Décrire les sons, transcrire l’écoute

Lorsqu’en moins de six mois d’intervalle, il paraît trois livres en rapport avec les arts du son1, on se pince. La création sonore demeure en effet encore aujourd’hui le parent pauvre de la réflexion esthétique et critique. Si elle suscite de plus en plus l’intérêt – et ces récentes publications le démontrent –, c’est un phénomène encore naissant. En préambule à notre rencontre avec l’écrivaine Salomé Voegelin, nous proposons ici quelques repères bibliographiques.

Rien qu’au début des années 2000, le compositeur Michel Chion qui vulgarisa l’apport de Pierre Schaeffer à la théorie musicale et débroussailla la relation du son à l’image au cinéma, exerçait malgré lui un quasi monopole sur nos bibliothèques. Autrefois, comme le rappelle justement Michel Chion2, ce sont les poètes qui ont joué un rôle primordial dans la description des sons et, de fait, dans la « conservation » des sons anciens, du moins sous forme écrite, jusqu’à notre époque. L’historien Jonathan Sterne suggère que cet héritage scriptural a eu une influence sur les balbutiements de la reproduction électromécanique du son, à la fin du XIXe siècle, qui ont procédé d’une volonté de littéralement écrire le son. Celle-ci s’illustre jusque dans le nom même de certains appareils primitifs : le phonautographe d’Édouard-Léon Scott de Martinville, le phonographe de Thomas Edison, le gramophone d’Émile Berliner3. Cependant, depuis l’avènement de ces techniques de reproduction sonore et l’extraordinaire expansion de notre culture « audio », les arts électro-acoustiques (création radiophonique, poésie sonore, mais aussi la création sonore pour le spectacle vivant par exemple) qui sont presque aussi anciens que le cinéma, demeurent, en comparaison, encore peu analysés.

Le son : rétif à l’analyse ?

La description des phénomènes sonores se heurte à certaine difficulté : le son est par nature fugace, en constante évolution. Ce que nous écoutons est toujours nouveau ; c’est en train de se passer et ce n’est déjà plus. Même fixé sur support, le son ne se déploie que dans la temporalité de l’écoute et on ne peut pas l’immobiliser sans en interrompre l’audition. Toutefois, on peut se rapprocher d’un « arrêt sur son » (comme il existe un arrêt sur image) en isolant un fragment d’enregistrement et en le répétant afin que la mémoire s’en imprègne. C’est l’expérience même, dite du « sillon fermé », que l’ingénieur et producteur de radio Pierre Schaeffer a réalisée en 1948. La mise en boucle sur un disque d’un fragment de son quel qu’il soit permet, au bout d’un certain temps, d’oublier la cause ou le contexte de sa production (qu’elle ou qu’il soit jeu du musicien, locomotive sifflant, etc.) et de se concentrer sur ses caractéristiques propres. Schaeffer pose ainsi les fondations d’un nouveau solfège basé sur « l’écoute réduite » d’un son enregistré qu’il nomme alors « objet sonore »4. Il propose des termes qui permettent de décrire les objets sonores – masse, timbre, grain, dynamique, allure, profil – pour un usage qui reste avant tout musicologique.

La recherche d’un vocabulaire

Élargissant le champ à l’environnement sonore tout entier (et non seulement aux sons fixés par l’enregistrement), le compositeur Raymond Murray Schafer propose en 1977 une classification proche du vocabulaire de Schaeffer, tout en refusant de totalement objectiver les sons5. Son souhait de réintroduire la subjectivité de l’écoutant·e le conduit à proposer des échelles de valeur esthétique : paysage sonore « hi-fi » et « lo-fi », par exemple. A contrario, se démarquant d’une démarche visant à créer des catégories pour les sons selon des critères de « pureté », de « musicalité » et d' »intelligibilité »6 (qui opposeraient bruit, parole et musique par exemple), le chercheur Jean-François Augoyard et son équipe du CRESSON7 considèrent plutôt les phénomènes sonores comme des flux complexes en circulation dans des espaces, et s’intéressent à leurs variations et à leurs effets sur la perception. Ils définissent, par exemple, les termes de : coupure, enchaînement, estompage, masque, irruption, résonance et autres effets distinctifs.

Pour en revenir au cas particulier de l’analyse de productions sonores à visée artistique, le chercheur et documentariste radio Christophe Deleu propose, quant à lui, ses propres outils pour analyser les documentaires radiophoniques : strate plastique, strate cinétique (dans laquelle on distingue durée, rythme, transition, effet), strate communicationnelle, strate diégétique et narrative, strate verbale8.

À l’écart des tentatives scientifiques ci-dessus, le producteur de radio René Farabet opte, dans ses essais sur la création radiophonique, pour une langue sensible et imagée9. Nous en revenons alors à la poésie qui peut répondre aux carences d’un vocabulaire spécifique pour le son, en piochant dans d’autres lexiques (propres à des sensations autres qu’auditives par exemple), en jouant sur les assonances, les allitérations ou l’origine onomatopéique de certains mots, ainsi que sur le rythme de la phrase.

Il reste encore à expérimenter pour traduire par écrit la complexité du monde des sons et de la perception auditive.

Paroles d'auteur

Daniel Deshays
Réalisateur sonore pour le théâtre, le cinéma, la musique, Daniel Deshays est également l’auteur d’ouvrages sur le « sonore »10. Question posée : comment se passe, pour vous, la phase d’écriture ?

« J’écris sur des bouts de papier ou sur des carnets. Les carnets s’empilent les uns sur les autres, et c’est rare que j’y retourne pour redémarrer l’écriture. Mais j’ai l’impression que le fait de noter fait que les choses murissent.

