Pour inaugurer notre « chantier fiction », nous avions chroniqué Fragments hackés d’un futur qui résiste, écrit par Alain Damasio et mis en ondes par Floriane Pochon et Tony Regnauld au sein de leur « studio d’arts sonores » Tarabust. On ne résiste pas aujourd’hui à signaler un nouveau projet de la même équipe : Phonophore, « fronde sonore pour libérer l’imaginaire ».
Work in progress littéraire, sonore et multimédia, Phonophore met en ligne discrètement depuis quelques mois les résultats de ses recherches multiformes. À l’origine, un projet de roman d’anticipation d’Alain Damasio, Les Furtifs, dont l’univers s’articule autour d’ « animaux faits de chair et de sons, qui naissent d’une vibration fondamentale de l’air et vivent parmi nous, sans qu’on les voie, cachés par leur vitesse et leur science de l’angle mort »1.
Dans un monde surveillé de part en part, ces êtres sonores ouvrent la possibilité d’une résistance – plus que cela, ils représentent l’énergie vitale : « L’univers des furtifs est né d’un ras-le-bol viscéral, tout autant intello qu’affectif. La nausée intime qui nous prend de voir un monde prétendument démocratique et libre sombrer dans une société d’hypercontrôle dont nous sommes tous acteurs, promoteurs et relais, chacun à nos niveaux. De cette nausée, nous avons tiré le goût d’un combat. De ce combat l’envie d’une poésie active, le désir de faire émerger un monde de fiction qui, par sa beauté, sa fougue, forme comme une réponse possible au désenchantement. » Le lyrisme fait partie intégrante du combat, il répond au cynisme et à la désillusion.
Au fil des semaines, les paysages, les personnages et les trames du roman en cours se tissent – et la narration sonore s’élabore simultanément en ligne, au sein du « centre de recherches furtives », en cinq grandes catégories de sons : la physiologie des furtifs, leurs biotopes, leurs langages, leurs interactions avec les humain⋅e⋅s (et notamment celles et ceux qui les chassent), et les savoirs humains actuels les concernant. Différents niveaux de fiction s’imbriquent les uns dans les autres : on entend aussi bien des bribes de l’univers en construction, comme dans la splendide Duplicity : ville pervasive (dont le cauchemar urbanistique rappelle fortement celui de Fragments hackés…), que, dans une mise en abyme du travail d’écriture, Alain Damasio expliquant sa rencontre avec les furtifs et ce qu’il en comprend au fur et à mesure qu’il les étudie.
Plus de quarante pièces (42 peut-être ?) sont prévues au total, douze étant déjà disponibles à l’écoute. On savait l’équipe de Tarabust experte en ambiances finement construites et amoureuse des sonorités animales, comme elle l’a démontré dans le projet de Phaune Radio, qu’elle co-anime. Phonophore est pour elle l’occasion de relever de nouveaux défis sonores, par exemple à travers l’étude acoustique d’un furtif « qui se loge dans l’épaisseur des vitres et des objets en verre et parie sur l’immobilité », dont la « captation a pu être ralentie un peu plus de 145 fois pour que la métamorphose puisse être perceptible à l’oreille humaine », ou encore dans la réalisation de Hörspiel en binaural comme ce paysage métallurgique : « Tanger habite au cœur d’une sidérurgie à l’abandon où il attire de nombreux furtifs pour qu’ils viennent échanger leurs matières variées contre le précieux métal qu’il peut leur fournir, mais qui les alourdit. »
Phonophore est également un projet graphique, qui se traduira in fine sous forme d’un site web inspiré des interfaces de jeux vidéo : « On doit naviguer comme on chasse ou comme on découvre un monde changeant ». Premières esquisses visibles aujourd’hui : des polices animées de façon à matérialiser le mouvement, et des créations visuelles qui évoquent les ondes acoustiques, et peut-être inspirées des « céléglyphes », ces traces rythmiques laissées par le furtif avant de mourir.
Phonophore est peut-être bien en train de construire la première webfiction sonore d’ampleur.
Et livre par la même occasion une très stimulante ode au son comme outil de résistance et de création. À suivre !
Note :
1 Toutes les citations sont extraites de deux dossiers de présentation du projet établis par Tarabust.