Pierre-Yves Macé écoute L’Homme au magnétophone

Après l’écoute de la pièce radiophonique Résolution, nous poursuivons notre exploration du « document sonore » avec le compositeur et chercheur Pierre-Yves Macé [lire billet précédent] par un second « objet trouvé » : l’Homme au magnétophone, un enregistrement de 1967 diffusé en 1972 par l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture. Cette fois, l’auteur du document est identifié : un certain Jean-Jacques Abrahams qui décide un jour de se rendre à sa séance de psychanalyse avec micro et magnéto. Tandis que l’analyste refuse de se soumettre à l’enregistrement, le document sonore s’ouvre dans une atmosphère d’emblée électrique. Commence alors une séquence de séquestration qui durera près de 20 minutes : « nous ne sortirons pas de ce huis-clos tant que les choses ne seront pas plus claires, » dira Abrahams.

Pierre-Yves Macé : Le cas de L’Homme au magnétophone est beaucoup plus complexe que la pièce précédente. Je dirais pour commencer que c’est un exemple assez remarquable de ce que le compositeur argentin Mauricio Kagel appelait « l’état d’enregistrement » (Aufnahmezustand, d’après sa pièce radiophonique du même nom) : une altération notable des comportements du fait de la présence non-dissimulée d’un appareil enregistreur. Il y a deux effets possibles et opposés de l’état d’enregistrement : l’inhibition ou au contraire le déploiement exhibitionniste, la théâtralité exagérée. Dans ce document, les deux personnages en présence incarnent chacun l’une et l’autre de ces tendances.

L’analyste parle d’une voix marmonnante, confuse, à peine intelligible, espérant peut-être se dérober ainsi à l’impression phonographique. Il se borne à répéter les mêmes injonctions (« c’est fini », « coupez votre magnétophone », « sortez »), tente de s’enfuir, menace d’appeler la police et finit même par pousser des cris (« au secours, à l’assassin »).

(cc) Mister Kha - flickr

(cc) Mister Kha – flickr

Face à lui, l’analysé, fort de l’effet dévastateur de son geste, se livre à un véritable réquisitoire, poussant assez loin la violence verbale (« vous êtes un raté », « pauvre con, va »), n’hésitant pas à humilier et infantiliser son interlocuteur. Il est à noter que le document a été réalisé en 1967, et on y sent une anticipation de mai 68 – ce n’est pas un hasard si Gilles Deleuze et Felix Guattari commentent ce document dans leur ouvrage L’Anti-Œdipe, critique acerbe de la psychanalyse freudienne. Abrahams, lui, voit dans l’enregistreur « un appareil qui va nous permettre de comprendre ce qui se passe ici. » Il assigne une mission quasi-herméneutique à son geste. Vers la fin, il dira : « nous allons un peu voir ce qui se passe dans les cabinets de psychanalyste et où ils en sont avec leurs clients. »

L’auteur de l’enregistrement a vraiment eu l’intention de créer un événement sonore.

Ce qui m’intéresse particulièrement c’est que le magnétophone fait une irruption quasi-obscène, inopinée, dans le dispositif policé de la cure psychanalytique. Il opère comme une arme destinée à inverser le rapport de pouvoir entre Abrahams et son psychanalyste.

L’appareil enregistreur est ici le troisième personnage de la situation, c’est une oreille générique et intrusive qui renvoie en fin de compte à l’auditeur, l’ « écouteur » au sens de « voyeur » (on ne soulignera jamais assez combien il est étrange que la langue ne dispose pas de mot spécifique pour désigner cela).

Abrahams aura une formule étrange et révélatrice en parlant de son appareil : « ce n’est pas une queue, vous savez, c’est un auditeur qui écoute avec beaucoup de bienveillance. »

Pouvons-nous dire ici que l’enregistrement sonore est en soi un acte artistique de par l’intention de son auteur ?

Je pense que cette présence implicite d’une troisième personne, d’une oreille générique (« beaucoup d’autres gens », dira Abrahams), repose la question de la teneur artistique de ce document, non plus du point de vue de son mode de présentation, mais au plan des intentions mêmes qui ont présidé à sa fabrication. À plusieurs reprises, on est frappé par le détachement dont fait preuve Abrahams, son humour acerbe et son sens du jeu (« quel enregistrement rigolo », s’écrie-t-il au summum de la tension). Ce que réalise Abrahams relève véritablement d’une performance (il reconnaît lui même courir un grand risque et sera d’ailleurs interné illico), une performance dont le document sonore serait l’archive, la trace phonographique. On peut donc dire que son geste est artistique. L’adresse est ici ouverte : le document est voué à se propager d’emblée et non par accident, comme c’était le cas pour Résolution.

Rendez-vous très bientôt pour une nouvelle écoute de Pierre-Yves Macé et un nouveau décryptage de l’utilisation du « document sonore » dans la création radiophonique. Nous écouterons la pièce Violent Femmes de Jeanne Robet.

Note : La Mythologie de poche de la radio du 2 octobre 2009 peut être réécoutée sur le site de France Culture. On y retrouve la séquence de L’Homme au magnétophone commentée par Andrew Orr, ancien producteur à l’Atelier de Création Radiophonique.

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