Bienvenue aux Baumettes, centre pénitentiaire de Marseille situé à deux pas des Calanques. Depuis 2002, des détenus s’essayent à la radio diffusée sur le canal interne de l’établissement.
Une forte odeur de javel embaume le sas qui sépare le monde libre de la détention. En passant sous le portique où les sacs sont scannés il faut montrer patte blanche. Quelques centaines de mètres plus loin, dans un couloir séparant deux bâtiments où transitent les détenus revenant des parloirs, Cathy, une surveillante, ouvre la porte du studio de Radio Baumettes. En haut des marches, quelques mètres carrés équipés de trois micros, une console et deux ordinateurs. Des affiches sur les murs rappellent les concerts d’IAM ou de Massilia Sound System organisés à la prison. La petite radio portable apportée par Élisa, coordinatrice de Radio Baumettes, est branchée sur France Inter. Il est 8h57, c’est l’heure du billet de l’humoriste Nicole Ferroni. Il y a quelques semaines, elle était assise ici avec eux aux Baumettes pour un atelier d’écriture. Bugs écoute attentivement son billet. Ce quinquagénaire s’est retrouvé à la radio via son codétenu qui y participait. « La radio c’est un vrai moment d’évasion, une bulle d’extérieur dans ce milieu si confiné. On est contents de rencontrer des gens qui viennent de l’extérieur et qui sont intéressés pour venir voir à l’intérieur. » French, Tonio, Eduardo, Mathieu, les autres participants arrivent au compte-gouttes.
Lancée en 2002 par l’association socioculturelle des Baumettes, Radio Baumettes n’est pas une radio comme les autres. Pas d’antenne continue, mais une série d’ateliers tout au long de l’année pour préparer avec les détenus les émissions diffusées en différé sur le canal interne de la prison. « Ce qui m’intéresse, c’est la diversité des profils et des trajectoires » avoue Élisa Portier. Ancienne reportrice à Radio France et fondatrice du collectif La revue sonore, elle vient aux Baumettes animer des ateliers tous les deux mois. « L’objectif de Radio Baumettes, c’est de créer un maximum de porosité entre l’intérieur et l’extérieur », reconnaît Élisa, « la radio est le vecteur de la relation avec les participants. Pas besoin de demander qui tu es ni d’où tu viens… » Sur Radio Baumettes, elle a récemment produit avec les participants une série d’émissions thématiques, réalisée avec le musicologue François Billard, sur le jazz et les gangsters. Autre type de programme régulier, les playlists musicales commentées par des détenus : « Quand un nouveau arrive, c’est souvent le premier exercice pour se familiariser avec le micro » poursuit-elle.
Cet après-midi, les animateurs de Radio Baumettes reçoivent trois étudiants ingénieurs de l’école des Mines de Gardanne pour une série d’émissions de vulgarisation scientifique consacrées aux ondes magnétiques. Derrière la console, Eduardo veille à l’enregistrement de l’émission. « Y a pas de filles aujourd’hui » se désole-t-il en souriant. À tour de rôle, les détenus posent leurs questions aux étudiants, à l’aise pour leur première incursion en prison. « Quand j’étais gamin, j’écoutais la radio en ondes courtes, des émissions qu’on capte depuis très loin comme Voice of America ou la radio russe. Quel est l’avantage de ces ondes ? », demande Mathieu. « Ce sont des ondes qui rebondissent sur les couches de l’atmosphère, mais ça coûte très cher » lui répond l’un des futurs ingénieurs. Tonio, ancien militaire à la barbe blanche bien taillée, n’hésite pas à ouvrir le dictionnaire pour expliquer les termes trop techniques. « Qu’est-ce qui se passe quand je mets ma quiche surgelée au micro-ondes ? » lance Bugs. Eduardo se lève pour ouvrir la fenêtre. Les trois ventilateurs qui tournent dans un coin du studio ont du mal à dissiper la chaleur du mois de juin. « Est-ce qu’on peut venir en maillot de bain la prochaine fois ? », s’amuse Tonio. À travers les barreaux de la fenêtre, on aperçoit, juste en face, les cellules du bâtiment A, où se trouvent les prévenus et les nouveaux arrivants. Les ballons de foot et les détritus pris dans les barbelés laissent deviner la présence de la cour de promenade en contrebas. La rumeur permanente de la taule s’invite dans le petit studio, où la régie et les micros partagent la même pièce. Mathieu se lance dans la désannonce : « Merci à tous les trois et bon courage pour la suite de vos études. J’espère pas à bientôt, évitez de revenir en prison ! Merci aux auditeurs de Radio Baumettes ! » 15h30, le bruit des clés accrochées à la taille de la surveillante monte dans les escaliers. C’est l’heure pour les participants de retourner en cellule.
