Un soldat : « J’ai tiré dans le tas ». Un autre : « Bien, beau travail ». Choc et sidération, ruptures et perte de sens : la guerre ouvre souvent la voie, au lance-flammes, à de nouvelles formes de pensées, de nouvelles esthétiques. Celles-ci cherchent à faire table rase d’un passé vu comme porteur de gènes mortifères et d’idéologies trompeuses. Parfois surgissent aussi, en parallèle de contre-cultures naissantes, des œuvres malades et solitaires, ivres d’elles-mêmes et échappant à tout courant spécifique.
Lorsqu’il y a quelques mois, France Culture étrenna son portail du documentaire sur son site refait à neuf, elle fit remonter des limbes une étrange archive de 1972, Good morning Vietnam, aussitôt qualifiée de « mythe ». Le choix était stratégique – ouvrir une fenêtre pour de futures résurrections de pépites patrimoniales. Il s’avère judicieux : on comprend, dès l’entame, se trouver en présence d’un objet-monstre, une déflagration peu commune. Pas vraiment documentaire, puisqu’il ne prétend pas donner une image nette de la « deuxième guerre d’Indochine » (1955-1975), cet Atelier de Création Radiophonique se pose comme un défi à l’étiquette, donc à la normalisation. Appelant plutôt le tâtonnement critique précautionneux, celui de l’artificier face au colis suspect.
La genèse : une pellicule sonore
Au début des années 70, le photographe de guerre Claude Johner (Associated Press, Gamma, New York Times) revient de Saigon transmué en audio-reporter. Il confie cinquante heures de son à Janine Antoine et Alain Trutat de France Culture. En variant les focales de son écoute comme il le ferait de son zoom photographique, Johner a enregistré sans fil directeur apparent, au fil de ses pérégrinations. Sa palette se révèle d’une richesse enviable : intérieur/extérieur, bars et cimetières, dialogues et martèlement des armes, chants et jingles radio, bruits infinitésimaux et séismes sonores… Johner s’est intéressé aussi bien aux GI’s qu’aux Vietnamiens, au déploiement multidimensionnel de la machine de guerre états-unienne qu’à son impact sur les populations locales. Ce matériau proliférant est élagué par l’équipe de France Culture et reconfiguré dans un format de 80 minutes. Un vinyle sortira plus tard dans une version de 58 minutes.
L’écoute : collage aux bouts de l’enfer
Les rires des soldats en rafales dans les bars, des marchandages avec les prostituées, les échos affaiblis des radios, de la poésie vietnamienne de résistance (en français), les entrailles métalliques d’un porte-avions, les échanges radios des militaires, des récitations d’écoliers lacérées par des avions, des chenilles de tank, des chants funèbres, des dialogues en direct sur un champ de bataille… Pas de conteur, pas d’interview journalistique, pas de personnage central, Good morning Vietnam bannit discours et techniques narratives apparentes, au profit d’une relation directe, épidermique, entre celui/celle qui écoute et le flux sonore polyrythmique. Ce que Janine Antoine a modelé, c’est un long panoramique immersif, un travelling circulaire (certaines voix ou séquences disparaissent puis reviennent) tourmenté, souffreteux, zébré de soubresauts, de visions perçantes et de moments indiscernables comme autant de zones de flou. Le principe : un crépitement de séquences imbriquées par un montage offensif et non conventionnel. Les segments se chevauchent, se recouvrent, parfois des éclats de voix en surimpression leur coupent littéralement la parole, comme si un deus ex machina s’amusait à balayer les fréquences d’un poste radio.
Mais en point d’orgue de cette effervescence, au-dessus de ce paysage sonore corrodé, à la fois raffiné et hirsute, deux captations coupent le souffle. Des bombes explosent, un Godzilla sonore s’élève, fulgurant et indépassable, le sillage de la détonation est d’une beauté magnétique. Presqu’aussi destructrice, la « guerre psychologique » pratiquée par les Américains : d’énormes haut-parleurs placés sur des hélicoptères diffusent des bandes sonores au-dessus des bases encerclées. « La plus connue de ces cassettes est sans doute celle intitulée The wandering soul (l’âme errante), où un soldat mort revenait hanter le pays en suppliant les Vietnamiens de rendre les armes et de ne pas risquer la mort loin de leur famille », comme l’écrit notre collaboratrice de Syntone Juliette Volcler, dans son livre Le son comme arme. C’est exactement cela que l’on entend : des voix horrifiques et stridentes parlent de mort et de retours impossibles. Une torture mentale hypnotique, aux confins de l’effroi : le point de non-retour dans la haine de l’autre.
