Paul Deharme (1898-1934), « Le goût et le sens du merveilleux »

Dès 1928, tandis que les premières stations de radio font leur apparition1, un certain Paul Deharme2 présente dans « Proposition d’un art radiophonique »3 les règles de base d’une expérimentation : comment s’adresser à l’inconscient des auditeurs et des auditrices en utilisant la puissance d’évocation du son ? Bien qu’elle reste méconnue du grand public, la vitalité de son travail de défrichage des « arts phoniques » (expression de l’époque) suscite toujours aujourd’hui l’étonnement et, plus encore, constitue une source d’inspiration revigorante. Publicitaire, concepteur de programmes radiophoniques, réalisateur, entrepreneur, ce touche-à-tout décédé à 36 ans a laissé en une décennie un large héritage aux audiophiles.

Penser la radio en tant qu’art

L’article de mars 1928 expose, dans son chapitre « Essai d’une technique », douze règles « pour ouvrir un chemin » – « L’expérience réfutera les unes, corrigera les autres », écrit Paul Deharme. Il souhaite pouvoir tester rapidement son « système théorique », et c’est ce qu’il fera avec sa première adaptation radiophonique, Un incident au Pont du Hibou, diffusée sur Radio Paris en mai 19284. Elle représente la plus ancienne archive de l’INA. Pierre-Marie Héron, professeur de littérature, précise : « Avec cette œuvre expérimentale, Deharme met donc à l’épreuve les règles d’écriture radiophonique qu’il recommande : identification de l’auditeur au héros, récit au vocatif et au présent, récitant neutre (…), éléments de dialogue peu nombreux, masques vocaux, musique facile et expressive, etc. »5 En 1930, Paul Deharme approfondira sa vision dans un essai, Pour un art radiophonique6. En plus de critiquer le peu d’ambition et de qualité de la radio créative de son époque, il explique : « Le film radiophonique consistera en scénarios rédigés et lus selon certaines règles qui faciliteront à chaque auditeur en état de demi-sommeil l’adaptation automatique de ces scénarios à sa propre personnalité : il vivra un rêve dirigé. »7. Deharme, fortement marqué par la publication en France en 1927 des essais de psychanalyse de Sigmund Freud, prend ainsi le contrepied de l’usage de l’inconscient fait par ses contemporains surréalistes : « Le rêve n’est plus l’origine de l’œuvre, il en est le but. »8

Le film radiophonique consistera en scénarios rédigés et lus selon certaines règles qui faciliteront à chaque auditeur en état de demi-sommeil l’adaptation automatique de ces scénarios à sa propre personnalité : il vivra un rêve dirigé.

Deharme cherche à constituer un « vocabulaire radiophonique »9 basé sur l’étude phonétique des puissances d’évocation et de suggestion des mots, leurs pouvoirs métaphoriques et symboliques, au-delà de leur sens premier. Il veut édifier « une technique et un “outillage” nouveaux, fondés sur la relation du langage et de la sensibilité : répertoire d’associations, table des couleurs des mots, dictionnaire des noms propres et des images qu’ils éveillent. » Avec la découverte de la psychanalyse, Deharme entrevoit la promesse d’une civilisation transformée, « guérie ». Son utilisation uniquement à des fins d’inspiration artistique lui semble regrettable : « La poésie surréaliste (…) c’est bien, mais c’est peu. »10 Aussi conclut-il son essai de 1930 par l’espoir que l’éducation des futures générations s’en trouvera transformée : « L’art radiophonique, tel que je le propose, peut, qui sait ! devenir le cadre d’un mode d’enseignement, d’une maïeutique nouvelle qui accoucherait le subconscient ? Il peut s’en dégager un solfège pour une prochaine harmonie humaine. »

Paul Deharme, homme de son temps

Les théories et expérimentations de Deharme se situent à la croisée de deux révolutions. D’un côté, l’introduction de la psychanalyse en France et de l’autre, l’apparition des « arts phoniques ». Le cinéma parlant fait ses premiers pas, bouleversant le monde du spectacle11. Et la TSF (Transmission sans fil), ancêtre de la radio, crée son auditoire. Selon Rémy Rieffel, « en France dans les années 1920 à 1930, le public se restreint à une minorité de passionnés et de bricoleurs capables de confectionner eux-mêmes leurs propres postes récepteurs »12. Néanmoins, les descriptions de Deharme, les premiers succès de la publicité radiophonique et l’abondance du courrier des auditrices et auditeurs donnent un autre éclairage sur le phénomène de société lié au « sans-filisme ».

