Depuis septembre 2007, au travers de pièces sonores, d’installations, de conférences, de chorale ou de spectacles, l’Encyclopédie de la parole, un collectif qui cherche à appréhender transversalement la diversité des formes orales, collectionne, réinterprète et détourne la parole, qu’elle soit quotidienne, savante, poétique, journalistique ou encore politique. Sous des allures un peu austères, cette encyclopédie est en vérité un projet sonore ludique et jubilatoire qui replace la parole au centre de la démarche artistique.
Récemment invités des Hors-série des Passages de la Nuit le 28 janvier et le 11 février que nous vous suggérons d’écouter comme introduction, Joris Lacoste et Frédéric Danos, deux de ses membres fondateurs, nous parlent de leur projet, de parole radiophonique, de paroles formatées et de liberté de parole… Parce que, selon leur devise “nous sommes tous des experts de la parole” et surtout qu’en radio, elle est le plus souvent d’or.
Pourquoi avoir imaginé un tel projet empirique de collection de paroles ?
Joris Lacoste : L’idée de départ était de rapprocher des paroles artistiques et non artistiques, la poésie comme la parole quotidienne, et de montrer comment des phénomènes qui ont des intentions d’art, poétiques ou théâtrales peuvent se retrouver dans des types de parole qui à l’origine n’ont pas ces intentions-là. Par exemple, dans l’émission de Thomas Baumgartner, nous avons fait entendre un commissaire-priseur américain qui a une parole incroyable, très ciselée, mais qui ne se revendique pas comme étant artistique. C’est ce genre de rapprochements qui nous intéresse.
Vous avez conscience cependant du caractère infini voire illusoire d’une telle entreprise ? Tout est parole !
Frédéric Danos : Ce n’est pas plus infini que de peindre des paysages ou d’écrire des romans en y décrivant les mœurs bourgeoises du XIXe siècle.
En même temps, tout le monde ne convoque pas le mot Encyclopédie ?
J. L. : Dans “encyclopédie” c’est vrai qu’il y a l’idée de faire le tour, d’encercler une totalité de connaissances. Or nous, nous l’avons appréhendée comme une façon d’englober non pas la totalité des formes de parole mais la totalité des genres de parole. Car contrairement à certaines entreprises de travail de son ou de parole qui s’inscrivent dans un genre défini (radiophonique, poétique ou théâtral), nous essayons de rassembler et d’englober tous les genres, si différents soient-ils. De plus, contrairement au dictionnaire, nous n’avons pas le souci de l’exhaustivité. Notre travail est en perpétuelle ré-élaboration. Mais nous avons des moyens très modestes pour mener à bien cette encyclopédie. On le fait très progressivement…
F. D. : L’encyclopédie, c’est aussi et surtout une méthode de travail, afin de pouvoir rapprocher des paroles de genres très différents et montrer les rapports qui peuvent exister entre elles. Il ne faut pas y voir un travail de recherche universitaire ou scientifique. Simplement, nous utilisons une méthode et des outils pour mener à bien cette envie de traverser les paroles.
J. L. : Et notre méthode précisément, c’est de définir des “entrées”. Pour nous, une entrée c’est un phénomène particulier de la parole, une propriété. Nous en avons abordé dix-huit à ce jour. Par exemple, on définit l’entrée “Saturations” comme une parole qui déborde de son cadre, qui tend vers un excès, un trop plein d’émotions, d’informations ou d’intensité. À partir de cette définition, nous allons chercher des paroles qui nous semblent être saturées. Ensuite, nous rédigeons un article qui présente non seulement cette entrée mais aussi les différents sons que l’on a sélectionnés. Enfin, nous passons commande d’une pièce sonore à un compositeur qui aura pour mission de faire entendre cette collection.
Justement dans les créations qui font entendre la collection, par l’effet de collage, d’adosser deux documents sonores ou deux types de paroles qui a priori (sur le fond en tout cas) n’ont rien à voir, il y a du sens qui émerge, qui vient naître de ce collage… C’était votre intention ?
