Pierre-Yves Macé écoute Résolution

Pierre-Yves Macé est un compositeur que nous croisons régulièrement en bordure du champ radiophonique. Il a notamment été un participant actif au projet de l’Encyclopédie de la parole entre 2007 et 2011.1 Son ouvrage paru en novembre 2012 aux Presses du réel, Musique et document sonore – Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, nous est apparu comme une formidable stimulation intellectuelle, visant certes dans ces pages la composition musicale, mais pouvant profondément nourrir notre réflexion sur l’écriture radiophonique.2 Et comment ! Qu’il soit parole, archive ou ambiance sonore, encore appelé phonographie ou enregistrement brut du réel, le « document sonore » n’est-il pas la matière première de la plupart des créations radiophoniques ?

Bien que Pierre-Yves Macé tienne à se présenter comme non-spécialiste de la création radiophonique, nous lui avons proposé le petit jeu suivant : écouter et analyser la place du « document sonore » dans quatre pièces radiophoniques de notre choix.

© Stéphane Garin - flickr

© Stéphane Garin – flickr

Nous commençons en te soumettant deux cas extrêmes, deux curiosités : L’Homme au magnétophone (dont tu parleras dans le prochain billet) et Résolution, qui sont des « objets trouvés » auxquels des cadres de diffusion (l’ACR de France Culture pour l’un, Silence Radio pour l’autre) tendent à conférer un statut de créations à part entière.

Pierre-Yves Macé : En effet, ce sont là deux documents bruts dont le statut d’œuvre d’art – et la notion d’auteur qui lui est connexe – pourrait être questionné. Je ne suis pas certain que leur présentation en tant que document suffise à en faire des œuvres ; au contraire même, en soulignant leur valeur documentaire – ce que tend, par exemple, à faire Silence Radio qui héberge Résolution –, on les dépouille par là-même de leur « artisticité ». J’ouvre mon livre en montrant comment, dans une certaine théorie esthétique, celle de Theodor Adorno en particulier, « document » est le terme employé pour désigner ce qui ne relève pas tout à fait de l’art, ce qui en est pour ainsi dire en-deçà : quelque chose de l’ordre du relevé, ou de la radiographie du réel à l’état brut. Est œuvre, au contraire, ce qui relève d’une fabrique humaine, d’un « ars » (technique et art) qui configure le sensible.

On retrouve là le vieux partage entre le « réel » et l’ « art » selon une opposition qui est tout sauf stricte et bien définie, puisqu’il est bien entendu que l’art va puiser dans le réel, et que le réel se présente parfois à nous en tant qu’œuvre d’art. Ce partage art / réel a beau subir toutes sortes de distorsions et de remises en question, il reste pertinent dans ses grandes lignes, aujourd’hui encore.

Dans les deux cas, ce sont des documents qui ne nous étaient pas adressés et pourtant ils nous interpellent.

En parlant d’ « adresse » du document, je pense que c’est ce qui caractérise le plus fortement la pièce Résolution qui porte tous les traits de ce qu’on pourrait appeler une missive phonographique. Tout y est : indexation de date d’écriture (1969), identification de la destinataire (Monique)…


Nous voici donc épiant une lettre dite par un anonyme (et « écrite » par le phonographe) à destination d’un autre anonyme et que seule l’errance hasardeuse de son support a permis de rendre public a posteriori. Ce document a été réalisé dans les années 1960 grâce à un dispositif aujourd’hui oublié : une cabine de type photomaton (phonomaton, donc), où l’on pouvait, en l’échange de quelques francs, enregistrer un message sonore et en récupérer une gravure sur un disque souple.3

De nos jours, de telles « lettres » fleurissent sous d’autres formats : la messagerie téléphonique, bien sûr, ou bien la vidéo amateur postée sur YouTube (je pense notamment à certains échanges ou règlements de compte entre rappeurs) ; dans ce dernier cas, la différence de taille, c’est que le médium est d’emblée public : la lettre est « ouverte ». Il arrive souvent que l’on édite et lise des correspondances de personnalités célèbres, plus rarement des échanges épistolaires d’anonymes. Ici, le document est intéressant précisément parce qu’il est audio (sous format texte, l’intérêt de cette lettre serait quasi-nul pour un tiers). Mais la phonographie communique bien plus que le simple langage verbal, et l’empathie de l’auditeur est plus forte que ne le serait celle d’un lecteur.

Dans Résolution, ce qui frappe l’oreille, c’est d’abord le calme et la profonde humilité de cette voix qui accomplit sa diction mezzo voce, avec une pudeur extrême, comme si la personne se doutait qu’elle serait un jour entendue par d’autres oreilles que celles à laquelle elle destine son message.

Le débit est scandé par d’importants silences (pas toujours raccordés aux unités de discours) au cours desquels on perçoit au lointain un brouhaha de voix inintelligibles, des traces de l’activité urbaine extérieure à la cabine. Deux traits rendent selon moi ce document particulièrement émouvant et mélancolique : d’une part la prégnance des craquements de support qui créent une sorte de voile sonore, un indice de l’opération de lecture « au présent » accusant une distanciation notable avec le référent « passé » ; d’autre part, cette fin suspendue, où la parole du locuteur est coupée, ayant franchi la limite temporelle du support : « je voulais encore vous dire quelque chose ».

Reposons-nous sur cette fin suspendue et rendez-vous pour l’analyse de l’Homme au magnétophone dans le billet suivant.

Notes :

1. – Pour en savoir plus sur l’Encyclopédie de la Parole, lire sur Syntone La parole au centre, par Céline Devélay-Mazurelle.
2. – Intelligible et bien écrit, l’essai de Pierre-Yves Macé est d’autant plus enrichissant qu’il étudie les approches de compositeurs tels que Luc Ferrari, Alvin Curran, Maurizio Kagel ou encore Heiner Goebbels qui ont par ailleurs œuvré pour la radio.
3. – Pour en savoir plus sur ce procédé, lire sur Syntone « Des pastilles que vous ne savez plus boire ».

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