« Que sont-ils devenus ? » : Une ex-prof de banlieue retrouve ses élèves

Quinze ans après son Journal d’une jeune prof, Delphine Saltel retrouve quatre anciens élèves de son collège de Meaux en banlieue parisienne. Avec Que sont-ils devenus ?, une série en quatre épisodes réalisée par Arnaud Forest pour Arte Radio, la documentariste poursuit son travail sur l’école comme caisse de résonance des inégalités et interroge les limites de son pouvoir d’ascension sociale.

Été 2003. Delphine Saltel se prépare à la rentrée scolaire. Jeune professeure de français dans un collège du quartier de la Pierre-Collinet à Meaux en banlieue parisienne, elle se passionne aussi pour la radio. La chaîne franco-allemande Arte vient tout juste de lancer sa webradio encore confidentielle, dans laquelle elle signe une première série sur l’école en dix épisodes réalisée par Christophe Rault. Tout au long de l’année scolaire, Delphine Saltel s’est enregistrée au quotidien, micro ouvert pendant ses cours et dans les couloirs, dans la salle des profs ou à la récré, du conseil de classe à la réunion parents-profs. Tous les mois, son journal intime de jeune prof de banlieue est diffusé par épisodes sur Arte Radio. La forme à la première personne, très originale à l’époque en France, sera ensuite utilisée pour d’autres productions documentaires d’Arte Radio, qui développera de plus en plus cette écriture1.

Chaque épisode évoque un moment de l’année (la classe à la merle cours de tutoratla visite au musée Georges Pompidou, la traditionnelle démotivation du troisième trimestre, etc.). Au fil de son témoignage à la fois sensible et critique, elle se confie sur sa position et son expérience dans l’éducation nationale, ses interrogations sur les méthodes pédagogiques et ses doutes sur son réel pouvoir à faire changer les choses. Elle dresse le portrait d’un collège déjà bien incapable de réduire les inégalités sociales malgré l’énergie de l’équipe pédagogique. En filigrane se dessinent des trajectoires d’élèves, plombées par les difficultés socio-économiques de leurs familles et qui semblent déjà toutes tracées dans cette zone d’éducation pourtant considérée comme « prioritaire ».

Quinze ans après

2018, quinze ans après, Delphine Saltel a décidé de retrouver ses anciens élèves. Que sont-ils et que sont-elles devenu·es ? Leurs destins étaient-ils vraiment déjà joués d’avance ? Elle qui a depuis longtemps démissionné de l’éducation nationale pour faire de la radio son nouveau métier (toujours sur Arte Radio mais aussi sur France Culture) avoue n’avoir aucune nostalgie pour « ces cinq années passées en ZEP au milieu des tours et des pré-ados pas vraiment assoiffés de savoir« . Alors, elle s’interroge sur sa propre démarche : « Serait-ce par mauvaise conscience d’avoir démissionné et de les avoir laissés tomber ? ». Avec son micro, elle retourne à Meaux où vivent encore quatre de ses anciens élèves. Elle retrouve Abdelkader, passé par la case prison et vivant toujours chez sa mère, tandis qu’Assa, la grande gueule de la classe, est devenue éducatrice spécialisée et habite désormais le centre-ville de Meaux avec son mari. Ange, l’ancienne tête brûlée exclue du collège, s’est transformé en gendre idéal et travaille dans la téléphonie. Quant à Hélène, élève en difficulté suivie en tutorat par la prof-documentariste, elle est aujourd’hui une jeune mère célibataire en recherche d’emploi.

Photo : Michael Petrila | CC0 Unsplash

Voix d’enfants et parcours d’adultes

Dans sa série de 2003, les élèves sont peu identifiés2 et les enregistrements au collège servent davantage à planter le décor qu’à véritablement nourrir la narration. En revanche, dans Que sont-ils devenus ?, Delphine Saltel met brillamment en scène le pouvoir d’évocation de la voix et ses enregistrements de 2003 deviennent des personnages à part entière, rappelant à la mémoire des jeunes adultes les élèves qu’ils étaient dans la classe de « Madame Saltel ». Lors des entretiens, elle leur fait écouter leurs voix d’enfants. Un point de départ pour évoquer ensemble les continuités et les changements de trajectoires du collège à aujourd’hui. Les temporalités se croisent et les rôles se superposent. À l’écoute de sa voix, Abdelkader se met à rire, « après, j’ai fait six mois de CAP et je suis parti en cacahuète. Une fois que t’es dehors, t’as besoin d’argent, tu fais n’importe quoi… » Assa a du mal à se reconnaître, « c’est juste pas moi en fait. Je pense que j’en rajoutais parce qu’il y avait la radio » lance-t-elle. Les enregistrements replongent aussi Hélène dans ses difficultés scolaires. En entendant sa voix de collégienne, les larmes et l’émotion la submergent : elle a le sentiment que rien n’a vraiment changé depuis.

