“Le podcast est une expérience” ~ Entretien avec Silvain Gire

Arte Radio a 10 ans, Silvain Gire, 48. Co-fondateur en 2002 d’un objet radiophonique non identifié, dont nous esquissons en ce moment le portrait multi-facettes au fil d’un dossier spécial, Silvain Gire est connu pour ses partis pris tranchés (cf. Comment se voir refuser un projet, vade mecum assez cinglant) et sa mégalomanie défensive. Lorsqu’il n’hante pas les locaux d’Arte, il parcourt le monde, de festivals en conférences, pour transmettre sa bonne parole, l’expérience de sa petite radio qui continue de faire dresser les oreilles. Pour clore notre dossier sur la “décennie Arte Radio”, Silvain Gire nous fait part de sa lecture du paysage radiophonique des dix dernières années et émet ses hypothèses sur l’avenir.

Silvain Gire à Arte, sous le coup du jet lag © DR / Arte

Je crois que tu as été un lecteur attentif du dossier que Syntone a consacré aux 10 ans d’Arte Radio. Une réaction ?

Bravo ! C’est un éclairage indispensable pour les auditeurs, les auteurs et l’équipe elle-même. On s’y retrouve, mieux, on en apprend beaucoup sur notre travail. Syntone s’est imposé comme un lieu de réflexion, de critiques et d’infos indispensables. Je reviens du Third Coast Festival à Chicago, où j’ai découvert la radio élaborée nord-américaine : l’article publié dans Syntone [À Chicago, un festival sans films, NDLR] m’a aidé à aborder cette pratique passionnante, très différente du paysage européen. 

Les années qui ont suivi la création d’Arte Radio ont été celles de la prolifération inouïe des lecteurs mp3 et le développement de l’écoute au casque. Aujourd’hui, les appareils mobiles sont munis d’écrans haute-résolution, les tablettes tactiles se développent et les médias se jettent à corps perdus dans la production vidéo. L’âge d’or du son est-il déjà terminé ?

Au contraire, les études montrent un temps d’écoute général en hausse, tous supports confondus. L’âge d’or de la radio, c’est maintenant : on n’a jamais vu autant de gens avec des écouteurs dans les oreilles. La vidéo ou les jeux ne menacent pas l’audio, et ni la télé ni le web n’ont tué la radio.

Il n’y a jamais eu autant d’intérêt – tout est relatif – pour la radio que nous aimons, la radio dite « de création ». Quand Arte lance sa web radio en 2002, que reste-t-il en France de ce passé glorieux du Club d’essai, de l’ACR, de Yann Paranthoën ? Une douzaine de nostalgiques qui se réunissent à Arles pour critiquer France Culture… À tous points de vue, c’était faible. Aujourd’hui, il y a des festivals portés par des étudiants, des radios associatives qui tentent de faire exister du documentaire, des individus ou des associations qui se lancent dans la fiction, et des kyrielles de blogs, audioblogs, séances d’écoute, formations… Et surtout, il y a un public. Un public jeune et exigeant, capable d’utiliser des outils qui se sont démocratisés : les logiciels de montage numérique et les enregistreurs de poche, qui font autant pour la radio de création que les 100 000 auditeurs mensuels d’Arte Radio, chiffre corrigé selon les variables saisonnières.

Parce qu’elle nécessite de l’attention de la part de l’auditeur, la radio de création est-elle en difficulté ?

La radio de création via les nouveaux médias – ordinateur, podcast, téléphone, appli, tablette, disons le web pour aller vite – engendre une nouvelle posture d’écoute. J’ai mis dix ans à comprendre ça, donc je vais résumer à gros traits : il ne suffit pas, comme on a longtemps tenté de le (faire) croire, de « mettre la radio de création sur le web ». Podcaster France Culture, c’est formidable, mais ça ne fait pas le tour du problème. Ces modes d’écoute individuels, intimes, mobiles, nomades, concentrés, délinéarisés, fragmentaires, tout ce qu’on veut… induisent un autre rapport à l’écoute pour lequel la radio traditionnelle n’est pas conçue. Ses formats, sa qualité sonore, même son écriture, ne correspondent pas à cette nouvelle posture d’écoute, qui s’apparente beaucoup plus à la lecture. La radio de création me semble donc aujourd’hui aussi forte, et aussi menacée, que la lecture. Elle suscite des images vivaces, elle impose sa charge émotionnelle unique aux esprits curieux, mais elle demande une concentration, un abandon, une patience que les circonstances historiques et culturelles ne vont pas favoriser. Pour être clair, entre une vidéo de chatons mignons et un documentaire audio de 50 minutes, la bataille sera rude. Mais elle l’a toujours été.

