En 1938, en mettant en scène en direct sur les ondes états-uniennes une invasion martienne, Orson Welles inventait le canular radiophonique et suscitait une panique générale. Cette phrase vous est familière. Vous l’avez entendue cent fois. Elle est fausse, et quadruplement : Orson Welles en était à peine l’auteur, ce n’était pas un canular, ce n’était pas une première et la panique fut très relative. L’épisode, avec ses approximations et même grâce à elles, pose néanmoins le mythe fondateur de la radio comme média de masse et, tout autant, comme outil de création. Quand la fiction fait l’évènement en passant pour le réel : retour, sous forme de feuilleton, sur près d’un siècle de faux-semblants radiophoniques, en nous en tenant aux pièces qui ont une visée artistique et qui questionnent les formes médiatiques, pour écarter, quoique les frontières soient parfois poreuses, ce qui relève de la propagande ou de la blague. Pour ce premier épisode : les années 1920 avec Maremoto de Gabriel Germinet et Pierre Cusy, et Broadcasting the Barricades, de Ronald Knox.
La légende autour de Welles a ceci de vrai : que le faux-semblant a signé l’acte de naissance de la création radiophonique – mais quatorze ans plus tôt, dans la vieille Europe, et sans intervention des Martiens. Deux ans à peine après la fondation de la première station privée française (Radiola, qui devient à cette époque Radio Paris), son directeur Maurice Vinot (qui écrit sous le pseudonyme de Gabriel Germinet) crée un petit scandale. Le 21 octobre 1924, lui et Pierre Cusy veulent répéter en direct sur une fréquence inutilisée la première dramatique de l’histoire de la radio, écrite par eux-mêmes à l’occasion d’un concours de littérature radiophonique organisé par le journal L’Impartial français : le récit d’un naufrage à travers le dialogue entre les opérateurs radio de bord, qui lancent en vain des appels au secours sur la TSF, alors que la tempête fait rage et que la coque craque. Mais cette avant-première de Maremoto est captée par des radioamateurs, qui s’inquiètent, écrivent et téléphonent aux pouvoirs publics, tant et si bien que le ministère de la Marine interdit à Radio Paris de diffuser la pièce comme prévu. Les auteurs, pour leur défense, évoquent les indices qu’ils y ont semé pour éviter la méprise : les transmissions navales de l’époque se faisaient en morse et non par TSF, les coordonnées annoncées par le bateau le placent en plein Sahara, un vocabulaire distinct de celui de la marine est employé (« chaloupe » au lieu de « canot » par exemple)1…
Mais l’effet de réalisme, savamment instauré, l’emporte largement. Le manuscrit de Maremoto donne diverses consignes en ce sens : « La pièce n’est pas annoncée au programme de l’émission. » – ou encore : « La conversation des deux hommes et le texte lu par le Speaker [dont l’intervention est coupée par le début de la fiction] demeureront inintelligibles durant une minute, afin de déterminer chez l’auditeur le désir de mieux percevoir »2. La première retransmission autorisée de Maremoto aura lieu… sur la BBC, où elle sera traduite et diffusée le 25 février 1925 – il faudra attendre 1937 pour que la station parisienne puisse le faire.
Paul Dermée (producteur), George Godebert (réalisateur),
extrait de l’émission du 24 juillet 1949 (Radiodiffusion Télévision Française, fonds INA) :
présentation et diffusion d’une nouvelle version de Maremoto de Gabriel Germinet et Pierre Cusy,
suivi d’un bref entretien avec Germinet.
Récompensée par L’Impartial du premier prix pour ses « qualités radiogéniques », Maremoto pose la première pierre du théâtre radiophonique : le scénario est « spécialement écrit pour la radio, il se fon[d] dans une grille, il utilis[e] les possibilités sonores de la radio, les jeux de bruit, de voix, de réel », précise la sociologue Cécile Méadel – et la radio est placée « au centre du dispositif au lieu d’être simplement utilisée comme le haut-parleur d’un évènement »3. Maremoto joue en cela des usages malléables dont l’outil radio faisait encore l’objet à l’époque : média de masse débutant, mais aussi moyen de communication en poste à poste, une pratique largement supplantée par le téléphone aujourd’hui. « La mise en onde intégrait en outre dans sa construction la manière dont les auditeurs écoutaient alors : au casque, attentifs à garder leur longueur d’ondes, surveillant sans cesse les piles4… »
La même année, Gabriel Germinet utilise de nouveau le procédé du faux-semblant dans Great Guignol, aussi connu sous le nom moins révélateur de L’inauguration du théâtre des Tuileries. Dans ce qui se présente comme un reportage sur la première d’une salle en fait imaginaire, un acteur se suicide en pleine représentation, sous les yeux du journaliste qui commente ce qui se passe. La pièce vaudra plus tard à Germinet un courrier d’auditeur : « Vous mériteriez que je vous envoie mes témoins5. » Interrogé, lors d’une émission de 1957, sur ses motivations à mettre en scène des fictions criantes de réalisme, Gabriel Germinet répond : « J’estimais que le radio-drame devait d’abord utiliser des sujets simples, pour passer de proche en proche aux complexes. Songez que nous faisions nos premiers pas à la radio, et que tous les auditeurs eux aussi étaient des débutants6. » Le canular radiophonique – pour qualifier ainsi une pièce masquant délibérément son caractère fictionnel – posait en somme les bases de l’éducation aux médias et, ce qui va de pair, de leur critique. La création radiophonique était affaire de production, mais tout autant d’écoute : il fallait forger non seulement les outils qui la fabriquaient, mais les oreilles qui l’entendaient. En 1926, Pierre Cusy et Gabriel Germinet font paraître chez l’éditeur Chiron leur ouvrage Théâtre radiophonique. Nouveau mode d’expression artistique, premier titre de référence dans le domaine.