J. L. : Le travail de montage, c’était surtout l’affaire du compositeur à qui nous passons commande. Pour qu’il nous fasse écouter des documents à la lueur d’une entrée définie au préalable. Chaque compositeur nous offre alors sa vision personnelle. Certains ont fait un bout à bout, un agencement assez simple, d’autres comme Pierre-Yves Macé ont à l’inverse beaucoup travaillé la matière des sons par des effets de superpositions, en spatialisant le son ou en rajoutant des sons extérieurs. D’autres comme Jeanne Robet ont une approche plus radiophonique… Et c’est vrai que, du coup, en faisant écouter les documents sonores rassemblés autour d’une entrée, d’une propriété particulière, s’opèrent des rapprochements qui font entendre des formes de parenté entre les différents documents.
Dans votre encyclopédie, peut-on vous proposer de nouvelles entrées ou bien des documents en fonction des entrées déjà existantes comme Timbres, Emphases, Cadences ou Saturations ?
C’est collaboratif ?
J. L. : Pas complètement, ce n’est pas Wikipédia non plus ! Nous sommes en quelque sorte les responsables éditoriaux des entrées, des articles et des corpus, donc il y a une autorité collective… Après, on reste ouvert à toute participation. Sur notre site d’ailleurs, nous invitons les gens à participer à l’écriture des articles ou à nous envoyer des sons susceptibles de nous intéresser.
Parmi les documents sonores de votre collection, il y a beaucoup de documents radiophoniques. Peut-on dire, selon vous, qu’il existe UNE parole radiophonique ?
J. L. : La parole radiophonique recouvre beaucoup de choses très différentes. Il y a effectivement des paroles propres à la radio, tout ce qui en gros est de l’ordre de l’information comme le journal, la météo ou bien les émissions de plateaux. Ensuite, il y a des choses que l’on prend qui sont diffusés à la radio mais qui ne sont pas strictement radiophoniques : cela peut être des paroles de reportage, des interviews qui auraient pu être présentes ailleurs, soit dans des pièces sonores, des reportages télé voire dans la vie quotidienne. Évidemment, nous écoutons tous beaucoup la radio et de fait en l’écoutant, on tombe sur des phénomènes de parole intéressants. On se dit “oh tiens là, il y a une choralité intéressante !” ou “tiens, cette parole est bien saturée”.
F. D. : À la radio, chez les journalistes par exemple, il y a des paroles qui sont formatées. À proprement parler, nous n’avons pas d’entrée “Radio” mais il y a une entrée “Timbres” dans laquelle on va pouvoir faire entendre certaines façons de parler qui sont timbrées comme à la radio où l’on insiste sur certains mots et pas sur d’autres.
J. L. : Souvent les paroles que l’on sélectionne, ce sont justement celles qui débordent de ce cadre. Par exemple, récemment j’ai écouté l’émission d’Alain Finkielkraut consacrée à Fabrice Luchini et aux fables de La Fontaine…et franchement, il faut vraiment que tout le monde écoute cette émission parce que c’est un chef d’oeuvre du genre, notamment pour l’entrée “Emphases”. C’est un vrai festival ! Il y a aussi beaucoup de “cadence” ou de “saturation” dans cet échange. C’est un genre de point limite de la radio. À l’écoute, on n’a plus l’impression d’être à la radio, mais à la foire quasiment…
Fabrice Luchini déborde complètement du cadre de la parole distribuée. Il se met à hurler, on croirait presque qu’il saute sur la table. Et ce sont ces moments-là qui nous intéressent, à la radio comme ailleurs : quand la parole devient saillante, sort du cadre ou de l’ordinaire, quand il y a quelque chose qui sort de l’étalon de parole.
F. D. : Ce morceau Luchini-Finkielkraut, c’est juste des gens qui ont envie de parler. Au bout d’un moment, le sujet ne leur sert plus qu’à exercer de la parole. Cela en devient creux ou complètement fantastique parce que finalement, ils sont uniquement dans le fait d’activer de la parole.
