« De l’implicite, toujours de l’implicite » : autour de l’émission Le monde est tout ce qui arrive

Débarquer la nuit sur le 92.2 MHz à Toulouse, c’est toujours une surprise. De la musique expérimentale, de la poésie sonore, des « créations pour les heures pâles et noires »1. Et puis de temps en temps, une voix qui dit « Canal Sud, 92 point 2 ». La même voix qu’on entend dans l’émission From Jazz to jazz, répondant à une autre dans un dialogue vivant sur les musiques nouvelles. La même voix, parmi bien d’autres, dans des émissions de critique sociale et d’information sur les luttes. La même voix, déjà tard le soir, et seule cette fois, dans Le monde est tout ce qui arrive. Une voix la nuit, qui donne l’impression de se promener dans le rêve d’un autre.

Cet autre, c’est Bernard Fontaine. Canal Sud, à qui il a inextricablement mêlé sa trajectoire depuis bientôt 30 ans, c’est une des trop rares radios qui ont su être et rester libres. Et Le monde est tout ce qui arrive, un mardi sur deux de 22h30 à minuit : une composition toujours imprévisible de musiques, lectures, extraits de films, archives et sons divers autour d’un thème, d’une personne, d’un événement, d’une pensée. Un « essai radiophonique »2 sans cesse réinventé, où se croisent poésie et politique. « On aurait pu faire l’entretien par mail », a dit Bernard à la fin de notre échange, « mais tu n’aurais pas pu changer ce que j’aurais écrit, alors que ce qui m’intéresse c’est ta réécriture, ce que tu as entendu. » Entretien recomposé autour d’une expérience radiophonique singulière.

Ma tête dans le photocopieur (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

Ma tête dans le photocopieur (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

« Raconter des histoires et faire du bruit »

Je suis une sorte d’amateur de radio, passé derrière les manettes. Je n’ai pas de formation, simplement la radio me plaît comme medium pour raconter des histoires et faire du bruit.

Dans les années 1970, j’écoutais France Musique et France Culture. France Musique ce n’était pas du tout la même chose qu’aujourd’hui, ça m’a ouvert des espaces musicaux et des espaces de bruit. Et sur France Culture, ce que je trouvais génial c’était les trucs pesants qui duraient quatre heures. Je rêvais de débats politiques où on écoute pendant huit heures un mec de droite et un mec de gauche, pour qu’une fois qu’ils n’aient plus de petites phrases à dire, ils en disent une grande. J’ai toujours aimé la longueur.

En 1985-86, on avait un voisin à Toulouse qui était à Canal Sud et on a commencé à faire une émission de free jazz. Ce qui m’intéressait dans la radio associative, c’était de sortir des sentiers battus. Ma question c’était : comment est-ce qu’on peut être un intello en revendiquant une culture ouvrière ? Dans From jazz to jazz, on se fout de savoir si c’est savant ou pas, il n’y a pas de hiérarchie de genre, il faut juste que ce soit pertinent.

« La radio est faite pour écouter ce qu’on n’a jamais entendu chez soi »

Une fois passée l’explosion des radios associatives, l’ambiance « on peut tout dire, on peut tout faire » a atteint ses limites, on a pensé qu’il faudrait peut-être que ce soit écoutable. Les animations de Canal Sud à l’époque, on aurait dit FIP, ça ne voulait rien dire. Si on est politiquement radicaux, il faut que le son le soit aussi, même si ça fait chier tout le monde. Il faut un son brutal, brut de décoffrage. Il fallait que ce soit une radio associative avec des ambitions. C’était optimiste et grandiose comme projet.

On a lancé les bandes de nuit et j’ai noyé les gens de productions. Je passais mes nuits à faire ça. Je repérais un truc de 3 minutes et j’en faisais une cassette d’1h30. On enregistrait un film, une conférence, n’importe quoi, sur une cassette à pause mécanique, et tout à coup ça me faisait penser à une musique, alors je mettais en pause, j’enregistrais la musique et ça repartait. C’était sauvage et pas très sérieux. C’est devenu notre marque de fabrique, les nuits étranges.