Rencontres-tu encore des conservatismes dans le monde de la radio, dans les médias… ?

Très récemment, j’ai compris que cette hostilité de départ tenait tout bêtement au label « Arte » : le fait qu’une télévision se lance dans la radio était comme une tare originelle aux yeux de certains. Et puis il y avait l’internet, qui sentait fort le souffre en 2002, et peut-être encore aujourd’hui ? Nos formats courts étaient aussi très mal vus. Dix ans, quatre Prix Europa et un Prix Italia plus tard, on pourrait nous créditer d’être au moins des artisans consciencieux, animés d’une affection sincère pour la création radiophonique, et pas totalement étrangers à son impact sur les nouvelles générations ? Hélas, nous ne sommes pas toujours invités à la table des grands, et devons nous montrer reconnaissants quand on nous concède un strapontin.



Quand on a été pionnier il y a dix ans, est-ce qu’on vit dans le stress de ne plus l’être un jour ?

Dix ans après, j’ai la satisfaction d’avoir prouvé que le web est la meilleure chose qui soit arrivée à la radio de création. En terme de mise à disposition pérenne de contenus de qualité, auteurisés, rémunérés, diffusables en Creative Commons, on a encore de l’avance sur le paysage radiophonique global. Car, à part le podcast qu’on n’a pas inventé et qui serait bien arrivé sur RTL un jour ou l’autre, notre exemple n’a pas été tant suivi : sur les formats, l’écriture, la manière de produire et de distribuer, Arte Radio reste un projet unique à l’échelle mondiale. Ce n’est pas de la vantardise, c’est la (triste) réalité. Je travaille à exporter ce modèle somme toute facile et peu coûteux, mais en attendant, oui, il y a du stress.

Et pas mal de pression urbi et orbi qui chuchote à mon oreille : « C’était il y a 10 ans, et maintenant quoi ? » On y travaille.

Associer les sons à la licence Creative Commons a permis une extraordinaire diffusion de la radio de création. En même temps ce fut un pavé dans la mare du système des droits d’auteurs, les auteurs ne pouvant tirer aucun revenu de la diffusion de leurs créations.

Alors, voici un scoop pour Syntone : un accord est actuellement à l’étude qui confie la gestion des droits d’auteur aux sociétés traditionnelles, en tenant compte de notre budget très modeste et en autorisant la distribution des contenus sous licence libre CC.

Quel est ton regard sur les auteur-es qui sont né-es chez Arte Radio et qui exportent parfois leur savoir-faire sur d’autres ondes ? Arte Radio a-t-elle une dimension générationnelle ?

J’ai beau avoir la conviction que le succès d’Arte Radio tient dans son dispositif – même si les contenus étaient nazes, l’outil à lui seul serait une invention géniale – ce sont évidemment les auteurs et leurs talents qui font exister ce projet. Leurs réussites esthétiques et professionnelles sont une source permanente de fierté, comme le charme de leur compagnie. Mehdi Ahoudig, Mathilde Guermonprez, Delphine Saltel, Mariannick Bellot, Claire Hauter, Frédérique Pressmann, Charlotte Bienaimé, Christophe Rault… Tous excellents, tous différents, ils ont fait Arte Radio autant qu’elle les a faits. Pour la dimension générationnelle, tous les enfants rebelles et illégitimes de la radio d’aujourd’hui ont grandi en ligne, là où nous étions.

Il y a ce mot authentique d’un jeune journaliste qui m’accueillait ainsi : « Grâce à Arte Radio, j’ai découvert Yann Paranthoën. »

Arte Radio fait du documentaire radio sur le web et même parfois coproduit du webdocumentaire (New York Minute, À l’abri de rien). Pour autant, le webdoc est-il l’avenir de la radio ?