Les programmes se diversifient et le théâtre radiophonique fait son apparition. Deharme regrette le peu d’expérimentations menées : « Il faudrait en raison de son contenu conventionnel rayer le mot théâtre du vocabulaire radiophonique« 13. Les pièces se trouvent parfois tout simplement transmises en direct avec des commentaires censés pallier l’absence d’image. Deharme persifle : « Le cinéma a tâtonné tout sens : il ne s’est jamais permis d’enregistrer “Le tour du monde en 80 jours” sur la scène du Châtelet. »14 De son point de vue, de même que filmer du théâtre n’est pas faire du cinéma, retransmettre une pièce de théâtre à la radio n’est pas suffisant pour faire de la création radiophonique. Il reproche aux adaptations radiophoniques de l’époque d’être produites sans que les spécificités de ce nouveau média ne soient prises en compte. Les réalisateurs et réalisatrices faisant « appel à des comédiens professionnels sans leur demander de rien changer à leurs habitudes de scènes ».

Portrait de Paul Deharme, par Valentine Hugo, 1934

Précurseur, Paul Deharme fait également des propositions concernant le langage radiophonique, le reportage radio, la radio sur scène, et il entrevoit la possibilité du montage15 techniquement impossible à l’époque… Mais qui est-il pour se permettre tant de critiques et d’affirmations avant-gardistes ? Que s’est-il passé dans la trop courte vie de cet homme emporté par une pneumonie à l’âge de 36 ans ? Cocasse lesteur d’avion du fait de sa grande taille, vendeur de machines à écrire, il est repéré pour prendre progressivement la tête de la régie publicitaire Informations et publicité, filiale d’Havas, qui va s’attaquer au marché naissant de la TSF (Radio Paris, Radio Luxembourg). Marié à la poète Lise Deharme, il reçoit le Tout-Paris, fréquente les surréalistes, se lie d’amitié avec l’écrivain Drieu La Rochelle, qui s’affiche alors comme un progressiste et pas encore un fasciste. Les années 1920 sont marquées par un intérêt pour les rêves, les sommeils artificiels, l’exploration du subconscient. Deharme conjugue alors son rôle d’entrepreneur et d’auteur avec son intérêt pour la psychanalyse16 en mettant en place, au sein d’Information et publicité, un service de production radiophonique qui lui survivra, les studios Foniric.

Foniric : expérimentation, inventivité et succès

Le travail de l’universitaire Pierre-Marie Héron17 permet de mieux cerner ce qu’a pu être Foniric : « Foniric promeut une vision du médium radiophonique fièrement annoncée par son nom, en forme de calembour, qui associe le phonique et l’onirique, le son et le rêve. C’est la noble mission que donne en effet Deharme à la TSF : faire rêver l’auditeur. »18 La société fournit notamment à Radio Paris et Radio Luxembourg des campagnes publicitaires et des programmes de radio très élaborés sponsorisés par des marques comme Philips. La publicité se mue en exploration des possibilités de la radio. Une sorte de troupe de voix est constituée en faisant appel à divers talents : poètes (Desnos, Prévert), chanteurs, dramaturges et compositeurs. Par l’expérimentation se dégage une esthétique de la phonogénie, recherchant des voix agréables et séduisantes. L’écriture spécifiquement dédiée à la parole radiophonique est travaillée sous la forme du slogan et de l’adresse directe, le public se trouvant pris à parti. La voix s’adresse à chacun de ses membres en utilisant un vouvoiement courtois et en le guidant dans l’écoute. Deharme explique : « On s’applique à faire de la publicité radio qu’on n’ait pas besoin d’écouter pour entendre ».

Le désir d’expérimentation dépasse le cadre publicitaire. Dans Pour un art radiophonique, Deharme évoque l’idée d’un laboratoire qui réunirait poètes, psychologues, romancier·es et qui disposerait chaque semaine de trente minutes de diffusion en dehors des heures de grande écoute. De fait, il mettra progressivement en place ce laboratoire avec les studios Foniric, tout comme il avait mis en pratique dès 1928 les propositions qu’il avait d’abord développées par écrit. « Si l’on ne veut pas se fourvoyer à chaque instant, il faut chercher à établir des tests avec l’aide du public. »19 Sa création Le pont du hibou, diffusée sur Radio Paris, se voit précédée d’un appel à correspondance avec les auditeurs et auditrices. Le but est de tester la possibilité de suggérer les images. Les commentaires du public se révèlent succulents. Deharme dans ses notes juxtapose les avis contradictoires, ceux qui l’encensent et ceux qui appellent à sa censure : « L’art spécifiquement radiophonique est né : pour ses débuts, il fait des coups de maître. R., Paris » ou « Mon impression est celle de beaucoup d’auditeurs qui ne vous le feront pas savoir : c’est idiot, archi-idiot, c’est bête, archi-bête. Un gras groupe bien gros de sans-filistes pas bilieux. A.B.K.T.Z.L’A.E.O.U ».