À un moment, j’avais mis Bourdieu dans une bande et de temps en temps, pour que ce soit un peu plus gai, j’avais mis de la musique à moi. Plein d’auditeurs ont appelé pour dire : « Mais c’est quoi ces bruits de ferraille ? » Je pense que la curiosité n’est pas de notre monde. Les gens en général veulent écouter ce qu’ils ont chez eux, alors que la radio est faite pour écouter ce qu’on n’a jamais entendu chez soi.

« La cohérence de l’émission, c’est ma mémoire »

Dans Le monde est tout ce qui arrive, je n’improvise pas vraiment, mais ce n’est pas très préparé. C’est du séquençage et du montage en direct. Ce dont je suis sûr, c’est le début : l’intro plus ou moins bruitiste, le texte, la musique qui suit. Après, ce sont des numérotés : des documents que j’avais sous la main et que je voulais passer. J’oublie toujours deux ou trois trucs à la maison qui me paraissaient indispensables, alors je bafouille. De toutes mes émissions je ressors en me disant que j’aurais pu faire un effort et que la prochaine fois je ferai un conducteur, et puis j’oublie. Et je recommence inlassablement à me mettre en péril.

La cohérence interne de l’émission, s’il y en a une, c’est ma mémoire : elle me pousse à aller chercher des trucs que j’ai déjà entendus. Sur Duras par exemple, j’ai entendu quelque chose qui m’a donné envie de faire une émission et puis je me suis souvenu que j’avais plein de choses. À un moment je me suis demandé si mon émission n’était pas une psychanalyse, l’endroit où j’essaye de mettre en forme des choses qui me sont importantes, de comprendre pourquoi cette musique après cette phrase, ça a du sens ou pas.

L’émission sur Joëlle Chemisard, ça parle de surveillance, de répression, de notre monde aujourd’hui, mais ça n’a intéressé personne. Peut-être à cause de ce violon faux qui scande toute l’émission, mais je ne peux pas l’enlever, parce que ça correspondait à quelque chose dans ma tête.

Dans le texte, j’essaye de voir ce qui est radiophonique, c’est-à-dire audible. Je cherche des formes relativement décomposées en petites rubriques. Ce n’est pas grave si on ne comprend pas, il y a une magie du verbe. Aller lire du Bourdieu à la radio, ça ne sert à rien. Par contre du Lacan, ça serait bien. La radio ce n’est pas gênant, parce qu’il n’y a personne qui te regarde écouter : on ne sait pas si tu n’écoutes plus.

Fin du train Istanbul - Belgrade (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

Fin du train Istanbul-Belgrade (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

« Surtout ne pas se laisser avoir par un discours »

Il faut interroger le monde par ce qu’on perçoit. Quand tu vois un petit vieux dans la rue, ce n’est pas seulement un électeur de Le Pen. Surtout ne pas se laisser avoir par un discours, ça stérilise. On est tous capables d’avoir une pensée sur tout, et pas un truc pour lequel on est d’accord avec 50 % des Français – une pensée personnelle.

Mon idée de la radio, c’est : un paysage sonore. De l’implicite, toujours de l’implicite. Sinon on s’emmerde. Je ressens quelque chose comme ça dans la musique électroacoustique. Quelqu’un comme Luc Ferrari, même si ça peut paraître très éloigné, c’est un maître à faire. Je pense à une citation de lui, à propos de son métier de compositeur : « Je suis couché en travers de la vie et la vie me traverse comme tout le monde. » Mon idée de la radio, c’est : rendre tout tellement minimal que tu peux te construire le sens que tu veux.