Justement, par votre démarche, ne craignez-vous pas de tomber dans une entreprise uniquement formelle, de vous éloigner du fond, de ce qui est dit ?
F. D. : On ne peut pas véritablement traiter du fond. En même temps, ce n’est pas uniquement formel puisque du sens peut naître de rapprochements ou de collages que l’on peut faire dans les pièces sonores ou agencement des collections.
J. L. : Et cela dépend des entrées. Pour une entrée comme “Cadences”, la question du fond et de la forme est assez simple parce que là, on peut facilement repérer une cadence, une forme musicale ou rythmique très précise. Un logiciel pourrait même repérer seul cette cadence dans la parole. Par contre, il y a beaucoup d’autres entrées où c’est plus délicat. Comme “Responsabilités”, que nous avons définie comme la manière dont on inclut d’autres locuteurs, comment on parle pour quelqu’un d’autre ou au nom de quelqu’un. Dans ce type d’entrée, on ne peut pas vraiment dissocier le fond de la forme. Là où on peut dire que notre entreprise est formelle, c’est que l’on ne va jamais opérer de rapprochement entre des documents en fonction de leur contenu.
Si un document parle de la mort par exemple, comme dans la conférence de Jacques Lacan à Louvain, on ne va pas mettre en regard un document qui parle lui aussi de la mort. On va plutôt lui adosser un document sonore où un type hurle sur un chat avec le même genre d’intensité ou les mêmes espacements que Lacan.
F. D. : Mais il ne s’agit évidemment pas de dire que parler dans une conférence sur la mort, c’est comme hurler sur son chat…
Pour revenir à la parole radiophonique, on adresse cette parole à un public, avec souvent un ton particulier… En radio, il y a un cadre et des figures imposées très fortes dans l’exercice de la parole. Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une parole radiophonique libre de contraintes ?
J. L. : Déjà, il faut s’interroger sur ce que veut dire véritablement une parole libre. Même le cadre le plus informel comme celui de la conversation entre amis à table ou la conversation d’oreiller, c’est quand même une parole qui a un cadre. L’illusion ou le fantasme d’une parole libre me semble se heurter à cette réalité, où de fait il y a toujours un cadre d’énonciation. Récemment, un de nos membres, Nicolas Rollet, a enregistré un schizophrène qui délirait seul dans le métro. C’est un très beau document sonore. Cet homme parle à des gens qui sont réellement dans la rame puis tout d’un coup, il se met à s’adresser à Nicolas Sarkozy puis il s’exclame “oh mon maître, oh mon roi…” Dans cette parole, il y a des changements d’adresse ou de focalisation très impressionnants. Dans ce cas, on pourrait effectivement penser que c’est une parole libre, dans la mesure où le cadre se déplace tout le temps, où il y a des fictions de cadre qui se succèdent. Cependant, il n’en demeure pas moins que cet homme est certainement pris dans un cadre à lui.
F. D. : Oui, une parole libre, c’est peut-être une parole qui va sauter d’un cadre à l’autre. Mais même le babil d’un bébé, c’est très cadré. Elle fonctionne comme une imitation ou une reproduction… En y réfléchissant bien, je vois peut-être un exemple de parole libre, hors-cadre, que nous avons dans la collection. C’est une intervention des intermittents au journal télévisé de France 2. Il y a une femme qui prend la place du présentateur pour lire des revendications. C’est certes une intervention militante, donc cadrée, mais elle vient par effraction, elle bouscule le cadre du JT.
J. L. : En fait, c’est ça, la question de la liberté. Plutôt que de la penser comme la propriété essentielle d’une parole, il vaut mieux la penser en termes d’effraction ou d’émancipation, en ce qu’elle se libère ou vient déplacer le cadre dans lequel elle est placée au départ.
