« L’impression de toucher avec l’oreille » ~ entretien avec Cécile Liège, le Sonographe

Elle écrit avec des sons, elle invente son métier tous les jours, elle ne vit pas à Paris mais à Cholet dans le Maine-et-Loire : rencontre avec Cécile Liège, alias Le Sonographe.

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Dessin original : Lénon

Je voulais te présenter comme documentariste sonore. Est-ce juste ?

Oui, c’est à peu près comme ça que je nomme mon métier. Mais les ateliers que je mène depuis de nombreuses années m’ont amenée sur des territoires plus proches de la création, du Hörspiel on dirait à Syntone. Mais je crois que j’ai appris ce terme-là après en avoir fait ! Disons que j’écris des formes avec des sons. Que c’est mon moyen d’expression et de médiation entre le monde et ce que j’en perçois.

Et le « Sonographe », c’est un titre, une fonction, un pseudo ?

Au départ, c’est un joli mot que j’ai trouvé avec la personne qui m’a suivie dans la création de mon activité. Un mélange entre biographie et sonore. Il y avait l’idée d’écrire la vie avec des sons. Dans ce sens, on peut dire que c’est un pseudo. Et puis, très vite, c’est devenu aussi le nom de mon métier, en enlevant la majuscule : celui que je mets sur la fiche d’information de mes enfants à l’école, en me disant que ça doit bien embêter les ordinateurs quand il s’agit de mettre les gens dans des cases !

La « biographie sonore » est justement une forme que tu pratiques ou que tu as pratiquée. De quoi s’agit-il au juste ?

J’avais eu l’idée de faire ça en créant le Sonographe, il y a tout juste 10 ans. Je trouvais important de donner la possibilité aux gens de transmettre par la voix leur histoire. Je m’adressais aussi bien aux personnes âgées qu’à leurs familles. Ce sont des réalisations à but privé. J’en ai réalisées une petite dizaine je pense. Mais je ne l’ai pas plus développé car pour travailler correctement, ça demande du temps et ça finit par coûter cher à un particulier. Or je ne voulais pas m’adresser seulement aux familles argentées.

En revanche, depuis 5 ou 6 ans, je travaille avec les Archives municipales de Rezé en Loire-Atlantique. Je réalise pour elles des enregistrements de récits de vie avec des habitants. J’aime beaucoup ça car on est ici dans un aller-retour permanent entre la mémoire personnelle et son empreinte collective.

Comment le son est-il venu à toi ?

Très tôt et très tard à la fois. Très tôt parce qu’à la maison, mes parents avaient toujours la radio allumée. Sur France Inter principalement. Ça faisait partie du quotidien, ça rythmait nos vies. Et puis, avec ma sœur, on a commencé à inventer notre radio sur cassette. On faisait des fausses émissions, des fausses infos. On y intégrait les copains, les cousins, les parents. Et petit à petit, j’ai enregistré des ambiances. Et alors là, ce n’était plus le jeu qui me plaisait, mais juste la sensation du son dans l’oreille. L’impression de toucher avec l’oreille. Et c’est encore ce que j’aime aujourd’hui dans le son. La matière, le grain de la voix, les bruits de la bouche… je ne sais pas, c’est physique !

Bon, mais je n’avais jamais pensé en faire un métier. Jusqu’à ce que je veuille devenir journaliste radio. Pour finalement, à l’école de journalisme, me rendre compte que l’actu n’était pas du tout mon truc. J’en ai fait au début sur le réseau France Bleu. Et puis j’ai fait un peu de reportage pour les Ateliers de création de l’Est1 et je me suis rendue compte que c’était cette approche des gens qui me plaisait : un peu décalée, en dehors de toute nécessité liée à l’actualité. Grâce à un travail à la radio associative Alternantes FM (à Nantes), j’ai eu la chance de découvrir d’autres manières de raconter le réel avec des sons. J’animais les matinales et je devais chaque matin y diffuser un court reportage sur l’actu locale. Peu à peu, j’ai pu réaliser des formats de 20 minutes pour les cases documentaire. Avec les fameux programmes de l’EPRA : très bonne école pour les premières réalisations2. Michel Sourget, mon « chef » à Alternantes, m’a appris à me servir du logiciel de montage, et c’était parti. Il écoutait toujours mes « EPRA » avant de les envoyer, on en discutait. De cette période, je dis souvent qu’elle m’a déformatée de l’école de journalisme.

Calais, 2009 : il y a ceux qui traversent légalement la mer et ceux qui se débrouillent autrement… En Transit.

Dans la relation aux personnes que tu enregistres, as-tu une méthode que tu respectes pour chaque projet ?

Ce qu’il y a de commun à tous les projets, c’est la confiance mutuelle. Avant l’enregistrement, je fais en sorte que la personne sache vraiment où elle met les pieds avec moi. Qu’elle puisse se rétracter si elle veut quand elle ne le sent pas (ça ne m’est jamais arrivé, mais il faut le proposer). Le travail d’approche sera donc déterminant. Pendant l’enregistrement, c’est un peu la même chose.

J’ai l’habitude de dire : je me sens d’autant plus libre de vous poser toutes les questions que je veux, si vous vous sentez libre de ne pas y répondre.

En revanche, sur le montage, je passe un contrat moral avec mes interlocuteurs : si vous me faites confiance, vous me faites confiance jusqu’au bout. C’est moi l’auteure, c’est moi qui maîtrise le montage. Je ne fais pas de réécoute pour valider. Sauf dans des cas plus délicats, comme celui des femmes victimes de violences conjugales sur le webdocumentaire En Prises, où elles avaient leur mot à dire sur ce qu’on diffusait (elles n’ont d’ailleurs demandé aucune modification). Si les personnes que je souhaite enregistrer n’acceptent pas ce principe, je préfère ne pas poursuivre mon travail avec elles. Mais là encore, ça ne m’est jamais arrivé.

