Quelles histoires nous raconte le storytelling?

Issu du mouvement du journalisme narratif, le storytelling comme art de la mise en récit expliquerait, avec le succès du podcast, le nouvel âge d’or de la radio aux États-Unis. Mais l’engouement pour le storytelling est avant tout le symptôme d’une évolution des formes de narration dans le reportage et le documentaire, avec l’emploi de techniques d’écriture issues de la fiction.

Une tradition anglo-saxonne

Cet article est paru à l'origine dans Les Carnets de Syntone de mars 2015. Abonnez-vous !

Cet article est d’abord paru dans « Les Carnets de Syntone » de mars 2015. Abonnez-vous !

Le storytelling, traduit habituellement par le terme « mise en récit », est l’art de raconter une histoire. Ce concept, en vogue aux États-Unis, est issu du mouvement du Nouveau Journalisme dans les années 1970, une forme d’écriture journalistique et littéraire particulière avec laquelle des auteurs phares, comme Tom Wolfe ou Hunter S. Thompson, assument leur subjectivité et utilisent la mise en scène pour raconter le monde. Une tendance dont l’influence s’étend aujourd’hui bien au-delà de la presse écrite. Aux États-Unis, le storytelling s’explique également par un intérêt culturel pour les histoires orales. La fonction sociale et éducative des récits de vie est d’ailleurs portée par de nombreuses associations dédiées au storytelling comme l’International Storytelling Center, qui organise le National Storytelling Festival dans le Tennessee, ou l’organisation StoryCorps, qui enregistre depuis plus de dix ans des récits de vie, dont certains extraits sont diffusés sur la NPR, le réseau des radios publiques américaines. Cet art du récit qui repose aussi sur un art de l’écoute interroge le monde de la radio et invite à tendre l’oreille sur ce qui se fait outre-Atlantique, où les programmes les plus populaires, This American Life, 99% Invisible ou encore Snap Judgment, portent une attention particulière au storytelling. Ces émissions aussi diverses soient-elles sont toutes incarnées à la première personne. La force du storytelling à la radio résiderait donc dans cette utilisation du « je » à travers laquelle la présence du narrateur ou de la narratrice accompagne celui/celle qui écoute.

Une mise en scène pour assumer la subjectivité de ses propos, de sa voix, et créer par un pacte de confiance une proximité d’écoute.

La narration anglo-saxonne utilise aussi des procédés particuliers pour capter et conserver l’attention. Ira Glass, le fondateur de l’émission This American Life explique les ficelles du storytelling sur le site de l’émission culte : « Le premier outil, c’est l’anecdote, la description simple des circonstances d’une action. L’anecdote capte l’attention du public et crée du suspens. Le second outil, c’est le fait que le narrateur ou la narratrice soulève des questions en permanence et y réponde. Cela suscite la curiosité et entretient l’attention tout au long de l’histoire. Dans une bonne histoire, on retrouve toujours ces deux éléments : des anecdotes intéressantes et des questions qui s’équilibrent à tour de rôle. » Une formule qui fonctionne et que l’on retrouve dans les émissions citées précédemment. Pour raconter le monde, le storytelling utilise ainsi des techniques d’écriture de la fiction, qui influencent le reportage et le documentaire.

Un nouvel âge d’or de la radio

« Le storytelling à la radio remonte à l’apparition même de la radiodiffusion, » rappelle Peter Clowney, directeur des programmes à l’American Public Media, principal producteur des émissions de la radio publique aux États-Unis après la NPR. « Cette narration à la première personne s’est développée avec les correspondants de guerre, les fictions radiophoniques et les interviews. Mais la fiction a disparu accidentellement du paysage radio américain dans les années 1990. Les récits à la première personne occupent aujourd’hui des espaces qui auraient sinon disparu. »