Si certaines personnes du public ont bel et bien complété le récit en recourant à leurs propres souvenirs, le test ne se montre pas concluant pour toutes et tous. « Un rêve ne peut pas naître d’une sensation parlée »20, écrit un auditeur. Au-delà du concept de rêve dirigé, il s’agit bien d’une tentative d’utilisation des potentialités de la radio, d’une adaptation faite et pensée pour ce médium. Dès la réalisation, Deharme met de côté certaines de ses propositions (redondance de voix en échos) et découvre de nouvelles manières de faire : apparition du chuchoté, du fondu enchainé acoustique, du travail sur les plans sonores. Il manifeste une élasticité intellectuelle et artistique qui lui permet de rencontrer son public. Au bout du compte, les productions de Foniric s’écartent de la doctrine en s’inspirant progressivement de l’opérette21. L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, créé en 1928 et présenté à Paris en octobre 1930, a notamment marqué les esprits. Par ailleurs, Foniric s’affirme comme un lieu de collaboration et d’éclosion. Il en va ainsi de La grande complainte de Fantômas, en 1933. Dans le but de faire la promotion du nouveau roman de Marcel Allain, Deharme fait travailler ensemble le poète Robert Desnos, l’écrivain et musicologue Alejo Carpentier et le dramaturge Antonin Artaud sur une musique de Kurt Weill pour concocter une adaptation radiophonique. La soirée diffusée sur Radio Paris, Radio Luxembourg et cinq postes de province connaît un énorme succès. Difficile de dire quel fut le rôle précis de Deharme dans cette aventure. S’est-il contenté d’impulser une dynamique ou a-t-il pris part, sous une forme ou sous une autre, à la réalisation ?

L’art spécifiquement radiophonique est né : pour ses débuts, il fait des coups de maître.

R., Paris

Mon impression est celle de beaucoup d’auditeurs qui ne vous le feront pas savoir : c’est idiot, archi-idiot, c’est bête, archi-bête. Un gras groupe bien gros de sans-filistes pas bilieux.

A.B.K.T.Z.L’A.E.O.U

Une vie, une œuvre : Robert Dessnos, par Catherine Pont Humbert et Dominique Costa, France Culture, 2005.

À partir de 54’08, on peut écouter une évocation de la collaboration entre Robert Desnos, Paul Deharme et les studios Foniric.

Quatre-vingt-dix ans plus tard

« L’art radiophonique est et restera proprement le domaine des images éveillées par les mots, (…) sa technique doit être de rendre ses images vivantes, de les maîtriser, de les manier. »22 nous écrit Deharme depuis les années 1930. Cette volonté de conduire l’auditeur ou l’auditrice dans un rêve éveillé reste encore aujourd’hui stimulante. « On rêve en dormant, soit : mais encore ? Quand il fait nuit, quand on est seul, en écoutant de la musique, en entendant le bruit de la mer… Pourquoi ne rêverait-on pas en écoutant la T.S.F. ? »23 De ce parallèle, Deharme tire des recommandations sur le choix de durée des œuvres. Il s’agit de rester en dessous du quart d’heure, dans ce que peuvent, selon lui, supporter les auditrices et auditeurs dans cet état quasi second. Deharme établit également des recommandations d’écoute, en préférant le casque aux hauts-parleurs d’invention récente. « Il est vital pour Deharme que l’auditeur accepte de se couper du monde extérieur et de s’isoler dans une sorte de tête-à-tête avec les ondes. »24 Il suggère une écoute non seulement confortable, permettant de se laisser emporter dans le rêve et dans l’intime, mais aussi solitaire, afin d’éviter l’influence du groupe, selon lui peu enclin à la nouveauté.