Lorsque je dois produire de l’écrit parce qu’on m’en a passé commande, je préfère écrire au crayon, aller au bout de ma pensée sans m’arrêter puis, même s’il y a une idée encore en cours, à partir du moment où je m’arrête pour relire, il y a une coupure qui se fait et je commence alors à retaper le tout sur l’ordinateur.

À ce moment-là, la pensée remet du temps à aller plus loin, à se déployer à nouveau. Par contre, elle arrive à se déplier, à devenir plus précise.

Je n’écris pas en fonction de quelque chose que j’écoute, j’écris toujours à partir de la pensée et de quelque chose qui n’a pas été pensé au préalable. C’est l’écriture qui fait penser. On pense en écrivant.

Mais au départ il y a quand même un axe, une thématique, en tout cas une nécessité, et souvent une commande. C’est aussi la commande qui me permet de me déplacer par rapport à ma question du son, lorsque je peux la croiser avec d’autres disciplines ou sous des regards différents. Tout cela fait qu’elle va apparaître de manière nouvelle, resserrée. »

Notes :

1 En l’occurrence, nous faisons allusion à Une idée du Nord. Des excursions dans la création sonore contemporaine de Pascale Cassagnau (Beaux-Arts de Paris Éditions, 2014), Les Compositeurs et l’art radiophonique d’Andrea Cohen (L’Harmattan, 2015), La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque de Céline Pardo (Presse de l’Université Paris-Sorbonne, 2015) que nous avons présentés dans Syntone en juillet 2015.
2 Dans Le Son (Nathan, 1998, p. 6), Michel Chion cite et commente quelques poèmes particulièrement sonores dont « Fenêtres ouvertes. Le matin – En dormant » de Victor Hugo.
3 Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore (La Découverte / Philharmonie de Paris, 2015), p. 49 et suivantes. Nous avons présenté cet ouvrage dans Syntone en octobre 2015.
4 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux (Le Seuil, 1966). À propos du « sillon fermé », lire dans Syntone La radio a le temps, Étienne Noiseau, octobre 2015.
5 Raymond Murray Schafer, The Tuning of the World (1977, Knopf, réédité en français en 2010 sous le titre Le Paysage sonore. Le monde comme musique, aux éditions Wildproject). À propos de la réédition de cet ouvrage, lire dans Syntone Le paysage sonore réédité ~ Entretien avec Baptiste Lanaspèze, Étienne Noiseau, août 2010.
6 Ces termes sont issus de l’introduction p. 5 de l’ouvrage À l’écoute de l’environnement – Répertoire des effets sonores (Parenthèses, 1995), sous la direction de Jean-François Augoyard : « Le bruit, la musique, les sons ordinaires ne sont distincts que dans les écoles ou dans les livres. Depuis des siècles, notre culture s’est acharnée à trier les sons, à les abstraire de leur contexte, à nous les faire entendre selon une échelle de “pureté”, de “musicalité”, d’“intelligibilité”. »
7 Le CRESSON est le Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain – UMR 1563 « Ambiances architecturales & urbaines » CNRS / Ministère de la culture / École nationale supérieure d’architecture de Grenoble.
8 Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique (L’Harmattan, 2013), p. 85 et suivantes. Nous avons présenté cet ouvrage dans Syntone en janvier 2014.
9 Lire notamment Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (Phonurgia Nova, 1994) où René Farabet écrit, par exemple p. 76, à propos du paysage sonore : « Le paysage sonore appelle une dénotation. Qu’il “fasse tableau” facilite l’opération du dépistage, de la recherche d’indices : et l’on parvient peu à peu à reconstruire la scène originelle, à l’aide de ces sons dont on ne sait qu’ils ont une liaison naturelle avec les choses. De prime abord, le paysage sonore se présente comme un bloc homogène, et semble s’accommoder d’une écoute globale. Il constitue un tout, un ensemble sonore organique, naturellement mixé, cohérent. Mais pour peu que le micro ait été une oreille active, ce décor sonore qui semblait être une simple toile de fond devient un univers fantastique en proie à la disproportion (l’insecte plus gros que l’éléphant), un espace strié, dont la topographie faussée détermine : une stratégie musicale de l’écoute et également, une stratégie dramatique de l’écoute : ce milieu sonore est à la fois permanent et instable. À chaque instant, un événement peut éclater, et nous sommes ainsi livrés à une sorte de jeu d’attente. Nous sommes dans un univers diégétique, peut-être gouvernés par un maître du suspense, par un dieu de la fiction. »
10 Daniel Deshays a notamment publié Pour une écriture du son et Entendre le cinéma (Klincksieck, 2006 et 2010). Les propos cités ont été recueillis en novembre 2015.

Illustration : Do you hear me? Marina Noordegraaf (Creative Commons By-NC-SA)

2 Comments

  • Je viens tout juste de lire cet article, dans lequel il y aurait encore tant de choses à dire, tout juste après avoir posté une petite réflexion qui, me semble t-il, entre en résonance.

    http://desartsonnantsbis.com/2016/02/16/traces-decoute-et-ecoutes-tracees/

    Gilles

    • Syntone dit :

      Merci Gilles d’avoir partagé tes réflexions qui, en effet, font écho aux questions posées par cet article. On a peut-être oublié de le dire, mais celui-ci n’a pas l’intention d’être exhaustif. Nous serions heureux·ses que les internautes partagent d’autres sources que nous n’aurions pas mentionnées ou leurs propres réflexions quant à la (aux) façon(s) de traduire le son par l’écrit.

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