La clé de Kaye

Les éditions Phonurgia Nova présentent La Tentation du son, un ouvrage choral (vingt-six noms au générique !) établi à partir de / autour de / et inspiré par le travail d’atelier mené par Kaye Mortley à Arles depuis 25 ans. Cette approche originale, au contenu riche et rhizomatique, est à l’image de la productrice franco-australienne dont les pièces radiophoniques, délicates et métaphoriques, ne se livrent jamais à la première écoute. Nous en avons entamé la lecture, mais nous avons surtout écouté les pièces sonores associées au livre, mises en ligne sur le site Sonosphère.

Elle le sait, Kaye Mortley, que le son est l’écho du silence. La trace d’une rupture, l’effondrement soudain d’un temps vide et sans incident, où il ne se passait rien. Cette stase originelle, les créateurs sonores ne la supportent pas. L’ankylose du sens les indispose. Ils ne tolèrent ni l’absence, ni la disparition, la déflation, le secret, l’éclipse… C’est cet état de frustration, comme une angoisse diffuse, qui entraînera les plus réactifs d’entre eux dans un état d’excitation créative. Il s’agira alors de combler, coûte que coûte, ces angles morts narratifs où le silence s’est engouffré… Combler pour combler – l’auditeur. « Le silence favorise un retour du refoulé quand le rempart du sens que fournit le bruit se dérobe en partie, il semble ronger la parole à sa source et la rendre impuissante.(…) Le silence est également associé au vide de sens et donc à la menace d’être englouti dans le néant » écrit David Le Breton dans Anthropologie du silence.

Dans la ligne de mire de nos traqueurs de béances, certaines thématiques dominent : le passé, qui souvent ne résonne plus ; les espaces perturbés des villes, où l’on ne retrouve rien ; les faits divers, qui creusent des failles absurdes dans l’ordre social ; les trajectoires personnelles, qui se perdent dans les labyrinthes de l’oubli, etc. Les créateurs sonores – ceux qui se piquent de mêler travail d’auteur et écriture documentaire – apparaîtront donc comme ceux qui tentent de répondre à des questions que personne ne leur pose. Ou poser des questions dont personne ne connait la réponse.

(cc) cercamon - flickr

Dans les cryptoportiques d’Arles (cc) cercamon – flickr

« Connaissez-vous les cryptoportiques ? » demandent-ils aux passants dans Sis dessus, ci-dessous (1989), une des pièces tirées des ateliers de Kaye Mortley. Les quoi ? Lors des premières minutes du documentaire, personne ne sait. Chacun semble frappé d’aphasie dans les rues d’Arles (la ville qui sonne comme « art », « Farabet » et « ourle »). Pour se mettre en quête d’un objet invisible et souvent indéfinissable, il faudra donc rester en mouvement perpétuel, sensible aux appels d’air générés par le vide. De ces campagnes contre l’ordre établi, de ces enquêtes en zigzag et fleur au micro, les arrières petits-neveux de Yann Paranthoën rencontrent… surtout des résistances. Au fond des culs-de-sac de leurs errances, il y a des accidents, des frottements, des flops et des pops. Ce sont de ces chocs que jaillit le son.

Une bonne part des objets sonores issus des ateliers de Kaye Mortley sont usinés sur ce moule – fragile. Dans Sis dessus, ci-dessous, un essai d’archéologie sonore, on tente d’excaver de l’oubli et de la méconnaissance les cryptotrucs : des souterrains, c’est-à-dire des cavités invisibles que l’auditeur percevra sur le tard comme un espace fantasmatique. Avec l’objectif d’en faire vibrer les parois, pour qu’elles sonnent. Dans Faites venir le piano (2006), diverses voix témoignent de leur confusion, perte de repères, imprécision temporelle et géographique. L’une d’elles cherche « un lieu qui a un son particulier », « un angle de bâtiment en forme de coquille » – d’oreille ? Une autre confesse chercher « autre chose ailleurs » – mais quoi ? et où ? Ici aussi les demandes sont floues, les informations fantomatiques. À peine voilé, le but du documentaire semble être le déplacement, la quête elle-même et non son objet. Dans Liberté lumière (2005), on part à la recherche de « la dame aux chiens », improbable vestale défiant les normes de la vie collective. L’essentiel est là : dans cette balade sur les rives d’une vie libre. Entendre la dame en bout de quai est juste un bonus. Dans La bergère (2006), les auteurs tentent de recomposer la mémoire d’un quartier. L’entreprise s’avère parcellaire et pointilliste, forcément incomplète. Mais de ces décalages, de ce bousculement des taiseux et des souvenirs dégonflés, le son a jailli. « Je cherche le clocher » entend-on dans Il y a quelque chose qui cloche (2003). C’est bien cela, l’idée de Kaye Mortley : imaginer une machine à son, un générateur d’ondes planqué quelque part dans le réel, et passer son temps à le chercher, en espérant ne jamais le trouver. Une façon de « dire l’indicible », en « tissant des écheveaux de sons, façonnant des marqueteries de mots, pour créer des univers où plonger jusqu’à s’y perdre », écrit-elle en préambule de la Tentation du Son. Tout est dit, mais tout est à écouter.

Kaye Mortley présentera et signera La Tentation du son à la librairie L’Arbre à Lettres à Paris le vendredi 6 décembre à 17h. Ce sera le coup d’envoi du week-end Phonurgia Nova qui, cette année, prendra l’allure d’un véritable festival doublé d’un marathon d’écoute. La compétition pour le Prix Phonurgia Nova et le Prix Pierre Schaeffer se tiendra à la Gaîté lyrique à partir du samedi 7 décembre à partir de 14h. Comme en 2012, Syntone fera partie du jury. Une rencontre-dédicace sur le thème « Pourquoi écrivent-ils, aujourd’hui, sur le son, l’écoute, la radio ? » est même programmée, avec du beau monde, le dimanche 8 à 16h30. Au plaisir de vous y rencontrer !

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