« Les mots abstraits sont autant de boulets rouges […], ils ne s’adressent ni à la sensibilité ni à l’imagination, mais à la raison et donc alourdissent et freinent le développement et le jeu des images. »25 Le langage radiophonique proposé par Deharme se bâtit en réaction à des écueils à éviter, hier peut-être autant qu’aujourd’hui : « Nous pourchassons la diction dramatique, nous fuyons le dialogue, le mot rare, le style personnel, le rôle “composé” (nos personnages n’ont pas de figure ou plutôt ils en changent sans cesse)… »26 Deharme fait un vibrant éloge à l’argot : « Seul langage parfaitement humain, merveilleusement poétique, argot, langue purement psychique, argot, langue orale, quand te fera-t-on enfin la place ? »27 Il critique la radio de pure captation, la radio réduite à la transmission des autres arts. Il explique le point de départ erroné de celles et ceux qui cherchent à « suppléer à l’absence de vision, au lieu de chercher à s’en servir ». Bouteille à la mer, à l’heure de la radiovision, des caméras dans les studios de radio ? Si l’utilisation à des fins publicitaires du langage radiophonique et de la psychanalyse pose évidement question, force est de constater que le chemin ouvert par les propositions et les critiques de Deharme reste près d’un siècle plus tard d’une invitante actualité.

Notes :

1 La première émission de radio à destination du public a lieu en France en 1921. Il s’agit de la transmission d’un concert par Radio Tour Eiffel. Durant les années 1920, des postes d’émission se multiplient sur tout le territoire. Source : Wikipedia.fr
2 Paul Deharme a été décrit après sa mort par Pierre Descaves comme un pionnier du théâtre radiophonique et un rénovateur de la publicité qui avaient dans ces deux domaines le « goût et le sens du merveilleux », Les nouvelles littéraires, 26 mai 1934, p. 7, cité par Pierre-Marie Héron dans, « Convergences publicitaires : Salacrou, Deharme, Desnos », in Myriam Boucharenc et Laurence Guellec (dir.), Portrait de l’écrivain en publicitaire, Rennes, PUR, La Licorne, 2018.
3 Paul Deharme, « Proposition d’un art radiophonique », La Nouvelle Revue Française, n° 174, Paris, mars 1928, p. 413.
4 Pierre-Marie Héron, « Aux origines de l’art radiophonique : Paul Deharme et la voix du subconscient », in Éclats de voix, Actes du colloque de Besançon réunis par Pascal Lécroart et Frédérique-Toudoire-Surlapierre, Éditions L’improviste, 2005, p. 193-209..
5 Ibid., p. 193-209.
6 Paul Deharme, Pour un art radiophonique, Le rouge et le noir, 1930 (épuisé).
7 Ibid., p. 40.
8 Ibid., p. 41.
9 Ibid., p. 72..
10 Ibid., p. 85..
11 Même si Deharme confie, lors de l’écriture en 1930 de Pour un art radiophonique, n’avoir vu que deux films sonores : Les nouvelles vierges et Le collier de la reine.
12 Rémy Rieffel, Sociologie des médias, Ellipses, 2005, 223, p. 184.
13 Ibid., p. 19.
14 Ibid., p. 19.
15 Deharme est marqué par la prouesse de la BBC en 1930. Le public, après avoir entendu le discours du Roi en direct, a pu recevoir la retransmission trois heures plus tard.
16 Dès 1930, il commence une analyse avec le psychiatre et psychanalyste René Laforgue.
17 Pierre-Marie Héron, « Convergences publicitaires… », op. cit..
18 Ibid.
19 Pour un art radiophonique, p. 75.
20 Ibid., p. 119.
21 Cette évolution est mise en lumière par Pierre-Marie Héron, dans « Convergences publicitaires… », op. cit..
22 Pour un art radiophonique, p. 38.
23 Ibid., p. 39.
24 Pierre-Marie Héron, « Aux origines de l’art radiophonique », op. cit., pp. 193-209.
25 Pour un art radiophonique, p. 37.
26 « Veuillez entendre… Paul Deharme », entretien avec Karl Hamerlinck, Comoedia, 21 janvier 1933 in G. Robert dans Cahier d’Histoire de la Radiodiffusion, n°80, avril-juin 2004, pp. 180-189.
27 Pour un art radiophonique, note 22.

Cet article est d’abord paru dans la revue de l’Écoute n°13 (printemps 2018). Abonnez-vous par ici pour recevoir nos articles en primeur et soutenir Syntone !

1 Réaction

  • tungstene dit :

    Merveilleuse idée, dommage qu’il n’en reste que la jolie lumière palote de l’émission sur les épaules de Darwin faite par Jean Claude Ameisen et diffusée sur France Inter

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