La question c’est pas de savoir si tu vas mettre cinq minutes ou deux heures à aller voir la personne, la question c’est : à un moment donné, tu vas notifier à la personne que tu t’es déplacé et que tu as marché et que tu as pris du temps pour aller la voir, même si tu restes cinq minutes.
Mehdi Ahoudig, auteur de documentaires sonores pour Arte Radio et France Culture, deux fois récompensé au Prix Europa1, raconte2 comment son cousin marocain passe des heures dans “des charrettes, des 4L qui marchent pas” pour aller prendre le thé avec un parent, un ami, à des kilomètres de chez lui. “Il me dit : « Mais tu sais, dans l’Islam c’est très important la question du déplacement, c’est une vertu. » (…) Et il y a un peu de ça aussi dans le documentaire : cette question du déplacement, cette vertu.” Mehdi Ahoudig pratique le documentaire en philosophe : c’est un outil pour chercher et un outil pour dire, une exigence pour soi-même et pour les autres.
La “question du déplacement” est d’abord géographique : faire du documentaire, c’est aller là où existe quelque chose qui reste inaudible, parce que c’est recouvert par un discours, parce qu’il n’y a personne pour écouter ou parce qu’on ne veut pas en parler.
C’est aller “notifier à la personne” que cet inaudible-là vaut la peine d’être amplifié. C’est se faire le haut-parleur du lointain, dans une cité française (1), dans une école sénégalaise (2), dans une ville marocaine (3), aux bains-douches de Paris (4) ou dans un village drômois (5). C’est fabriquer une porte entre le lointain et ici.
Le bruit d’une main frappant sur une porte revient à plusieurs reprises dans le travail d’Ahoudig. La porte souvent reste fermée, alors il cherche autour de la porte celles et ceux qui voudraient bien parler de ce qu’il y a, de ce qu’il y avait, derrière, qui voudraient bien dire pourquoi elle reste fermée. Ahoudig part à la rencontre de l’étranger : celui, voisin ou habitant d’un autre pays, qui n’a pas les mêmes pratiques, pas la même culture, celui qui surprend, qui inquiète ou qui fascine – des fils et filles d’immigrés, un collectionneur de déchets (5), un musulman traditionnel (6), sa propre fille (7), des “délinquants juvéniles” (8), un aspirant clandestin (9)… Il cherche ce qui fait que l’autre est autre, et son étonnement recommence toujours. Les personnes qu’il est allé enregistrer lui ont fait confiance, cela s’entend, et cette confiance-là nous est remise à nous, qui écoutons. Ahoudig est présent dans ses documentaires : il est le cousin, le journaliste, l’ancien copain de cité, le touriste (10), le père, le sympathisant – il n’est pas différent de celles et ceux qu’il vient rencontrer, il est des leurs, juste affublé d’appendices sonores et d’un devoir particulier.
C’est tout le cadre du documentaire qui se déporte : on n’est pas là en observateur, mais pour la rencontre, pour interroger sa propre identité en même temps que celle de l’autre.
Ce qui se déplace aussi, dans un documentaire d’Ahoudig, c’est le rapport au sonore et à la parole.
Le lointain, d’abord, est présent partout : sans cesse le son quitte le premier plan pour repartir dans cet ailleurs qui nous est immédiatement commun, la mer, des enfants qui jouent, un chien qui aboie, une manifestation. Les sonorités se répondent et tout se met à converser : le bruit d’une mobylette avec celui d’une musique (12), la voix avec le vent (9), le souffle d’une baleine avec des exclamations (10), une porte avec des pas…
La parole, quant à elle, est dépouillée de tout l’officiel, le convenu, le rationalisé : Ahoudig enlève au langage ses habits du dimanche, son costume d’interviewé, ses manières bien maîtrisées. Ce qui importe, ici, ce n’est pas tellement que le langage soit efficace, c’est qu’il chante et qu’à travers ce chant – l’accent, les répétitions, les hésitations, les respirations, les bruits de bouche, la part involontaire de la parole – on apprenne à connaître celui ou celle qui le porte. La part involontaire et l’énonciation, mais aussi la part involontaire de l’énoncé, car Ahoudig façonne l’histoire non seulement avec ce que l’autre veut lui dire, ce pourquoi il ou elle a accepté cet artifice de l’enregistrement, mais tout autant, sinon plus, avec ce qu’on n’enregistre pas d’habitude : les bas-côtés du discours, ce qui ne s’adresse pas au micro, ce qui devait rester secret et qu’il se charge de rendre partageable. Il s’en saisit avec respect et sans complaisance – c’est son rôle à lui, de briser le secret pour que ce qui doit se dire éclose vraiment.
La conversation tient une place particulière dans les documentaires d’Ahoudig : elle endosse une fonction centrale de passage vers ce qu’il y a à exprimer – souvent écartée dans la création radiophonique, ou reléguée à l’atmosphère, elle va ici jusqu’à devenir l’objet-même du documentaire, comme cette rencontre (11) organisée entre une comédienne et un écrivain, ancien braqueur, maghrébins tous deux, qui parlent de leurs pères. À travers les discussions, le quotidien, l’anecdotique, l’entre-soi, le sujet se dessine progressivement : l’histoire se raconte par l’infime, par une cigarette qu’on emprunte (11), par un chat à qui on donne à manger (9), par un ordre qu’on lance à la ronde (4), par un rire gêné ou par un éclat franc, par une balade à la mer qu’on ne sait pas comment refuser (6), par une coquetterie de vieille dame (12). On ne prend pas garde, et la voix s’étrangle, on trouve des mots, on parle de la solitude, on s’emballe, on montre sa générosité ou sa petite saleté, on laisse paraître la nuance que le discours voulait protéger.
