“Paysage sonore” : le terme, forgé par le compositeur canadien Raymond Murray Schafer il y a plus de trente ans, s’est répandu en autonomie du seul domaine musical, jusqu’à revêtir des acceptions en architecture et en urbanisme, et parfois désigner, de manière abusivement simplifiée, les sons d’ambiance utilisés en tant qu’illustration dans la production radiophonique. Cette radio, “schizophonique” selon le père de l’écologie sonore (du fait de la coupure qu’il juge aberrante entre le son originel et sa reproduction électroacoustique), est constituante de nos paysages sonores, en même temps qu’elle en est créatrice. À Syntone, il nous paraît donc important de (re)lire l’ouvrage fondateur de Schafer, The Tuning of the World (Le Paysage sonore), qui ressort enfin dans sa version française le 1er septembre 2010 chez Wildproject.
Entretien avec Baptiste Lanaspeze, directeur de la collection “Domaine sauvage”.
Depuis quand Le Paysage sonore était-il épuisé ?
L’édition originale date de 1977. Grâce à l’enthousiasme de Louis Dandrel alors directeur de France Musique, le livre avait été tout de suite publié en français, chez Lattès (1979). Traduit par Sylvette Gleize (traductrice au journal Le Monde), Le Paysage sonore a été accueilli très favorablement dans les milieux de la musique. Deux articles intéressants, l’un dans Le Matin, et l’autre dans Le Monde de la Musique, témoignent que l’esprit du livre avait été bien compris : c’est l’ouvrage hors-norme et ambitieux d’un touche-à-tout, à la fois artiste, écrivain, penseur, bricoleur, qui n’ouvre rien moins qu’une nouvelle frontière dans la théorie et la pratique du son. Réédité en 1991, le livre était épuisé depuis une bonne dizaine d’années. Mais il continuait d’être recherché : son prix sur eBay avait atteint les 300 euros, et d’occasion !
Quelle était la nécessité de rééditer la version française de The Tuning of the world ?
C’est un très grand livre, l’un des tout meilleurs qui existe à mon avis dans le domaine de la théorie du son. Outre le fait qu’il fallait répondre à la demande forte du public de le voir de nouveau disponible, les années qui ont passé depuis sa première parution ne cessent de confirmer que ce livre est un classique. Ce qui pouvait paraître en 1979 comme une œuvre amusante et originale est devenu avec le temps un repère historique majeur, bien en avance sur son époque.
Songez qu’en 1979, la notion d’écologie sonore était pour le moins innovante ! On n’avait jamais entendu parler de ça. Aujourd’hui encore, la notion n’est pas toujours bien comprise. L’écologie sonore est essentiellement un enjeu culturel, c’est la fondation d’un autre rapport au son et donc à la musique, ancré dans la naturalité du son. C’est seulement de façon marginale que l’écologie sonore aborde la question des nuisances et du bruit, qui n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Exactement dans la lignée d’Olivier Messiaen, Schafer veut penser le son dans le prolongement du monde vivant en général. En d’autres termes, il nous fiche un grand coup de pied au derrière pour sortir des salles de musique, des studios d’enregistrement, des villes, pour redécouvrir cette vérité universelle : le monde est musical, et ce sont probablement les oiseaux qui ont été nos premiers maîtres de musique. Comme Pierre Schaeffer, l’inventeur de la musique concrète, et comme John Cage, qui y inclut même le silence, Schafer étend le monde de la musique à l’ensemble du monde sonore ; mais il est le seul des trois à accorder une telle importance aux sons que produit le monde non-humain. Et sa philosophie du son, outre qu’elle est très abordable, est aussi une belle méditation sur cette fracture de l’histoire de la civlisation que constitue la révolution industrielle.
Pourquoi l’éditeur Wildproject, qui se consacre à la philosophie de l’écologie, s’intéresse-t-il au domaine sonore ?
Wildproject veut rassembler les ouvrages fondateurs de la pensée écologiste. Le livre de Schafer constitue une contribution inestimable au pan esthétique de la philosophie de l’écologie. Schafer se pose des questions aussi simples que cruciales, et que l’on entend rarement. Comme par exemple : “Quel est le premier bruit qu’on entendit jamais sur la Terre ?” Sa réponse est la même qu’à la question : “D’où vient la vie ?” C’est de l’Océan. Quand vous êtes au bord de la mer et que vous ententez les vagues, vous entendez le son le plus ancien, le plus archaïque du monde ~ exactement le même qu’il y a trois milliards d’années.
Jusqu’ici, Le Paysage sonore n’a été surtout connu que du milieu de la musique, ce qui est regrettable. C’est un livre qui a été écrit pour tout le monde, et qu’on peut apprécier à partir de 15 ans. C’est un livre aussi qualitatif que pédagogique, qui initie à tout un monde que nous méconnnaissons. Il est temps que Le Paysage sonore soit reconnu pour ce qu’il est : un classique universel, qui s’adresse à tous.
