mal quand je les entends. Pour d’autres gens, ils n’éveilleront pas le moindre soupçon de violence…
Pour moi, l’image sonore, ce n’est pas un objet froid, à plat, qui serait déposé là, qui ferait image dans le sens où on pourrait l’observer dans la stase, comme une image visuelle, photographique. S’il y a une image sonore, elle est fugitive, elle est évolutive et par ailleurs elle est affective, c’est-à-dire qu’elle passe tout le temps à travers l’expérience d’une situation vécue, et dans le même temps elle est en transformation, on n’en connaît pas la nature de l’achèvement.
L’écoute, c’est de la mémoire au travail, même dans le cas d’un son inouï ?
Quand on n’a jamais entendu un son, on va d’abord l’associer à quelque chose. Si on n’arrive pas à lui attribuer une représentation, il y a des paramètres qui nous aident à comprendre : on sait si c’est liquide, on se fait une idée de son poids, etc. Si l’on écoute un oiseau d’Amazonie, on n’en connaîtra pas la nature des couleurs, on peut estimer sa taille, mais on peut aussi totalement se tromper : ça peut être le cri d’un singe ! Parfois, on peut aussi se trouver dans une espèce de sidération, de stupéfaction et, à ce moment-là, le sonore travaille non pas en représentation, mais directement avec les réflexes de protection. Si on sent des éléments proches dont on ne connaît pas la nature, on va rester à l’écoute jusqu’à ce que l’on perçoive des éléments complémentaires qui vont nous permettre de comprendre un peu mieux.
Au théâtre, on travaille beaucoup avec cela : l’idée est souvent d’amener des sons – clandestinement, parce que personne ne se rend compte que l’élément sonore est là – des sons dont les spectateurs ne pourront justement pas comprendre le sens, mais qui vont les engager dans l’écoute et qui vont les tenir. Dans le cas d’une pièce radiophonique, tout le travail consiste à faire en sorte que l’écoute se maintienne, c’est absolument fondamental. Si on comprend tout, tout de suite, tout le temps, si ça n’évolue pas, on s’ennuie. On a besoin de nouveauté, on a besoin de différence, on a besoin de rupture. Finalement, la question qui me paraît importante, c’est la coupure, la rupture que l’on opère sur l’objet que l’on donne à entendre et qui permet de le réintroduire d’une autre façon, à une autre distance, qui permet de faire retour sur le même objet mais avec des paramètres qui ont varié.
La pire des choses dans le travail du son, c’est ce que produisent le magnétophone et le microphone.
Le premier fabrique artificiellement une continuité qui n’existe pas dans la vie – un bruit de porte, un rire… tout est discontinu. L’autre chose, c’est le fait que le microphone ne sélectionne pas : il entend tout, plus ou moins fort. Nous discutons ici dans un café, vous verrez que, dans votre magnéto, il va y avoir plein de sons qui vont complètement atténuer l’écoute que vous avez maintenant de moi qui, elle, évacue ce qui n’a pas d’importance : le bruit des tasses à café ou des cuillères là-bas, dont on sait qu’ils n’ont pas de sens pour nous, qu’ils ne présentent pas un danger. Par contre, le microphone ne le sait pas, donc il va donner tout en valeurs égales en fonction de la distance.
Voilà l’enjeu de l’image sonore. Un enregistrement a d’autant plus de valeur qu’il est clair, précis, avec un pouvoir séparateur qui nous offre la possibilité de rentrer dans ce qu’il représente et d’aller en chercher un détail. La question de l’image sonore est liée à notre volonté incessante d’aller chercher ce détail qu’on désire écouter plus qu’un autre. Notre écoute n’est pas objective, elle est toujours subjective. On est incapable de tenir une écoute continue, « écarquillée », de tout ce qui nous entoure comme le fait le microphone. On peut tenir quelques secondes seulement, parce que tout de suite il y a une nouvelle chose qui surgit, qui va nous diriger sur elle et nous faire oublier tout le reste. Notre écoute est tout le temps une écoute désirante, localisée, extrêmement précise. C’est de la discontinuité et du réinvestissement de la volonté de comprendre l’objet suivant. Écouter, c’est désirer.