« J’essaye de faire un maximum d’activités pour sortir de la monotonie promenade-cellule-promenade-cellule. Je n’avais jamais fait de radio avant, je pensais que c’était bien trop compliqué » lance Tonio, un Corse incarcéré ici depuis trois ans. « Avec Radio Baumettes, on rencontre des gens intéressants et c’est un moyen de garder un contact avec l’extérieur autrement qu’avec la télé qui te bourre le crâne », poursuit-il. « C’est une vraie bouffée d’air », confirme Bugs. Hors de Radio Baumettes, les participants sont tous engagés dans d’autres activités, comme « le multimédia » (atelier d’audiovisuel, l’accès à Internet étant interdit aux détenus) ou le journal interne Le Monte Cristo. « En arrivant, on m’a proposé de suivre les cours à l’école, mais je n’en avais pas besoin, j’ai fait un parcours scolaire normal ! », explique Bugs. Après des cours de musique et son engagement dans le journal interne, la radio est apparue comme une évidence pour Eduardo. Vêtu de sa chemise bleue d’auxiliaire et de son jogging de l’OM, ce musicien de 46 ans au sourire farceur travaille aussi pour l’infirmerie de la prison. « J’avais déjà fait un passage sur Radio Galère ! », une radio libre de Marseille, s’amuse ce colombien d’origine qui depuis quinze ans cumule les courts séjours en détention. « La prison t’enlève toute initiative, tu es tellement infantilisé… Mais la radio est un espace de liberté, on peut s’exprimer et prendre la parole. Notre voix est enregistrée, on n’est pas rien ! Et puis j’ai appris à faire du montage et les différents métiers de la radio. On n’a pas besoin d’avoir la carte de presse pour pratiquer ! » poursuit-t-il. « La radio permet de ne pas être en prison le temps de l’atelier », ajoute Mathieu. Ce trentenaire suit parallèlement une formation en droit. C’est aussi un fidèle auditeur de Radio Classique, « au grand désespoir de mes codétenus. Plusieurs ont demandé à changer de cellule, ils devenaient dingues ! » La radio, il aimerait bien continuer à en faire à sa sortie, « peut être plus du côté technique, le montage et le travail des sons ».
Le lendemain, l’équipe reçoit Carlo Rovelli, astrophysicien professeur à l’université de Luminy, située à deux pas de la prison, pour parler de physique quantique. Autour des micros, ils préparent l’entrevue. « Il faut l’interroger sur les applications pratiques. Le téléphone, l’informatique, tout ça est lié à la physique quantique », lance Tonio. « Comme il le dit, la gestion du temps est imprévisible, c’est vrai aussi ici ! Parfois on sort de cellule à l’heure et parfois pas », rétorque Bugs, « si tu dis ça aux détenus, tout le monde va comprendre. » Attiré par le son qui s’échappe du local, un jeune passant dans le couloir grimpe jusqu’au studio : « Qu’est ce qui se passe ici ? » – « C’est Radio Baumettes ! », dégaine Bugs. « Je peux participer aussi ? C’est marrant, je reconnais vos voix. C’est diffusé sur la 28, c’est ça ? » – « Il faut que tu t’inscrives », explique Élisa, « Mais donne-moi aussi ton nom et ton numéro d’écrou pour la session prochaine. » Puis il file, dissipant avec lui une douce odeur de cigarette.
La discussion s’enchaîne avec l’astrophysicien, pour qui la prison n’est pas un univers totalement inconnu : « J’ai passé trois jours en prison en Italie parce que j’avais refusé de faire mon service militaire. Trois jours, ça doit vous faire sourire ! » confie-t-il. Les détenus l’interrogent sur les trous noirs, la relativité ou encore la téléportation, se passant la parole à tour de rôle à coup de blagues amusant visiblement Carlo Rovelli. Une fois les enregistrements terminés, les détenus évoquent facilement leur quotidien, les conditions de détention ou encore la construction du nouveau bâtiment des Baumettes qui devrait voir le jour en 2017. « D’habitude on n’aborde pas la détention sur Radio Baumettes. » explique Elisa Portier. Pourtant en 2015, l’équipe de détenus a produit une série humoristique intitulée Hey Jo, comment tu vois le problème ?, transposant l’univers carcéral sur un bateau de croisière. Une manière drôle et détournée pour évoquer les conditions de détention. « C’est un peu un ovni dans les productions de Radio Baumettes » reconnaît Élisa. S’il reste toujours très compliqué, voire impossible, de diffuser à l’extérieur des productions élaborées par des détenus, l’administration pénitentiaire a autorisé exceptionnellement la « sortie » de cette série pour le concours de la fiction d’humour de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) en 2015. Une fiction saluée mais non primée par le jury.
« Cette année, l’équipe est un peu plus âgée que la moyenne, plus calme et très motivée » précise Élisa tout en s’interrogeant sur le recrutement de nouveaux participants, géré par l’administration : triées sur le volet, seules les personnes « non-violentes » et vraiment motivées peuvent participer aux ateliers radio composés au maximum de cinq participants. « Mathieu et Tonio sont à la radio depuis un an et demi, ils se sont appropriés le studio et sont très assidus », explique Élisa. « L’idée c’est de mélanger les anciens et les nouveaux, mais souvent les détenus ont des égos bien gonflés et il faut gérer ça. » Tonio le Corse approuve : « On ne peut pas trop s’incruster à la radio. On est toujours là, mais il faudrait que ça tourne. C’est difficile de trouver des nouveaux, la majorité des détenus passent leur temps à fumer et ne sont pas intéressés par grand-chose » déplore-t-il.
Conformément à la mission première de Radio Baumettes, les émissions sont uniquement diffusées sur le canal interne de la télévision et il n’est donc pas évident de connaître leur audience et la visibilité de la radio auprès des détenus. Une diffusion sur des radios FM pourrait-elle motiver leur participation, dans l’espoir d’être entendus dehors ? Cependant, les contraintes et les procédures inhérentes à l’administration (jugements en attente, anonymat et transfert des détenus) rendent difficile la sortie d’émissions. « Pour faire sortir un programme, il faut établir une session de droits pour chacun des détenus, envoyer le programme au juge d’application des peines pour les prévenus, et le service de communication de l’administration pénitentiaire doit ensuite valider la demande », explique Élisa Portier. Complexe, mais pas impossible. Sur le même principe, la radio associative 3DFM à Arles diffuse Paroles multiples, une émission entièrement animée et réalisée par des détenus du centre de détention de Tarascon. Des voix s’échappant de l’intérieur comme une forme de réhabilitation sociale dans l’espace public.