Aux États-Unis, le monde de la radio connaîtrait un nouvel âge d’or grâce au succès de nombreux podcasts, dont les plus populaires s’inspirent largement des techniques de storytelling. Lancé en 2014 par le catalogue en ligne de productions radiophoniques PRX (Public Radio Exchange), le réseau Radiotopia soutient les producteurs et productrices indépendantes et rassemble les meilleures émissions de storytelling. Une initiative portée par Roman Mars, producteur du célèbre programme consacré à l’architecture et au design 99 % Invisible, et financée comme de nombreux podcasts par le public lui-même via la plateforme de socio-financement Kickstarter, et depuis peu par la Knight Foundation. On y retrouve The Truth, une série de fictions qui « apporte la sensibilité du storytelling moderne à la fiction radiophonique traditionnelle », Radio Diaries, récits d’histoires du quotidien portées à la première personne, Love+Radio, collection de portraits qui explore le vaste champ des émotions humaines, ou encore la série judiciaire Criminal. On remarque dans toutes ces productions un intérêt particulier pour les histoires vraies et les récits de vie portés à la première personne. Mais comment expliquer le succès de cette forme particulière ? Pour Peter Clowney de l’American Public Radio, « le storytelling apporte du sens, dans un monde fragmenté et saturé par les opinions. La satisfaction et l’exhaustivité d’une bonne histoire peut être un échappatoire pour un auditeur ou une auditrice stressé·e ». Des propos confirmés par le sociologue et philosophe Raphaël Liogier. Cet engouement pour le storytelling est le symptôme d’une époque, où la production et la diffusion de récits individuels grâce à Internet permettent de s’approprier sa propre histoire et remettent un peu d’ordre dans un monde perçu comme chaotique : « Dans ce que j’appelle le grand bain informationnel, les histoires vraies, racontées à la première personne, sont une denrée rare et rassurante« .

En décembre 2014, Silvain Gire, responsable éditorial d’Arte Radio, déclarait dans Télérama que « les créations sonores et le récit ont davantage leur place sur le Net qu’à la radio ». En proposant une écoute à la demande, le podcast libéré d’un format préétabli offre une plus grande liberté aux expérimentations narratives. À l’heure où l’écoute est fragmentée, sélective, et le public exigeant, la narration, en tant que relation intime entre auteur·e et auditrice ou auditeur, est encore plus que jamais décisive. De quoi expliquer aussi ce regain d’intérêt pour la mise en récit.

Du storytelling à la française

En France, le storytelling a longtemps été connoté négativement. Dénoncée dans un ouvrage de Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, (La Découverte, 2007), cette fictionnalisation du réel serait avant tout un outil utilisé par les experts en communication politique et en marketing pour manipuler l’opinion publique. Une mise en récit qui contaminerait aujourd’hui tous les domaines. Mais ce terme qui resurgit aujourd’hui à la radio et dans le documentaire témoigne bien d’un désir de faire évoluer les formes de narration, sans pour autant travestir la réalité.

Pour répondre aux critiques qui accuserait le storytelling de tromper le public, rappelons que la radio n’a pas attendu notre époque pour pratiquer la mise en scène.

La fiction ne s’en est jamais cachée et dans le champ du reportage ou du documentaire, le montage est aussi une réécriture du réel, réalisée en studio, a posteriori. Pour le journaliste Thomas Baumgartner, « l’intérêt pour le storytelling peut être interprété comme un besoin des auteur·e·s. Celui de reprendre la main sur le récit, notamment à la radio, par rapport à l’autre définition du storytelling. Après tout, raconter le monde, c’est d’abord le métier des auteur·e·s ». Et force est de constater que ce mode de narration influence la radio en France, comme le constate Silvain Gire : « On voit bien que la manière de raconter des histoires – y compris documentaires – a changé à l’écran, pourquoi pas à la radio ? On voit et on entend plus de docus à la première personne parce qu’il y a une défiance envers le journaliste omniscient, faussement objectif. La présence forte du je crédibilise l’enjeu, le rend humain et intéressant ».