La traduction a-t-elle été revue pour cette nouvelle édition ?
Sylvette Gleize a révisé sa traduction, qui était excellente, mais qui avait un peu vieilli. À cause de la nouveauté du sujet, elle avait à l’époque fait certains choix qui ne sont plus possibles aujourd’hui. Par exemple sur le terme, très important, d’“acoustic design”, qu’elle avait traduit par “esthétique sonore”, et que nous avons convenu de traduire par “design sonore”. C’est un changement crucial, car c’est le titre de toute la dernière partie du livre, qui est décisive pour bien comprendre la pensée de Schafer.
On a parfois reproché à Schafer d’être anti-moderniste, de vouloir revenir au monde sonore d’avant la révolution industrielle. Rien n’est plus faux. Son argument consiste à dire :
• La vie sonore des hommes a été à peu près stable, et riche, pendant des millénaires ; et l’arrivée de la machine, de l’électricité et du son enregistré (radio, disques, etc.) a complètement modifié le paysage sonore dans lequel nous vivons.
• Il nous appartient donc 1) de prendre conscience de cette rupture et de ne pas être amnésique sur les paysages sonores d’autrefois, et 2) de cesser de produire des sons violents chaotiques immaîtrisés, pour mettre en œuvre un authentique design sonore.
Cette discipline du design sonore, qui n’existait pas vraiment en 1979, est aujourd’hui reconnue et importante. Louis Dandrel, qui est l’auteur de la préface de notre nouvelle édition, en est l’un des nombreux noms en France.
Le “paysage sonore” est le concept-clé du livre de Schafer et a été choisi comme titre à l’édition française de 1979. Pourquoi aujourd’hui y ajouter “La musique du monde” ?
L’édition originale portait le titre The Tuning of the World, très difficile à traduire. Un long sous-titre expliquait “A pioneering exploration into the past history and present state of the most neglected aspect of our environment: the soundscape”. Du coup, l’éditeur français en 1979 a choisi ce mot pour le titre, “soundscape”, qu’il a traduit par “paysage sonore”.
Ce qui est amusant, c’est que la deuxième édition anglaise semble avoir été influencée par ce choix, car elle s’appelle elle aussi The Soundscape (sans l’accord de l’auteur toutefois). Il était tentant, pour cette nouvelle édition, de revenir à l’original en proposant un titre qui plus proche de “The Tuning of the World”. Cette expression est en fait tirée par Schafer d’une gravure ancienne (qui figure du reste dans les premières pages du livre dans toutes les éditions), faite par un humaniste anglais du XVIIe siècle, Robert Fludd. Cette gravure représente une planète Terre en forme d’instrument de musique, dont les cordes et les harmonies mystérieuses sont accordées par une main divine. Schafer commente dans le texte cette gravure en disant : “Il nous faut retrouver le secret de cette représentation.”
En d’autres termes: il nous faut retrouver un rapport spirituel, existentiel (et peut-être même pré-moderne), en tout cas une relation au monde sonore qui engage tout notre être.
Si on peut traduire “The Tuning of the World” par “Accorder le monde”, ça ne fait cependant pas un très bon titre. L’idée qui était derrière ce titre anglais, c’était en réalité celle ~ aussi ancienne que la civlisation occidentale ~ de l’harmonia mundi : l’idée que la réalité ultime du monde réside dans une harmonie qui est à la fois mathématique et musicale.
Il s’agissait pour Schafer de penser la musique de nouveau comme une réalité du monde, de la nature, de l’univers ~ et non plus simplement comme une production de l’intelligence humaine. Une traduction juste de cette idée était donc “le monde comme musique” ou “la musique du monde”. Convenant avec Murray Schafer que le titre “Le Paysage sonore” ne pouvait être remplacé en France ~ car la notion est devenue aujourd’hui très courante dans les milieux du son ~, nous avons donc gardé “La musique du monde” comme sous-titre.
« Acception », pas « acceptation ». Article intéressant par ailleurs. Merci.
Quelques suggestions:
Aporee
1) Aporee Maps
2) RadioOrtung
Merci,
A.
Ca c’est de la bonne nouvelle.
J’avais vu Murray Schaefer en conférence à Toulouse pour la semaine du son. Les inconditionnels l’interrogeaient sur de spoints précis du Pyasage sonore qu’ils avaient lu en anglais. Je m’étais
dit que je le ferais, mais j’ai pas eu le temps de me lancer dans ce pavé anglais oublié au fond de ma bibliothèque. C’est avec plaisir que je sauterais sur la version française, donc.
Quand au bonhomme, quel personnage !