Une fiction qui multiplie les signes de modernité est-elle pour autant moderne ? La question peut se poser à l’écoute de Ctrl X, bel effort de cinquante minutes rediffusé début mars sur Radio Campus Paris et toujours disponible en ligne. Une « dramatique » indé maîtrisée et portée par une jeune équipe – si l’on en juge à la verdeur des voix –, c’est assez rare pour être souligné. Mais Ctrl X – prononcez-le à votre guise – se distingue aussi par ce qu’elle tente, et réussit souvent : s’inscrire dans son époque et la commenter sans discours ni lourdeur démonstrative. Illustrer, reformuler et rester critique n’est-il pas, après tout, l’ADN de toute fiction ?
Ce qui est mis en onde, ici, c’est le paradoxe contemporain le plus courant : l’ultra-moderne solitude pour gens hyper-connectés. Seule chez elle en fin de soirée, une jeune femme, Ida, est « harcelée » par Adèle, sa sœur étrangement prévenante (interphone, téléphones portable et fixe). Dans le même temps, son nouvel amant, avec qui elle vient de passer quelques heures, la relance (SMS, téléphone) avec une douce insistance. Première bonne idée du récit : les trois personnages ont une importance équivalente, mais jamais ils ne sont en présence les uns des autres. Pour Ida, l’Autre est devenu indésirable, envahissant, et potentiellement dérangé. Cette présence/absence donne lieu à une scène amusante, racontée par Adèle. Tournant en rond devant l’immeuble de sa sœur, elle aperçoit un jeune homme qui lui aussi semble guetter : c’est Laurent, l’amant, qu’elle ne connaît pas et dont elle ne peut soupçonner de partager le même but qu’elle (monter dans l’appartement d’Ida). Dans Ctrl X, scénographie attribuant un espace à chaque personnage (en bas, en haut, intérieur/extérieur), tous sont étrangers les uns aux autres, avec des liens rendus inefficients par le confinement.
Pendant ce temps, murée dans sa tour d’ivoire, Ida est passée sur un autre versant du réel : elle a allumé son ordinateur – et sans doute aussi sa télé. Déploiement d’une ambiance numérique, seul biotope où elle désire trouver refuge. Aux inévitables sonneries de téléphone et vibrations de SMS se superposent spams bruyants, pubs coquines, lecture de blogs X, dialogues de telenovela, extraits YouTube, news de JT, clics intensifs… Un zapping de stimuli syncopés, à la séduction pauvre et aux effets mort-nés mais entretenant la sensation d’une présence du monde, enveloppante et rassurante. Difficile pourtant d’avoir les idées claires lorsqu’on laisse l’oreille errer dans cet étagement de signaux clinquants et de discours marchands.
Ce risque de légère confusion mentale, qui se dissipe et se réactive à un rythme soutenu, c’est aussi le nôtre, au quotidien, consenti et impulsé par cet invraisemblable potentiel de sollicitations médiatiques.
Jamais rassasiée, Ida s’est lancée via Internet sur les traces d’un amour lointain mais momentanément inaccessible : un photographe de guerre dont elle traque les occurrences sur Google et écoute les interviews en replay. Une sorte de mélancolie 2.0, à la fois permise et conjurée par la technologie. Un renversement de perspective dans le récit va pourtant semer le doute dans la perception de l’auditeur : ce brouillard numérique dans lequel Ida s’est immergée, ce cloud communicationnel est sans doute le reflet d’une névrose. Sa confusion n’est pas tout à fait la nôtre, elle lui est propre.
Outre une écriture serrée, des actrices et des acteurs convaincants, le principal défi esthétique de Ctrl X est bien sûr ce flux communicationnel auquel l’auteure Pauline Peyrade et le metteur en ondes Antoine Cadou donnent une forme sonore. Les articles Wikipedia, les blogs, les spams trouvent des voix (off ou plutôt on) pour les incarner. Des news ou des interviews sont rejouées – vraies ou fausses, elles sont des micro-fictions emboitées dans le déroulé de l’histoire. Cela fonctionne, mais imparfaitement : certaines voix, trop douces, trop naturelles, n’apparaissent pas assez affirmées pour cette froide profusion. Pas assez dérangeantes. Qu’importe, il s’agit avant tout avec ces voix de tatouer le corps du récit de signes contemporains. S’approprier l’infra-littérature numérique – plutôt que de l’enregistrer docilement –, l’inséminer dans la mécanique de l’écriture jusqu’à ce qu’elle la contamine et fasse dévier la narration, est une belle idée. Son point d’orgue : l’énumération d’un listing de photographies trouvées sur le net, du type Google Images. Une suite de référencements, de titres et de spécificités techniques (« Soldat 01, Enfants 02, 700×489 »). Avec elle, Pauline Peyrade porte atteinte à l’intégrité de l’action : elle fige le récit, le neutralise – le rend neutre. Désincarné, sans enjeu narratif direct, ces quelques dizaines de secondes sont douées d’une logique interne propre. Ce que nous dit aussi alors le regard froid de l’auteure, c’est que quelque chose a muté dans le rapport à l’image : les photos ne sont pas décrites, évoquées ou commentées, elles ne se signalent pas par leur contenu. Elles existent seulement par leur présence et leur disponibilité. En stocks quantifiables.
Cette écriture d’enregistrement mécanique du réel a sans doute déjà été tentée ailleurs. On pense aussi à certains auteurs de poésie contemporaine – souvent proches de l’oralité et de la création sonore – comme Jérôme Game, Anne-James Chaton ou Jean-Michel Espitallier. Ceux-ci font mine de se soumettre à la prégnance du réel, parfois avec des listes, pour mieux la déjouer. Comme Ctrl X, qui s’amuse, l’air de rien, à ouvrir des perspectives…
… et non à en supprimer. Sur les claviers d’ordinateur les touches Ctrl et X appuyées simultanément équivalent à l’opération « couper ». On peut se perdre en conjecture sur la signification de ce titre : de quels liens dans sa vie Ida va-t-elle se défaire ? De qui va-t-elle se séparer ? Quelle part d’elle-même va-t-elle perdre ? Qu’est-ce que le récit considère comme superflu et va chercher à éliminer ? Et si la vie était aussi simple qu’un clic d’ordinateur ?
Ctrl XUne pièce radiophonique de Pauline Peyrade, mise en onde par Antoine Cadou
1ère diffusion sur Radio Campus Paris le 29 décembre 2014
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