Dans la tête de

Images et souvenirs reviennent aussi à l’autrice. Comme dans Journal d’une jeune prof, elle utilise la narration à la première personne et partage avec l’auditeur/trice ses réflexions avant, pendant et après les retrouvailles : l’idéal de l’école auquel elle croyait dur comme fer, le poids du déterminisme social, le déclic ou le coup de chance qui fait que l’on s’émancipe… Comme dans ses autres séries documentaires (Y’a deux écoles pour Arte Radio en 2015, qui a reçu le Prix Longueur d’ondes 2017), elle assume sa position sociale et ses préjugés. Lucide, elle n’hésite pas à évoquer « la condescendance des bourgeois blancs issus de centre ville un peu à côté de la plaque comme [elle] ». Mais cette fois-ci, la voix-je est plus assurée, à l’image du déplacement de l’ancienne professeure devenue aujourd’hui professionnelle de la radio. Quand en 2003 Delphine Saltel improvisait au micro selon les consignes d’Arte Radio, en 2018 le récit s’appuie sur des phrases courtes et une forte scénarisation des épisodes. La narration emporte habilement auditrices et auditeurs dans la tête de la documentariste. Mais sa forte présence et certaines interrogations faussement naïves ou (trop) didactiques (« Mais comment a-t-elle fait pour concilier tous ces héritages sans se perdre ?« ) provoquent parfois un sentiment de gêne pour qui ne partage pas son origine sociale assumée et/ou sa position d’ancienne professeure. Une des limites de la forme à la première personne est qu’elle laisse peu de place à d’autres points de vue que le sien.

Mais à travers leurs témoignages et cette belle proximité liée à leur passé commun, ses anciens élèves reviennent sur leur désamour de l’école et dessinent en creux les causes systémiques et polymorphes de l’échec scolaire. Au delà de l’institution, leurs récits évoquent aussi l’expérience du racisme et de la discrimination dans l’accès à l’emploi, l’importance de la religion ou l’expérience de la prison. En quatre épisodes d’une vingtaine de minutes, Delphine Saltel interroge avec eux les mécanismes de reproduction et d’ascension sociale, leurs chemins au prisme des multiples paramètres dépassant la salle de classe. Les relations se transforment entre l’ex-professeure et ses anciens élèves. Et maintenant, le micro est-il encore nécessaire pour justifier leurs rencontres ? À la fin du dernier épisode, elle rend visite à Assa qui vient d’accoucher avant de conclure cette série sensible et politique : « J’ai pas été la prof miracle (…) et c’est peut être pour ça que ça compte autant pour moi qu’il reste quelque chose de mes années passées au collège avec eux, qu’il y ait ce lien, improbable mais pas impossible, malgré nos vingt ans d’écart et nos antipodes sociologiques. J’aimerais pouvoir les suivre encore longtemps mais sans le prétexte du micro, juste pour le plaisir, la présence, le trait d’union. »

Notes :

1 À la campagne d’Emma Walter (entre 2007 et 2009) ou encore Bonne conduite de Frédérique Pressmann (entre 2007 et 2008) sont deux journaux intimes produits et diffusés par Arte Radio. En 2009, Delphine Saltel signe également Une amie de trente ans, un journal à la première personne dans lequel elle raconte sa vie d’expatriée en Afrique du Sud à son amie restée à Paris. À propos de la forme du journal intime, on peut lire sur Syntone Arte Radio : dix ans d’intimité radiophonique, par Christophe Deleu (2012).
2 Hormis le personnage d’Hélène que l’on rencontre lors d’un cours de tutorat dans l’épisode 6 de Journal d’une jeune prof, et le personnage d’Assa, fil rouge d’une autre série de Delphine Saltel, Assa, fille de la cité, Arte Radio, 2004.

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