Dans une création de 2014, Laurence Vielle, Bertrand Binet et Eric D’Agostino nous entraînent au fil d’un voyage rythmique et lancinant, au travers d’existences paradoxales, brisées ou en reconstruction. Qu’est-ce qui te fait vivre ?, conçue à partir des réponses de patient·es de l’hôpital psychiatrique de la Chartreuse de Dijon, est une traversée à la fois sombre et lumineuse des vertiges de l’âme humaine, autour des thèmes de la folie et de la raison, de l’exclusion et de l’amour, passée aux prismes du rock et de la poésie.
« Tu sais, on imagine toujours qu’un océan sépare la folie de la santé mentale, mais ce sont plutôt des îles voisines. » Gayle Forman, Les cœurs fêlés.
Un radeau, une nef
À la Chartreuse de Dijon, la cafétéria de l’hôpital psychiatrique est « comme un minuscule radeau au milieu du grand parc entouré de pavillons ». Radeau de la méduse, « nef des fous », la cafet’, c’est ce lieu où la rencontre peut encore se produire, et la parole et les rires circuler, fuser, malgré la révolte, malgré la souffrance, malgré la folie traversée de lucidité ou la lucidité que n’a pas détruit la folie, en dépit des médicaments et des traitements qui altèrent les corps et les âmes.
Un lieu d’attache, un lieu d’amarre, associé aux sons rassurants de la vaisselle, du brouhaha des voix, un lieu de confidence, où l’on peut chanter, jouer de la musique et où le son de la guitare répare des électrochocs. Un lieu où des questions se posent : t’es qui toi ? t’as une voiture ? t’as un travail ? tu te lèves à 7h30 ? qu’est-ce qui te fait vivre ?
La voix multiple et protéiforme d’une femme-orchestre : Laurence Vielle
C’est par une incantation répétitive prononcée en chuchotant, sur le ton d’une confidence ou d’une prière, que Laurence Vielle nous invite à embrasser l’existence des patient·es de l’hôpital psychiatrique, dont elle endosse les maux et les mots, au propre comme au figuré. Je suis cet homme, je suis cette femme, ne cesse-t-elle de murmurer, avant de se métamorphoser au fil de la création en chacun·e d’entre elles/eux : Je suis elle et je suis lui et je suis elle et je suis lui, ne cesse-t-elle de répéter : celle qui n’a plus d’espoir, celui qui questionne toujours à l’infini…
La voix de Laurence Vielle est le premier instrument de cette création, au service de la sincérité des un·es et des autres : légère ou incisive, vieille ou enfantine, homme ou femme, elle incarne une forme d’énergie multiple et infinie, cette énergie vitale protéiforme, capable de se reformer, comme l’eau, en mille chemins, et de ressurgir à l’air libre, après avoir sommeillé dans les roches d’une cavité oubliée.
Une forme de folie aussi, celle de la comédienne-poète, femme-serpent ou chamane, sorcière et sirène, choisissant de se laisser habiter par la voix et l’esprit de celles et ceux qu’elle incarne, transposant et rythmant les témoignages recueillis en pièces poétiques et musicales d’un ensemble très structuré par la générosité de son interprétation, de son empathie et de son humour. Laurence Vielle est celle qui se décuple, et se laisse traverser de voix et d’existences à l’infini.
Chanter, musicaliser, rythmer les histoires
Le traitement sonore met en avant cette faculté d’hydridation et de débordement, par des jeux d’échos et le traitement stéréophonique de la voix. Comme pour cette patiente qui témoigne qu’elle est hantée, depuis l’âge de 7 ans, par le fantôme d’une vieille femme âgée de plus de 1000 ans, qui jamais ne la laisse en paix. Le chant seul lui permet de se libérer, de raconter son histoire… Elle use du xylophone pour permettre aux mots de sortir, de quitter ce corps qu’ils empoisonnent en en restant prisonniers.
À chaque histoire sa musique, sa mise en sons, son rythme propre… Le pouvoir libérateur, le réconfort de la musique sont au cœur de la création. Ainsi ce personnage persuadé d’avoir composé avant Jacques Brel ou Michel Sardou leurs plus célèbres mélodies. Par la musique et le rythme, les effets sonores et les décalages, le musicien Bertrand Binet aux guitares, au chant et Éric D’Agostino à la réalisation, permettent de mettre en forme ces histoires, de les adoucir, de les aérer afin qu’elles puissent être dites et transmises. L’énergie du rock, sa vitalité, sa souplesse, sa nature populaire, jouent un rôle important dans la trame du récit, reliant entre eux les témoignages, soulignant avec justesse les différents parcours existentiels des patient·es, la violence ou la douceur de leurs pensées.
Dans les dernières minutes de la création, une patiente interprète en entier Quand on n’a que l’amour de Brel. Un moment brut et poignant, révélant l’aspiration profonde de cœurs fêlés.
Qu’est-ce qui te fait vivre ? (2014), une création radiophonique issue du spectacle René, qu’est-ce qui te fait vivre ? de Laurence Vielle, Bertrand Binet et Eva Grüber (plasticienne). Réalisation : Eric D’Agostino. Montage et mixage : Pierre Devalet. Première diffusion : RTBF La première, émission Par ouï-dire, le 5 janvier 2015.
- Lire aussi : « Le personnage de mes histoires, c’est la langue » (septembre 2016), un entretien avec Laurence Vielle, autour de son rapport à l’écoute et au son, et de son rôle de « poétesse nationale » de Belgique.