Ceux qui connaissent le parcours de Dominique Petitgand savent que le créateur sonore évolue dans un univers circulaire, sans pour autant tourner en rond. Son travail s’articule le plus souvent autour de cet axe : du son induire l’idée d’une écriture, puis avec l’écriture révéler la dimension plastique du son, laquelle ouvre le champ à toutes les formes… d’écriture.
La signature Petitgand s’identifie aisément : déploiement de bulles semi-narratives, où des voix clignent comme des balises dans une pénombre sémantique au potentiel fictionnel vacillant. Les voix semblent faire œuvre de récit, ou de confession, mais la parole est fragmentée, dé-montée en unités de sens plus ou moins réduites. Chaque sème est amorti par un segment de silence au pouvoir dévastateur, tant, semblant ralentir le récit jusqu’à l’engourdissement, il laisse planer un doute sur sa survie. Minimal et très expressif, le style Petitgand, qui ne peut pour autant se réduire à ce process, s’emploie dans un même temps à structurer des paysages mentaux et à les placer sur la brèche, proches de la dissolution. L’auditeur semble pris dans le voile d’un flou sensitif, comme flottant dans un état de semi-conscience qui ne lui permettrait de percevoir que quelques émergences sonores ou des angles saillants du discours. Hypnotique pour le uns, agaçant pour les autres, l’art de Dominique Petitgand est l’un de ceux qui, dans le milieu de la création sonore, a le plus diversifié ses modes de diffusion, preuve d’une certaine souplesse créative : séances d’écoutes, disques, livres, mais aussi installations in situ dans des expositions ou hors les murs (parcs, jardins, etc..).1
Sommeil léger n’est donc pas le premier ouvrage publié par son auteur (Installations en 2009 et Les Pièces manquantes en 2007 sont ses plus récents prédécesseurs), mais il constitue bien un élargissement de son cercle créatif. Encore moins épais qu’un disque dur externe, le livre se présente comme un recueil de textes disparates dont chaque page semble disposer de sa propre maquette, et donc de son identité propre. L’ensemble n’est pas réductible à chacune d’entre elles : des textes flottent dans l’espace blanc cassé de la page, plus légers que des haïkus, d’autres sont plus compacts, ou plus étirés. Plus loin, des lignes manuscrites zèbrent les feuillets, ou des lettres blanches en surimpression de blocs noirs rappellent des captures d’écrans vidéos. Évoquant l’aléatoire et la dispersion d’un carnet de notes, la mise en page – en scène – de l’ouvrage devient visiblement son propre objet. Mais non l’unique : Sommeil léger ouvre un espace supplémentaire dans l’œuvre de Petitgand dans le sens où il se perçoit comme une chambre d’écho. Constitué de transcriptions et de didascalies de ses pièces, il est un périlleux (mais ténu) exercice de désubstantialisation du son. Une réverbération qui devient graphique lorsque les vibrations s’éteignent, en somme.
Non expressément formulé, l’enjeu du livre est donc de faire passer par l’écrit une certaine idée du son. Où est le son quand il n’est plus là ?
Afin de garder le lecteur dans une zone d’influence acoustique, le compositeur actionne avant tout les mécanismes du souvenir. Ceux des auditeurs-lecteurs qui auront déjà entendu du Petitgand (sur disque ou in situ), se livreront d’eux-mêmes dans un exercice d’auto-évocation, recherchant par leur façon de s’approprier le livre les résonances avec leur écoute passée. « Un mode de lecture associatif », tel que le note l’avant-propos.
Pour les novices, le désordre textuel apparent servira de convaincant subterfuge. Le blanc des marges ou des sauts de paragraphes fonctionnent comme des emplacements réservés au silence, tout aussi prégnant qu’en « live ». Le frottement entre les formes, le grincement des pièces légères et des blocs de mots forment une topographie sonore et virtuelle propice à la rêverie, ou pour le moins à cette déstabilisation souvent ressentie à la réception des œuvres de l’auteur. Il y a des variations dans le rythme de lecture, des hausses d’intensité typographique, des lignes-parasites. Certaines bribes de phrases semblent résonner dans l’espace de la page devenu trop grand pour eux, comme sur la scène lointaine d’un théâtre vide. Le rythme soutenu de cette scansion générale est bien entendu affaire de montage, sonore, mais aussi cinématographique. La collection « Faux raccord », dans laquelle est incluse Sommeil Léger, rassemble un corpus d’écrits réflexif sur le cinéma… ou comme ici « les films mentaux ».
Si le lecteur est constamment décalé, tiré par la manche vers le « seuil de l’imaginaire » par cet inconfort formel, la teneur des textes ne lui offre pas plus de prise : fictions avortées, rêves inaboutis, et confessions exsangues le laissent dans un entre-deux de perplexité qui pourrait bien le pousser à la chute – toujours liée à l’imminence d’un bruit sourd et flasque, la chute est un des motifs du livre. Parmi l’entrelacs textuel, deux séries décrivent directement, elles, les conditions de surgissement du son. La première consigne quelques bruits accidentels ou phénomènes acoustiques non provoqués. Elle témoigne d’une écoute sensible prisant « l’irruption (…) d’une nature sans contrôle ». La seconde évoque des sons programmatiques, souvent musicaux, mais manipulés et sans doute réarrangés : les didascalies de certaines installations. Deux approches opposées que l’on aurait sans doute apprécié plus étoffées, mais la forme elliptique et scandée de Sommeil léger ne s’y prêtait sans doute pas. Quoi qu’il en soit, la simple dimension littéraire du livre parvient à en faire un objet qui se suffit à lui-même, quand bien même le lecteur ne parviendrait pas à se laisser infiltrer par les résonances profuses qui sous–tendent l’écriture de Petitgand.
- Sommeil léger de Dominique Petitgand, éditions Le Gac Press, 80 pages.
On l’entend déjà en te lisant Pascal, ce livre !