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Dessin original : Lénon

Travailles-tu, le plus souvent, sur des projets où le son est le seul médium ou bien sur des projets multimédia ?

La plupart du temps, oui, le son est le seul médium. C’est même un aspect que je défends fortement. Je pense vraiment qu’on vit une expérience plus sensible, plus physique (on en revient à mes émotions d’enfant) avec un objet purement sonore. Et puis, c’est souvent une découverte pour le public de voir qu’on peut raconter et imaginer (imaginer surtout, imaginer !) tout un monde grâce aux sons.

Pour autant, j’ai toujours travaillé avec des photographes. Il y a une dizaine d’années par exemple, pour une exposition photo et sonore, avec François Struzik sur le chantier naval de Gdansk. Et puis, avec le développement du multimédia, du diaporama sonore, du webdoc, les occasions se multiplient. J’ai réalisé en 2014 En Prises, sur des parcours de femmes victimes de violences conjugales, avec le photographe BenBen. Mais le webdoc est un genre qui me frustre car, pour ne pas rompre la force imaginaire du son, il faut un travail énorme avec le photographe, des moyens conséquents pour une écriture web qui laisse la place à l’imagination. Il y a très peu de webdocs axés « son » que je trouve vraiment à la hauteur de ce que donne le son tout seul. À part le travail de Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorf, qui est incroyable ! Pour moi La Parade est un vrai bijou du genre.

Fais-tu ce travail à temps plein ? Est-ce que ça a toujours été le cas ? Est-ce que tu envisages que cela le soit autrement ?

C’est mon seul métier. Je l’exerce à trois-quarts temps à peu près parce que… j’ai d’autres passions dans la vie ! Ça fait 10 ans que j’ai créé le Sonographe, et c’est la 3ème année que j’ai ce rythme. C’est un rythme qui me va, mais je trouve que je manque de temps pour des projets sonores personnels. Je travaille beaucoup à la commande, en ateliers. Et encore, j’ai de la chance car tous les projets sont intéressants. Mais j’aimerais essayer des formes plus personnelles, notamment avec la scène, et je ne trouve pas assez de temps pour le faire.

Est-ce que tu rencontres encore des difficultés à expliquer ta démarche sonore à des partenaires, des institutions, les gens que tu rencontres… ?

Cela fait 7 ans que mon activité est hébergée par une scop3 et je crois que mes copains associés n’ont, pour beaucoup, toujours pas compris ce que je faisais. Donc oui, c’est compliqué d’expliquer que j’écris avec des sons. Je me heurte quasiment toujours à un sourire bienveillant mais incrédule lorsque j’explique mon métier.

Partages-tu tes expériences avec d’autres gens du monde du son ou plutôt avec des gens dans d’autres domaines ?

J’essaie de partager avec des gens du monde du son, mais ce n’est pas facile. D’abord, géographiquement, je suis assez isolée. Cholet n’abrite pas beaucoup de créateurs sonores… Et puis, j’ai du mal à trouver ma place : je viens du journalisme mais je suis considérée comme une artiste par mes copains journalistes ; je crée de plus en plus avec les sons, mais de manière tellement empirique, sans venir du monde artistique, que je ne me sens pas artiste sonore.

Quelquefois, j’ai l’impression de ne trouver ma légitimité qu’auprès des personnes avec qui je travaille, sur des projets concrets. Et que je ne suis bien que lorsque je ne me demande pas ce que je suis mais que je me contente de faire ce que j’entends dans ma tête. Avec des influences qui viennent du documentaire, de la création sonore pure, de la fiction, de la musique, des arts visuels…

Aujourd’hui et pour les prochaines années à venir, qu’est-ce que tu recherches, quels sont tes besoins et quelles sont tes envies ?

Comme je le disais tout à l’heure, j’aimerais avoir plus de temps pour créer des formes plus personnelles. J’ai travaillé avec les compositrices et interprètes Ana Igluka et Delphine Coutant sur le spectacle Entre nos mains, autour de Simone de Beauvoir et des femmes au travail. C’est un mélange de chansons, de textes et de sons documentaires. Et ça fonctionne incroyablement bien. La place du documentaire est délicate à traiter sur scène car je veux garder la rencontre directe que provoque le son avec le public, finalement éviter le spectaculaire. Une effraction du réel dans la mécanique bien rodée de la mise en scène. J’aimerais creuser ça.

De Cécile Liège, à écouter :

Cet article est d’abord paru dans le n°5 des Carnets de Syntone. Abonnez-vous par ici !

Cet article est d’abord paru dans le n°5 des Carnets de Syntone. Abonnez-vous par ici !

Notes :

1 Les ateliers de création de France Bleu sont des pôles décentralisés de production qui aujourd’hui ne fabriquent plus que des séries d’été de pastilles courtes sur des thématiques très « grand public ».
2 De 1992 à 2013, date de sa liquidation par l’État, la banque de programmes EPRA (Échanges et Productions Radiophoniques), destinée aux radios associatives, constituait le seul moyen pour ces radios de produire du contenu élaboré en étant rétribuées pour le faire. Sur Syntone, lire Crise de l’EPRA : crise de la libre expression radiophonique, par Katia Scifo, mars 2012.
3 Scop : En France, les sociétés coopératives et participatives se distinguent des autres types de société commerciale par le fait que les salarié·e·s détiennent le pouvoir de décision et la majorité du capital. Cécile Liège fait partie de la scop L’Ouvre-Boites 44 à Saint-Herblain.

 

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