« Pour en finir avec le jugement de dieu » : Électrochocs (de l’outre-radio)

« Je voulais une œuvre neuve (…) où l’on sente tout le système nerveux comme éclairé au photophore. » En 1947, Antonin Artaud ambitionne de secouer les consciences engourdies par l’illusoire soulagement de l’après-guerre. Déjà vieux, le monde neuf est menacé de toutes parts, clivé entre capitalisme étasunien et communisme soviétique. L’être humain n’a pu se délivrer de ses anciennes croyances (la religion). Mal en point, son corps est sale, vicié, et la guerre l’a corrompu. Répondant à une invitation de l’ORTF à inaugurer une nouvelle série radiophonique sur la poésie, l’écrivain et homme de théâtre, qui sort de neuf ans d’internements psychiatriques successifs, veut rompre avec tout ce qui a été entendu jusque là. Jeter les usages, le bon goût, le prévisible dans la fosse commune, comme il a tenté de le faire pour le cinéma, le théâtre ou la littérature. « Par esprit de revanche contre les massifs traitements par électrochocs qu’il avait subis [plus de cinquante, NDLR], Artaud allait créer son œuvre finale, (…) conçue comme un “contrechoc” à l’adresse de la société qui le suicidait. Car la radio, comme la peste, attaque directement le système nerveux du corps politique », écrira en 1994 Allen S. Weiss dans la revue Java. Antonin Artaud conçoit Pour en finir avec le jugement de dieu comme une séance thérapie : la radio est l’électrode, la voix le courant électrique, le public le corps (social) qu’il faut passer aux électrochocs.

Peinture d’André Robèr

Autopsie d’une gigue

Pour donner forme à son complot sonore, Antonin Artaud recourt cependant à des matériaux classiques. Un texte lu, découpé en chapitres, une voix nue, et des intermèdes musicaux. Des techniques qu’il va s’ingénier à dévoyer pour leur insuffler une irradiante intensité. Oscillant entre l’opacité et la fulgurance, le monologue gicle en un prêche halluciné, dont le sens parfois se dérobe. Aucune logique narrative ne lie les différentes parties, seul l’esprit vengeur qui les a enfantées les apparente. Théâtrale et outrée, la voix génère un mouvement double, contradictoire chez l’auditeur/trice, tout à la fois aimantation à la séduction capiteuse et repoussoir tant elle semble modelée par l’effroi d’Artaud devant les renoncements de son temps.

Surprise, l’auteur n’est pas le seul lecteur de son texte, dont il offre chaque partie à une voix nouvelle (Maria Casarès, Paule Thévenin, Roger Blin). Quant à la musique, tambour exsangue, gong sinistre ou xylophone souffreteux et malhabile, joués par Antonin Artaud lui-même, n’apportent aux textes ni contrepoint ni même agrément esthétique. Fonctionnant comme des signaux, ils ouvrent un passage vers une dimension nouvelle. Les battements tribaux d’un monde émergent, provoquant l’étourdissement. Un virus inédit, pourtant, est inoculé par Artaud : son cri, chant horrifique comme réchappé du théâtre nô. Semblable à une ligne de haute tension qui cède et déchire l’air ambiant, il fait soudain basculer Pour en finir… dans l’irrationnel profond, comme on le dirait d’une nuit. Le déblayage idéal pour l’irruption de ses glossolalies, langue inventée et mots incompréhensibles, qu’il fait danser dans une gigue claudicante et profondément subversive. Avait-on entendu de l’inintelligible à la radio avant cela ?

La voix de l’outre-monde

Avec ce dispositif quasi-minimal, l’auteur du Théâtre et son double porte à leur puissance maximale les qualités acousmatiques de la radio (la musique concrète naît alors à quelques studios de là) : faire surgir l’inattendu à partir d’un trou sombre, d’un coin aveugle, envoyer de l’impact à partir de presque rien. Cet étrange cortège de voix et de pulsations, procession à la fois décousue et tendue, atteste le vœu de l’écrivain d’élaborer une émission-sortilège, qui va hanter les nuits de ses auditeurs et de ses auditrices. Marqué par un voyage au Mexique et sa rencontre avec le peuple Tarahumara, Artaud le Mômo joue les chamanes libérateurs et amoureux du peyotl.

Visant l’hypnotique, il agite à l’attention de son public un drôle de pendule : sa voix, à la corporéité sans beaucoup d’équivalentes dans l’histoire de la radio. Possédé, Antonin Artaud ? Sa voix ici paraît littéralement habitée dans un trouble choral, plusieurs êtres parlant chacun leur tour – sorcière, prof sadique, grand-mère, prédicateur, conférencier, perruche ou encore rapace inquiétant. Montant parfois dans les hyper aigus, elle atteint des sommets d’acidité, corrodée à l’extrême pour retomber, défaillante, prise dans un glaviot. Sa scansion, soumise à des variations brutales, accélère ou ralentit, comme mue par de mystérieuses forces souterraines.

Peinture d’André Robèr

J’ai appriiiis hieeeeer…

L’écume aux lèvres, le marabout en chef semble infecté par l’abjection qu’il dénonce. Son emphase drolatique étire les syllabes jusqu’à les rendre méconnaissables, les déchirer presque, ou les compresser dans un geste énervé. Chaque mot est isolé, comme placé sur un piédestal : un totem à adorer, ou à conspuer. Ce que l’on entend, c’est la tessiture travaillée et le timbre d’un (haut) perché assumant sa théâtralité. L’exercice s’avère plus périlleux pour ses trois comparses, qui tentent peu ou prou de le singer. Maria Casarès, surtout, peine à trouver sa propre voie(x), sa réussite aléatoire affaiblissant l’ensemble.