Récemment, deux productions d’Arte Radio s’appuient sur une utilisation différente de la première personne, l’une via la personne interrogée, l’autre par le producteur même. Dans Crackopolis de Jeanne Robet, le témoignage lucide de Charles racontant son quotidien de consommateur de crack à Paris a captivé plus de 300 000 personnes. La subjectivité de l’auteure, limitée au choix du personnage et au montage, offre un témoignage d’une poignante proximité dont on oublie presque l’intermédiaire. Un autre exemple de mise en récit très efficace, Là-bas si j’y suis plus d’Olivier Minot, est un hommage très personnel à Daniel Mermet et à son émission sur France Inter Là-bas si j’y suis. Un récit-confession porté à la première personne où la subjectivité de l’auteur, pleinement assumée, nous renseigne à la fois sur cette émission historique et sur son propre rapport intime à la radio.

 

Expressément inspirée par This American Life, l’émission de documentaire Les Pieds sur Terre, produite par Sonia Kronlund sur France Culture, propose une nouvelle formule depuis la rentrée 2015. Conservant la même sensibilité et la même orientation éditoriale – l’attrait pour les témoignages de celles et ceux que l’on entend peu – les histoires vraies sont désormais portées par les auteur·e·s à la première personne. « Après 12 ans, j’étais un peu lassée de la forme du reportage en situation, d’où l’idée d’articuler l’émission autour du récit, autour d’une, deux ou trois histoires sur un même thème » explique la productrice, « la manière de travailler est un peu différente, on enregistre les ambiances et le récit séparément et il y a beaucoup de travail de montage ». 

Animée d’une volonté d’expérimenter de nouvelles formes de narration, Sonia Kronlund a également produit trois performances intitulées Les Pieds sur scène, trois émissions sur le thème de l’extrême, enregistrées en janvier 2015 au théâtre du Rond-Point à Paris. En direct, sur scène face au public, sept personnes ont raconté un moment particulier de leur vie : l’ascension de l’Everest par un alpiniste, le quotidien d’un commissaire de police confronté à la folie ou la transformation physique d’une journaliste correspondante de guerre en ex-Yougoslavie. « Nous avons travaillé en amont sur les textes. L’étape du montage a été faite sur le papier, avant l’enregistrement » précise-t-elle. Une nouvelle édition des Pieds sur Scène aura lieu en juin 2015. Des performances imaginées comme une version inversée des spectacles The Moth créés en 1997 aux États-Unis par l’écrivain George Dawes Green, qui, eux, ont donné naissance… à une émission de radio diffusée depuis 2009 sur plus de deux cents radios américaines.

D’autres exemples en France illustrent cet attrait croissant pour les histoires vraies portées à la première personne, essence même du storytelling : le projet Raconter la vie du sociologue Pierre Rosenvallon publie en ligne de nombreux récits de vie quand, sur la scène de la Gaité Lyrique, les événements Live Magazine (imaginés notamment par Thomas Baumgartner) invitent des auteur·e·s et des journalistes à raconter des histoires à la première personne.

Les limites du je

Mais la narration à la première personne ne se prête pas à tous les sujets. Pour être efficace, son utilisation doit se justifier. L’attrait pour le storytelling ne remet pas en cause d’autres écritures plus classiques ou expérimentales. « This American Life est une émission fascinante du point de vue du récit et du dispositif, mais l’écriture sonore n’y est pas forcément très riche. Le storytelling n’est pas une alternative au documentaire ou à l’Hörspiel, c’est une couleur supplémentaire. Évidemment, on ne balaie pas tout en s’essayant à la narration à la première personne » précise Thomas Baumgartner. Sonia Kronlund le reconnaît : « Cette année, nous nous sommes vraiment concentrés sur le récit. L’émission Les Pieds sur Terre a peut-être perdu un peu de sons d’ambiances, mais certains récits ne s’y prêtent pas forcément. Je ne pense pas que ce soit incompatible avec le storytelling ». À Arte Radio, Silvain Gire le confirme : « On peut fusionner ces deux modes, le je anglo-saxon et le gros son européen, pour faire des émissions de radio formidables. Où l’on donne à entendre le monde et les voix tout en maintenant avec celle ou celui qui écoute le fil affectif d’une narration. » Avec ou sans je, on peut dormir tranquille, on n’a pas fini de se raconter des histoires.

 

Image de « une » : illustration pour accompagner le podcast Radiolab « Strangers in the Mirror » – CC by-nc Jeff Frankenhauser.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.