Au-delà de vos créations sonores que l’on peut écouter en ligne sur votre site ou à l’occasion de diffusions publiques, vous avez créé une chorale mais aussi un spectacle, Parlement, où la comédienne Emmanuelle Lafon interprète seule sur scène des dizaines de documents sonores à la suite. Ce type de performances génère aussi une autre écoute…
J. L. : La performance, c’est une idée qui nous est venue dans un second temps. Pour le spectacle Parlement, nous avons cherché à voir comment la succession de paroles très différentes dans un même corps, dans une même voix, pouvait permettre de mieux faire entendre notre collection. En passant par l’interprétation par un seul acteur, en faisant passer ces paroles dans un même corps et une même voix, cela crée une continuité qui permet de comparer des choses très hétérogènes de manière encore plus aiguë.
La Chorale c’est encore une autre idée. Parce que là ce n’est pas tant la continuité entre les documents sonores qui nous intéresse (ils sont interprétés un par un) mais c’est plutôt le fait de doubler, de superposer et d’avoir plusieurs interprètes, où l’accent est mis sur la forme. Plus la parole est quotidienne, plus le fait de l’interpréter à plusieurs lui donne un côté très écrit.
Ainsi, le moindre “euh” ou la moindre hésitation, comme nous l’interprétons à plusieurs, tout d’un coup, cela lui donne plus d’ampleur, et tout devient remarquable.
Vous étudiez la parole, mais qu’en est-il de l’écoute ? Car avec la diffusion numérique, l’écoute en streaming sur internet, les modalités de diffusion comme d’écoute ont changé…
Pensez-vous que ces changements sont venus modifier la parole de l’autre côté ?
F. D. : Avec internet, je dirais que les prises de paroles se sont surtout élargies. Notamment par le biais des correspondances Youtube où évidemment il s’agit d’image mais où il y a aussi beaucoup de paroles. Comme par exemple dans les “biffs” de rappeurs qui règlent leurs comptes entre eux sur internet. Jusque là, cette parole, en diffusion, n’existait pas. Dans la vraie vie, insulter quelqu’un pendant 10 minutes en face à face, cela n’existe pas. Cela ne peut pas durer 10 minutes. De ce fait, il y a peut-être un élargissement des formes de paroles.
J. L. : Notre collection comporte pas mal de ces messages postés sur Youtube. On trouve aussi des tutoriels de chant, de danse ou bien d’informatique. Récemment, on a découvert un nouveau phénomène, le “hauling”, où des jeunes américaines se filment sur Youtube en train d’exposer le shopping qu’elles viennent de faire. C’est un document très intéressant que l’on a intégré dans la pièce “Saturations” parce que la jeune fille a une manière très particulière de s’exprimer sans aucun espacement… A la télé ou à la radio, jamais aucune émission ne donnerait 20 minutes de son antenne à une telle parole.
Est-ce que ce n’est justement pas cela qui a changé ? Avant, à la radio ou à la télévision, on vous donnait la parole afin qu’elle soit rendue publique. Aujourd’hui, les gens prennent la parole d’eux-mêmes et la diffusent…
F. D. : Oui, c’est comme ce fan de Britney Spears en larmes sur Youtube qui défend la chanteuse et dit à la fin de son message qu’il faut la laisser tranquille et que si quelqu’un veut s’adresser à Britney Spears, cela doit désormais passer par lui. Il se place quasiment en intermédiaire entre le public et la chanteuse.
J. L. : … et c’est vrai que cette parole-là, à ma connaissance, est rarement reprise à la radio.
Vous-même, vous êtes de grands auditeurs de radio ? Qu’est ce que vous écoutez à la radio?
J. L. et F. D. : France Culture essentiellement ou Radio Aligre. En gros, des radios où l’on donne du temps à la parole…
~
Du 23 au 25 février 2011, l’Encyclopédie de la parole participe au Nouveau Festival du Centre Pompidou à Paris. Au programme : la Chorale, le spectacle Parlement, plus des conférences et la diffusion de la nouvelle pièce sonore sur l’entrée “Emphases” par David Christoffel aux côtés des plus anciennes Timbres de Jeanne Robet et Sympathies de Pierre-Yves Macé.