Ce qui se déplace, alors, c’est la manière d’aborder le réel et de le saisir. Ahoudig, quand il va enquêter sur une grève à Sidi Ifni (9), sur l’étrange mort d’une Cap-verdienne à Marseille (13), sur les traditions musulmanes (14), sur le rapport de Maghrébines à l’amour (15), sur un dancing pour célibataires (12), sur l’évolution d’une cité (16), ne revient pas avec la solution de l’histoire ou une grille d’analyse. Il rapporte dans sa besace sonore tous les tiraillements des personnes qu’il a rencontrées, leurs contradictions, leurs fissures.
Il rapporte la distance que chacun sait prendre avec sa propre histoire. Il rapporte les paroles enfouies, enthousiastes ou effondrées, perdues ou décidées.
Les grévistes de Sidi Ifni parlent de clandestinité, de torture et d’espoir, et ils se font porteurs d’une humanité flamboyante qui annonce, plusieurs mois à l’avance, les révolutions des pays arabes (9) ; Lolita s’extirpe du fait divers pour devenir une sorte de légende antique, une femme qui a choisi sa mort et celle de ses enfants pour des motifs impérieux qu’elle a gardé pour elle (13) ; le féru de religion se dévoile comme un jeune homme timide et un peu triste, piégé entre le respect qu’il porte aux autres et une morale qu’il n’ose pas transgresser (6) ; les Maghrébines parlent de relations amoureuses, de sexe et de confrontation à la tradition sans fausse pudeur (15) ; les danseurs solitaires tournent parmi les fantômes et les rêves (12) ; les habitants des barres ont une autre histoire des banlieues à raconter et ils le font avec humour, invention, fraternité (16).
Ahoudig appelle cela une “enquête sensible”3 : une enquête sociale qui atteint la part sensible de chacun, qui fait voler en éclat notre petit tas de secrets, notre sérieux, pour creuser plus profond et rendre la rencontre possible. Pour que le documentaire rende justice à celles et ceux dont les médias, le pouvoir ou les préjugés donnent une fausse idée. Pour qu’il parvienne, surtout, à déplacer quelque chose à l’intérieur de nous.
Sont cités dans cet article les documentaires suivants :
(1) > La Muette, mis en ondes et mixé par Samuel Hirsch, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 06/02/2008
(2) > Instite au Sénégal, mixé par Samuel Hirsch et réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 17/01/2007
(3) > Appels de Tanger, mixé par Irvic D’Olivier et réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 12/01/2005
(4) > Aux bains-douches, mixé par Samuel Hirsch et réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 16/11/2005
(5) > Le Diogène des Baronnies, produit par M. Ahoudig et réalisé par Vincent Abouchar pour l’émission Sur les docks de France Culture, 26/04/2011
(6) > Cousin du bled, mixé par Christophe Rault, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 01/12/2004
(7) > Auto-école, mixé par Christophe Rault, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 07/02/2007
(8) > Délit de jeunesse, mixé par Christophe Rault, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 08/06/2005
(9) > Ifni, la révolte, musique, mise en ondes et mix par Samuel Hirsch, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 01/06/2010.
(10) > Les Baleines, mixé par Arnaud Forest, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 02/05/2007
(11) > Les ventriloques, mis en ondes et mixé par Christophe Rault, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 02/07/2008
(12) > Au Balajo, mixé par Christophe Rault, réalisé par Kaye Mortley & M. Ahoudig, Arte Radio, 18/12/2007
(13) > Qui a connu Lolita ?, enquête de Mehdi Ahoudig, Olivier Apprill et Anouk Batard, réalisée par M. Ahoudig et mixée par Samuel Hirsch, co-produite par Arte Radio et Radio Grenouille, 28/09/2009
(14) > Cousine du bled, mixé par Christophe Rault et réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 19/01/2005
(15) > Inch’Allah mon amour, mis en ondes et mixé par Arnaud Forest, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 27/03/2012
(16) > Ma cité va parler, mixé par Arnaud Forest, réalisé par M. Ahoudig, Arte Radio, 10/10/2007
1 En 2010 pour Qui a connu Lolita ?, enquête de Mehdi Ahoudig, Olivier Apprill et Anouk Batard, réalisée par Mehdi Ahoudig et mixée par Samuel Hirsch, co-produite par Arte Radio et Radio Grenouille, et en 2011 pour À l’abri de rien, un webdocumentaire réalisé avec Samuel Bollendorff et produit par la Fondation Abbé Pierre. 2 Mariannick Bellot et Laurent Benaïm, “Mais pourquoi tu m’enregistres en train de faire le café ?”, entretiens avec Mehdi Ahoudig, Angélique Tibau et Béatrice Leca, Audio in vivo, Libération, 1er avril 2011. 3 Pascal Mouneyres, Mehdi Ahoudig : du sang neuf, Les Inrockuptibles, 5 juillet 2010.