Mais enfin, Good morning Vietnam, c’est quoi ?
Fresque apocalyptique, essai poétique dépenaillé, cauchemar éveillé, trip hallucinatoire sous LSD, manifeste libertaire (tant il laisse l’auditeur/trice libre de vagabonder), Good morning Vietnam est un ogre qui avale et recrache les discours qualificatifs. Et si cette divagation parfois délirante restituait la conscience confuse d’un Marine en train de mourir ? Les dernières semaines de sa vie défilent, dans un ordre aléatoire… et artistiquement inspirant.
Et la guerre ? Elle vole en éclats
Quand un impérialisme (ici celui des États-Unis) est en marche, il colonise d’abord par le son. Voilà ce qu’au final Good morning Vietnam raconte. Il faut donc l’écouter comme le décalque sonore d’un chaos diffus, dont il se laisse transpercer par les éclats. « Le Vietnam, c’est le bordel », gémit un soldat. Sans logique manifeste, parfois aussi absurdes et indéchiffrables que peut l’être un conflit – bien qu’une guerre serve toujours les intérêts de quelques-uns –, ces 80 minutes flirtent avec le grotesque et le grandiloquent. À l’égal de ce qui s’est déroulé là-bas. Entre ses moments de basse intensité et ses minutes d’apocalypse, Good morning Vietnam consigne une humanité qui vacille, comme une flamme de plus en plus ténue. D’un côté des hommes et des femmes qui rient, pleurent ou marchandent, de l’autre les affects éteints par les fracas de métal, le comptage morbide des morts, le langage des soldats réduit à des codes, la prise des pouvoirs des machines létales, du fusil au porte-avions. Inside the machine.
Fin de captivité pour l’auditeur
Une contrée désertée par la morale. Un univers frelaté où seule la dévastation est prévisible. À chacun·e de se situer. La réalisation tournoyante de Janine Antoine cherche bien entendu à égarer son auditoire. Jamais vraiment sûr de ce qu’il perçoit, incapable de savoir à quoi s’attendre dans les secondes qui suivent, il n’en devient que plus sensible aux variations d’intensité et de ruptures de sens. Entre les shoots d’hyperréel (les scènes prises sur le vif) et les sentiments de distance induits par un montage caractériel qui semble se saborder lui-même à chaque instant, son positionnement peut paraitre inconfortable. Mais la grande force de Good morning Vietnam est justement de ne pas chercher à le contraindre à une écoute unidimensionnelle. Libre à celle/celui qui écoute de donner une forme, des couleurs, à cette fantasia funeste. Libre à elle ou à lui de s’immerger jusqu’à caler sa pensée sur les cahots du flux ou, au contraire, de se muer en présence spectrale : écouter en surplomb, hanter les champs de bataille ou les salles de classe. S’approcher ou fuir.
« Je me mis à réfléchir, c’est-à-dire à écouter plus fort », écrivait Beckett dans Molloy. Good morning Vietnam est exemplaire de la puissance tellurique du son (au sens littéral, on y entend trembler la terre) : elle est ici la seule réalité tangible, le seul totem à peu près fiable. Pour France Culture, cette résurrection s’avère à double tranchant, puisque ce recours au « mythe » appelle le regard en contrepoint. La radicalité des choix formels de ce bloc irradiant est-elle liée à une époque (les années 70) moins inhibée créativement qu’aujourd’hui ? À quand Good Morning Syria sur Culture ou ailleurs ?
- Écouter en intégralité → Good morning Vietnam de Claude Johner (prise de son) et Janine Antoine (réalisation), Atelier de Création Radiophonique de France Culture, 1972.