Claudia Wegener est une artiste d’origine allemande, basée à Londres, qui vit et travaille régulièrement depuis 10 ans en Afrique australe. Son nom d’artiste, radio continental drift, elle l’a trouvé par l’intermédiaire de son homonyme, Alfred Wegener, qui au début du XXe siècle a théorisé la dérive des continents. Tout le travail de Claudia Wegener trouve son inspiration dans cette vision de l’unicité culturelle originelle de l’espèce humaine. Entretien.
Ce qu’on appelle le « village global » du XXIe siècle s’écrit à l’opposé de cette vision. 80% du contenu en ligne émane des États-Unis, moins de 10% provient d’Afrique.
L’Histoire s’écrit à travers une hiérarchie et du point de vue de ceux qui en possèdent les moyens. Si nous tendons l’oreille par-delà nos frontières, nous en sommes presque déjà à une culture globale homogénéisée, dictée par les lois capitalistes de l’information.
Très peu de données concernent l’Afrique et la plupart de ce qui existe n’est pas fournie ou produite par des Africain·e·s. C’est une perte immense de ressources et de connaissances humaines pour la société mondiale.
J’aime me présenter comme une « auditrice migrante ». L’art de l’écoute et des histoires est mon foyer, et ce foyer est en fait un voyage. Ce voyage m’a conduit à quitter le monde académique et ses langages de spécialistes pour la rue, et depuis 10 ans de plus en plus hors des villes européennes. La rue, et les gens, et en particulier les femmes du Sud de l’Afrique. Avec des outils de « slow broadcast » dans mon sac, radio continental drift se déplace entre l’Europe et l’Afrique, entre des projets hyper-locaux et les espaces infinis d’Internet.
Pouvez-vous expliquer la nature de vos interventions en tant que radio continental drift ?
Le « storytelling », l’art de raconter des histoires, est une chose très commune en Afrique, jusque dans la conversation quotidienne. Pour que cette ressource orale vive auprès des jeunes générations, elle a besoin d’être connectée dans des formes adaptées à la technologie de communication contemporaine. Pour l’instant, l’archivage et la diffusion de contenus de type radiophonique ou audiovisuel est encore en friche sur le continent africain. Le facteur crucial à considérer est que, pour les cultures profondément orales, « l’archivage » se produit traditionnellement à l’occasion d’un événement : ce sont pendant des cérémonies rituelles, des récitals religieux, des représentations théâtrales que, si l’on peut dire, l’archive entière d’une communauté ou d’un peuple se trouve collectivement racontée et rejouée.
Le projet de radio continental drift est d’amplifier les voix que l’on n’entend pas. Cela fonctionne comme un module de formation, capable d’installer un studio partout où l’on a besoin d’outils et de compétences liées à l’écoute. En collaboration avec des communautés locales, des artistes et des activistes, radio continental drift organise des projets collectifs basés sur le développement de compétences en technique d’histoire orale, et dans l’usage créatif de l’audio et des nouvelles technologies d’information et de communication.
Chaque étape produit une trace audio/radio, une archive sonore collective à écouter, à utiliser et qui invite à répondre. Les enregistrements sont rassemblés sur archive.org, diffusés selon les licences Creative Commons, et mis en circulation à travers des sites libres – c’est aussi ce que j’appelle « slow broadcast » – comme la plateforme participative Radio Aporee.
radio continental drift est une représentation toujours renouvelée de ces questions : Quel type de production sonore pouvons-nous réaliser avec le minimum technique à portée de main ? Qu’est-ce que nous pouvons faire, ensemble, ici et maintenant, pour placer nos conversations, nos préoccupations et nos luttes sur la « carte du monde global »… et pour commencer à nous connecter avec d’autres artistes, femmes, activistes dans d’autres endroits du monde ?
Comment l’art sonore est-il reçu dans les régions où vous travaillez ? Et quels sont les avantages et les inconvénients d’être une femme artiste, européenne, en Afrique ?
Sur l’art sonore, je peux vous répondre ceci : en Europe, est-ce qu’il est si répandu d’écouter son environnement sonore urbain ou naturel ? Lorsque je me présente en tant qu’artiste sonore et radiophonique dans ma petite ville de province en Allemagne, je dois expliquer et décrire ce que je veux dire. Oui, c’est plus facile de rencontrer des artistes dans de grands centres urbains en Europe et en Afrique, mais pour mes projets, je préfère aller dans des régions où je peux prendre tout le temps de développer un travail collaboratif.
Lors de mon premier séjour à Johannesburg en 2005-2006, j’ai ressenti, et décidé, qu’il était temps que je change de perspective. Je me suis rendu compte que mon éducation et ma culture européennes avaient exclu tout un pan de réalités qu’il fallait que j’intègre de façon urgente à ma pratique artistique qui prenait corps au sein du soi-disant « village global ».
Depuis lors, « Afrique » et « Radio » sont devenus le Nord de ma boussole. À chaque fois que je m’installe pour un temps sur le continent – en Afrique du Sud, Kenya, Ouganda, Zambie ou Zimbabwe – c’est d’abord avec les artistes et les activistes culturels que je me connecte. Nous arrivons à parler sur ce niveau-là. Je peux trouver des synergies avec des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poètes, des écrivains, des journalistes, des gens de radio, des chercheurs, des documentalistes, des cinéastes, des historiens de l’oralité et beaucoup d’autres. Je connais, au moins de nom, une poignée d’artistes sonores sur le continent. Tous sont des hommes.
Pouvez-vous nous parler de votre plus récent projet, The Women sing at both sides of the Zambezi ?
En 2012, j’ai voyagé autour du Zambèze avec l’idée de travailler avec des femmes. Il en a résulté plus de 70 interviews de femmes de Zambie et du Zimbabwe, qui comme moi officient dans les arts, la culture, les médias. Elles parlent de leur place de femme dans leurs sociétés. Je leur demande quels sont les défis, les soutiens et les succès qu’elles rencontrent, je les interroge sur leur art ou leur expression, et à propos de leurs mères et de leurs filles. Le premier aspect de ce projet est donc la réunion de ces entretiens en une archive à partager et faire circuler.
Avec la cinéaste zimbabwéenne Priscilla Sithole, nous avons travaillé à la formation de femmes aux techniques créatives des médias. Nous avons écrit un programme entier qui demande encore à se concrétiser, ainsi que de multiples projets dont notre récent appel à remix de cette archive du Zambèze qui a notamment été présentée à l’événement Sound::Gender::Feminism::Activism en octobre 2014 à Londres. L’appel vous invite à réaliser un mix entre vos propres sons et un enregistrement d’une des femmes de Zambie ou du Zimbabwe, afin d’en proposer une réponse et d’entrer en correspondance avec et par une composition sonore. Pour votre mix, vous pouvez également utiliser les enregistrements compilés sur la carte All Africa Soundmap de Radio Aporee.
Je vous invite chaleureusement à participer, à écouter ces femmes et, si cela vous inspire, à leur répondre à travers un remix personnel.
Des premiers remix ont déjà été mis en ligne tandis que l’échéance pour participer au projet a été étendue au 19 janvier 2015.