Le webdoc est « un » avenir de la radio, c’est sûr. Un avenir pour le son de qualité, le son comme expression singulière, le son comme art de l’écoute. C’est manifeste depuis À l’abri de rien. Le réalisateur radio Mehdi Ahoudig et le photographe Samuel Bollendorff ont travaillé ensemble, chacun avec sa palette, sans que jamais – et c’est rare – le son ne se fasse « bouffer » par l’image.  Si tu regardes la séquence de l’homme en forêt, par exemple, tu vois qu’il se passe quelque chose au-delà du diaporama traditionnel et au-delà du son. Le jury du Prix Europa [qui l’a élu “Meilleur projet en ligne 2011”, NDLR] a appelé ça de la « Radio 2.0 ». J’en retiens le terme.

D’une façon plus pragmatique, la phrase, « le webdoc est l’avenir de la radio » s’adresse à tous les jeunes amoureux du sonore qui, de Brest aux Pyrénées, ne vivront pas avec France Culture, Arte Radio ou la Scam. Il faut inventer des narrations sonores et le webdoc (web-créations, web fictions) est là où ça se passe ces jours-ci, et là où va l’argent. Nous-mêmes cherchons à développer plus de projets qui associent le son et les images, sans regret ni complexe. Ce n’est pas de la vidéo ou du son pour l’image. Il y a une pratique et, avant tout, une éthique de la radio qui peut s’entendre dans un webdoc. Si elle est présente, elle modifie radicalement le rôle du son dans la narration. Il y a ce procédé pertinent qui mêle documentaire radio et animation, initié par Julien David et Quark Production pour l’émission Cut Up sur Arte, à partir d’extraits de nos contenus. Les Américains de Story Corps ont fait des expériences similaires, et j’ai cru comprendre que de gros projets radio+animation sont en cours à Radio France. À juste titre, car le son radiophonique et le dessin animé se marient extrêmement bien. Il faut prendre le web comme un terrain de jeu, un champ d’expériences, un espace des possibles : c’est là que ça se passe, alors allons-y, l’oreille et l’esprit ouverts.

La plateforme d’audioblogs créée en 2006 a permis d’héberger des pratiques amateures, mais elle n’a pas bougé depuis et ses fonctionnalités ont été détrônées par des outils comme Soundcloud. Quel avenir pour cette plateforme et la communauté d’utilisateurs ?

Nous sommes en pleine réflexion là-dessus. Cette initiative, dont le mérite revient comme d’autres excellentes trouvailles à Thomas Baumgartner, était formidable. On trouve parmi les audioblogs des gens de radio – y compris de Radio France – des artistes sonores, des radios associatives, beaucoup d’écoles et d’ateliers… Mais la plateforme a vieilli et, en effet, Soundcloud est apparu depuis, avec des fonctionnalités plébiscitées par beaucoup. Faut-il rénover les audioblogs d’Arte Radio ou laisser tomber ? Pour que ce service gratuit reste pertinent, il faut dégager des ressources informatiques et humaines que, hélas, nous n’avons pas. Le forum nous pose les mêmes questions, malgré tout le travail d’animation de Matthieu Crocq. Est-ce que le rôle d’Arte Radio est d’animer la communauté du sonore ? On n’a pas encore tranché, on cherche les meilleures solutions.

Comment peut encore évoluer Arte Radio ? Est-ce seulement une question de sujets qui n’ont pas encore été traités ? Ou une question de formes qui restent à développer, à inventer, à expérimenter ?

Arte Radio veut continuer à produire et rémunérer les premiers pas de nouveaux auteurs radio. Mais elle intervient aussi comme un lieu de création en ligne : nous participons à la production de wbedocs, voire de films. La direction d’Arte nous sollicite désormais pour faire des propositions pour l’antenne, ce qui est intimidant mais très excitant… Par ailleurs, il reste des formes sonores à explorer, de nouveaux rythmes à inventer ou retrouver. Comme on tourne toujours avec trois postes salariés et un budget de 200 000 euros, je pense qu’on devrait plus s’appuyer sur nos propres talents, notamment ceux des réalisateurs sonores Arnaud Forest et Samuel Hirsch. Il faudra peut-être concentrer nos forces sur quelques projets forts et assez radicalement neufs.

Les fameux principes éditoriaux d’Arte Radio (l’absence de commentaire, par exemple) ont permis de forger votre identité. En même temps, ce sont des contraintes qui peuvent conduire à un certain formatage et  décourager des auteurs qui possèdent déjà une écriture très personnelle.