Aujourd’hui, ce phrasé surjoué semble daté, et la créativité sonore de Pour en finir avec le jugement de dieu apparaît plutôt sommaire, mais touchante : les voix s’avancent du micro ou se reculent, Artaud descendant même l’escalier menant au studio pour donner un effet d’éloignement. La beauté de la pièce est ailleurs : elle vibre, littéralement, et se consume du feu d’un insoumis espérant tout araser dans son sillage.

Peinture d’André Robèr

L’être et la chose

Avec « ce pays qui se croit à la tête du progrès », « il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés, que ce soit le règne de tous les faux produits fabriqués et des ignobles ersatz. » À la nature se substitueront « des produits de synthèse à satiété », « dans un usinage insensé ». Artaud, premier lanceur d’alerte ? Le texte liminaire de Pour en finir avec le jugement de dieu le consacre visionnaire, lui qui pressent la marche triomphale entamée par le néo-libéralisme et la domination économique et culturelle états-unienne en pleine expansion. S’appuyant sur une « information » abracadabrante, (les Américains recueilleraient la semence de leurs collégiens en vue d’une insémination artificielle pour démultiplier leurs contingents de soldats), dont on ne sait s’il fait semblant d’y croire, Antonin Artaud (dés)articule une critique foutraque mais profondément juste des processus favorisés par la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Moins directement politique, le corpus restant de Pour en finir… oscille entre poésie surréaliste, blasphème et réflexion existentielle (faussement) délirante. Rappelant à l’être humain son lien avec le fécal – « Là où ça sent la merde, ça sent l’être » – donc avec l’irréductible et l’incontestable de la matière, l’inventeur du « Théâtre de la cruauté » convoque ce Dieu qui a séparé le corps et l’esprit pour lui jeter un sort. Contestant sa suprématie sur les consciences et moquant son éventualité, il fait proférer à Blin le célèbre : « Dieu est-il un être ? S’il en est un, c’est de la merde ! S’il n’en est pas un, il n’est pas ! Or, il n’est pas ! » Mais ce qui intéresse Artaud au fond, c’est l’« animal érotique », l’homme avili et barbotant dans sa nocivité, qu’il faut assainir et libérer. « L’homme est malade parce qu’il est mal construit », assène-t-il, « il faut lui faire un corps sans organe, pour le délivrer de ses automatismes et le rendre à sa véritable et immortelle liberté ». Pas hygiéniste ni moraliste pour autant, Artaud en appelle plutôt à une nouvelle spiritualité, un rapport au monde où l’humain s’assumerait seul, dans sa chaotique plénitude. Sous l’invective outrée, derrière l’utopie un peu brumeuse d’un texte à la fois magnifique et mité, affleurent une générosité sans concession, une inquiétude pour son prochain, toujours émouvante 70 ans après. Celui que son compère de théâtre Roger Vitrac décrivait comme un « vagabond de l’absolu » fait don de lui, dans une posture sacrificielle d’autant moins bien perçue qu’elle n’a pas été entendue…

Dans le rectum

Pour en finir avec le jugement de dieu n’a jamais été diffusée, du moins du vivant d’Artaud. Elle ne le sera qu’en mars 1973, sur France Culture, avec une production additionnelle de René Farabet. À quelques jours de la programmation initiale prévue le 2 février 1948, Wladimir Porché, directeur général la Radiodiffusion française qui vient de lancer la Chaîne Parisienne, s’alarme de l’écho médiatique déclenché par une pièce que personne encore n’a entendue. Des rumeurs bruissent : « C’est une sorte de symphonie de cris d’animaux », lit-on ici ou là. « L’émission de l’ex-aliéné aura-t-elle lieu ? », s’autorise L’aurore. Les articles tiennent pour acquis une indignation générale et un rejet du public. « Ce fou génial ne doit pas être un homme public », écrit même Combat. Porché finit par écouter les bandes et annule aussitôt la mise en ondes, au grand soulagement de Témoignage Chrétien (« Les auditeurs l’ont échappé belle »). Une censure qui contribue bien sûr à l’accession de l’émission au statut de mythe, mais interroge aussi, in fine, la notion de service public. Que produit-on et pour qui ? L’auteur, lui, en sort, cruellement mortifié. « Je suis triste et désespéré, écrit-il le 25 février. Mon corps me fait mal de tous les côtés. (…) La voix et la machine, c’est toujours le gouffre, le néant. Il y a une interposition technique qui déforme et annihile ce que l’on a fait (…) Je ne toucherai plus jamais à la radio.«  Le 4 mars, on le retrouve étendu au pied de son lit, vaincu par son cancer du rectum. Échappant une bonne fois pour toute au jugement de ses semblables.

À écouter : Pour en finir avec le jugement de dieu, d’Antonin Artaud, 1947

Sources :

  • Notices Wikipedia d’Antonin Artaud et Pour en finir avec le jugement de dieu
  • Jean-Charles Chabanne, « La radio et son double : Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud », dans Écritures radiophoniques, actes du colloque de Clermont-Ferrand (1996), dir. Isabelle Chol et Christian Moncelet. Université Blaise Pascal, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, pp. 147-163. En ligne.
  • Marc Dachy, « Pour en finir avec le jugement de dieu », préface accompagnant le CD édité par Sub Rosa en 1995, reproduite sur Ubuweb.

Cet article est d’abord paru dans le n°7 des Carnets de Syntone. Abonnez-vous par ici pour recevoir nos articles en primeur !

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