Le cinéma sans image, j’ai beaucoup joué avec ça. Un homme est mort de Jacques Deray avec Trintignant, je l’ai passé en intégralité sans commentaire. Tu crées des décalages. Il faut que la radio te rende dynamique. Bien sûr que je l’écoute en passant l’aspirateur, mais les infos quoi. Sinon je m’arrête pour écouter, je me laisse prendre par le développement de ce que fait le type.

Dans mon émission sur la Palestine, même si les auditeurs ne sont pas spécialement au courant, tous les fonds sonores sont tirés de compositeurs électroacousticiens israéliens qui s’interrogent sur la guerre du Liban et leur quotidien, histoire de sous-entendre que parler de la Palestine sans Israël est de la pure rhétorique. Tu interroges sans être dans la démonstration.

J’ai appris que lire lentement et sans trop d’intonation, c’est bien. Et c’est plus facile pour moi d’accepter de m’entendre quand c’est plat et tranquille. On peut se planter doucement. J’ai essayé d’enregistrer ma voix chez moi mais ce n’est pas pareil sans le dispositif du direct, c’est précipité. Quand je lis en public, j’arrive à retrouver ce rythme. Le fait que quelqu’un t’écoute quelque part.

Tout est centré autour de l’auditeur. Que chacun se fasse sa représentation, son interprétation de ce qui se passe. Trop d’explication, comme dans les expos d’art contemporain, ça sert à quoi ? Si tu as besoin de lire le petit carton pour te dire « Ah oui c’est intéressant », ce n’est pas la peine. Il faut qu’on soit ému. C’est parce qu’on n’est pas ému qu’on a des gens qui vont voter pour n’importe qui.

« Est-ce qu’on est obligés d’avoir des formes très propres pour s’exprimer ? »

Quand j’ai lu le texte de Vacarme sur la vie non fasciste, c’est un bon texte, mais j’ai dû m’arrêter au moment où ils parlent du mariage pour tous.3 J’avais un conflit cognitif, entre la sphère privée où on peut admettre qu’au bout du bout c’est quand même mieux d’avoir un gouvernement de gauche parce que par exemple, il y aura un expulsé de moins, mais en sachant toutes les représentations qu’on a derrière – et la radio, où je communique avec des gens qui ne me connaissent pas et où je reste dans une sorte de pudeur. La situation radiophonique a fait que je ne pouvais pas dire ça.

La lutte sociale doit être accompagnée de différents supports. La radio en est un, la littérature un autre. Il faut qu’on puisse décliner de toutes les manières possibles le discours politique et ne pas le laisser à de tristes sires. Donner des outils d’analyse, et le faire avec des choses qui sont un peu à côté. Et on m’emmerde avec l’objectivité. La subjectivité c’est suspect mais en réalité tout le monde ne fait que ça, et moi je le revendique : on sait d’où l’on parle.

Est-ce qu’on est obligés d’avoir des formes très propres pour s’exprimer ? Moi je reste crade : c’est du mix en direct, des supports limites, du cut-up brutal. Peu d’auditeurs vont entendre la différence et je n’ai pas envie de rester entre gens de radio. Parfois je suis super énervé par les documentaires qu’on reçoit, je me dis : « Merde, est-ce qu’on ne peut pas faire quelque chose de moins esthétique ? » Si on va dans une prison, ça reste une prison, il faut que ça ressorte. Si je fais un truc sur une prison, il y aura des bruits de grilles tout le temps et forts, qui couvriront presque la voix parce que c’est la réalité des prisonniers, et ça sera aussi chiant ou aussi juste que l’émission sur Chemisard.

Installation de Bernard Fontaine (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

Installation de Bernard Fontaine (cc by-nc 2.0) Bernard Fontaine

1 Descriptif des « animations » sur la grille de Canal Sud.
2 Expression de Bernard Fontaine à propos de son émission autour de Chris Marker.
3 Un « accident radiophonique par imprudence », indique Bernard sur la présentation de l’émission.

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