Pour ma part je n’ai jamais rencontré d’auteur qui se plaigne de ne pouvoir placer son commentaire, sauf un qui espérait rattraper ainsi sa prise de son foirée. Blague à part, il y a une couleur « Arte Radio », un style immédiatement reconnaissable et donc, c’est vrai, un formatage. Arte Radio n’est pas une antenne ouverte, c’est un magazine hebdomadaire. Une revue qui publie des auteurs et des écritures singulières sous une couverture identifiable. Chaque son produit passe par mes oreilles, puis par les mains expertes d’Arnaud Forest et Samuel Hirsch, donc, à l’arrivée, chaque son est une production maison. À moi, à nous, de faire évoluer cette revue pour les dix années qui viennent en ouvrant plus grand les pages, les couleurs, les signatures.

La question du commentaire m’est toujours apparue évidente : c’est laid. Laid d’un point de vue politique – pourquoi une parole journalistique ou didactique en surplomb du propos des intéressés ? –, éthique – ton point de vue s’exprimera aussi bien par ton montage – et esthétique – la France est peuplée de gens qui croient savoir écrire. Cette prédominance du verbe, du « bien écrire » fait ici beaucoup de tort à la radio, dans le documentaire comme dans la fiction. Et puis – mais ça je ne l’ai compris que très récemment – le commentaire est sans doute intrinsèquement nécessaire à la radio de flux, mais il est presque absurde pour le podcast. La radio de flux est un compagnon : le commentaire est là pour te donner la main, voir te reprendre en main quand tu reviens des toilettes. Au contraire, le podcast est une adresse directe à l’auditeur, sans filtre ni intermédiaire : le podcast est une expérience, un temps d’écoute choisi et partagé. J’ai donc interdit aux auteurs d’Arte Radio d’écrire, mais jamais de parler : les journaux intimes de Delphine Saltel, comme prof ou comme expate, sont de franches réussites. Qui joue aussi bien de la voix et du son a droit à la parole.

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Photo de famille au moment de la production de Comme un pied (Prix Europa 2011 et Prix Italia 2012) © J.-Ph. Baltel

Avec, en gras, l’équipe permanente d’Arte Radio. De gauche à droite, debout : Chloé Assous-Plunian (production), Silvain Gire (responsable éditorial), Jonathan Cohen (comédien, “Dani”), Slimane Yefsah (comédien,“La Tourette”), Jackie Berroyer (comédien, “le coach”), Mariannick Bellot (auteure et co-réalisatrice), Florence Loiret-Caille (comédienne, “la présidente du club”), Arnaud Forest (réalisateur son), Sara Monimart (production), Mathilde Guermonprez (scripte, et par ailleurs auteure pour Arte Radio). De gauche à droite, assis : Samuel Hirsch (réalisateur son), Mustapha Abourachid (comédien, “Mon Chéri”), Adama Diop (comédien, “Memed”), Paul Filippi (comédien, “le préparateur physique”), Elodie Fiat (stagiaire production). 

Qu’attends-tu des gens avec qui tu travailles, et des productions elles-mêmes ? Après 10 ans de direction éditoriale, y a-t-il quelque chose qui te ferait changer de boulot ?

Arte Radio produit des auteurs débutants ou professionnels, ou plutôt produit leurs projets. Sauf rarissimes exceptions comme certaines “cartes postales”, nous ne produisons pas de sons déjà enregistrés. Je me détermine donc par rapport à un bref projet écrit. Les sollicitations sont de plus en plus nombreuses, et aussi mieux argumentées, plus séduisantes. Résultat, on ne s’en sort plus ! Et puis les sons ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Derrière, il y a la formation des auteurs, celles pour Libé ou Mediapart, les goûters d’écoute, la communication dont nous assumons une grande part, la gestion du site et des applications, les partenariats et les contrats : tout cela est assumé par un poste pour deux salariées à mi-temps.

Seuls l’enthousiasme et la rigueur de Sara Monimart et Chloé Assous-Plunian maintiennent ce navire à flot. On va sans doute devoir renoncer à jouer les formateurs de MJC et se concentrer sur nos propres projets, comme je l’expliquais plus haut. J’attends des productions qu’elles s’intègrent dans notre projet éditorial, et qu’en même temps elles nous amènent ailleurs, avec d’autres écritures sonores.

Je crois qu’on n’a pas fait le tour, et j’espère qu’une jeune génération de bidouilleurs arrive vite pour nous botter les fesses.

Quant à changer de boulot, si tant est que je puisse choisir de le garder, personne n’en a encore connu de meilleur.

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