Cette même année 1926, et plus précisément le samedi 16 janvier à 19h40, débutent sur la BBC, alors la seule station en Grande Bretagne, douze minutes7 d’un faux reportage sur une émeute imaginaire à Londres. La rubrique, préalablement négociée auprès de la direction par le responsable du studio d’Édimbourg, depuis lequel elle est émise, est dûment annoncée dans le programme radio du Times : c’est l’heure de l’émission du révérend Ronald Knox, et elle s’intitule ce jour-là Broadcasting the Barricades (« En direct des barricades »). La révolte est non seulement ponctuelle, mais prévenante : la diffusion « était introduite par un avertissement explicite indiquant qu’il s’agissait d’une œuvre d’humour et d’imagination, rendue plus vivante au moyen d’“effets sonores”. »8. Ronald Knox, prêtre catholique et esprit mordant, auteur de sermons mais aussi de parodies et de romans policiers, intervient sur l’antenne depuis 1923. « L’idée de cette satire m’est venue un soir alors que j’étais assis en train d’écouter le résultat des dernières élections. J’ai tenté de me représenter la sensation de souffle coupé qu’aurait le pays pendant une révolution, et j’ai voulu imaginer les bulletins d’information au cours d’un tel épisode de ferveur populaire. J’ai couché mes idées sur le papier et je me suis efforcé de les rendre burlesques9. »
Quelques années après la révolution bolchévique de 1917 et alors que le contexte social difficile rend crédible un soulèvement des pauvres, il met en scène l’irruption, en plein bulletin d’information, d’une révolte des sans-emploi qui finit (entre autres) par l’invasion de la BBC, la destruction de Big Ben et la pendaison en place publique du ministre de la Circulation. Que cette fonction n’existe pas, que le meneur de la fronde soit présenté comme Secrétaire du Mouvement National pour l’Abolition des Files d’Attente au Théâtre ou que la prise de la BBC soit calmée par la lecture collective d’un magazine radiophonique dans la salle d’attente donne à certain⋅e⋅s l’occasion de rire franchement, mais n’empêche pas que le reportage soit pris tout à fait au sérieux par d’autres, qui avaient raté l’avertissement initial. Des appels affolés arrivent à la radio, mais aussi aux journaux ou à l’hôtel de luxe le Savoy, censément détruit. Une femme s’évanouit, et le maire de Newcastle se voit demander par son shérif ce qu’il compte faire pour protéger sa ville. À 21h, la BBC est contrainte de faire une annonce spéciale pour s’excuser auprès de celles et ceux qui sont encore à l’écoute : « Londres n’est pas en danger. Big Ben sonne toujours. Tout va bien. » Mais la neige empêchant la parution des journaux le lendemain matin, l’inquiétude ne retombe pas avant le lundi.
Broadcasting the Barricades, quoique présentée comme fiction, joue sur les formats radiophoniques alors en vigueur pour installer l’anticipation politique : cette dernière est précédée de l’annonce des scores du dernier match de cricket et d’une nouvelle anodine, puis les révélations successives sont entrecoupées par la retransmission d’un orchestre du Savoy, qui permet de construire le suspense. La réalisation est agrémentée de bruitages en direct : explosions, cris de foule – quant à la destruction du grand hôtel, elle est rendue par celle d’une cagette à oranges et par un sac de verres jeté au sol, comme le rapportera le technicien responsable des effets sonores, JCS MacGregor, que l’antenne charge de répondre aux appels angoissés pendant que le prêtre, ignorant tout du scandale, dîne paisiblement. Car la pièce joue aussi à caricaturer le style de la jeune BBC et la parodie est si évidente pour Ronald Knox qu’il n’imagine pas qu’elle puisse tromper qui que ce soit – mais nombre d’oreilles découvrent alors le genre pour la toute première fois, ce qui ne facilite pas la distance critique. Pour moquer certaines pesanteurs censément didactiques de la radio, le prêtre donne ainsi, à six reprises, la même information deux fois de suite, la première à la forme active, la seconde au passif : « La foule à Trafalgar Square est en train de prendre des proportions menaçantes. Des proportions menaçantes sont en train d’être prises par la foule qui s’est rassemblée à Trafalgar Square. » Ou bien il insère des digressions pédagogiques au cœur de l’action, indiquant par exemple à propos du palais de Westminster : « Le bâtiment a été construit avec de la pierre calcaire et magnésienne du Yorkshire, un matériau malheureusement susceptible d’érosion rapide. Quoiqu’il en soit, il est à l’heure actuelle en train d’être détruit au lance-grenades. »
À l’exception de la presse écossaise qui en profite pour se moquer des Anglais (« Les Écossais ont semble-t-il compris la blague sans qu’une intervention chirurgicale soit nécessaire (…) et les nombreuses demandes de renseignement émanant d’Irlande ont peut-être manifesté plus d’intérêt que d’inquiétude10. »), les journaux restent opportunément insensibles à l’humour et saisissent l’occasion, en cette époque où la radio faisait figure de concurrente émergente auprès des annonceurs, pour insister sur l’irresponsabilité de la BBC et son peu de fiabilité. Le directeur de cette dernière, John Reith, fait quant à lui ses calculs : 2307 réactions positives reçues contre 249 négatives, il a tout lieu d’être ravi du scandale, qui donne à la radio la publicité dont elle avait besoin. L’antenne décide cinq jours plus tard de mettre sur pied pour la première fois une émission canular le 1er avril. Quant à Ronald Knox, il continue à assurer quelques émissions ponctuelles, « notamment une parodie de conférence scientifique affirmant que des chercheurs avaient découvert le son que font les légumes quand ils souffrent »11.
- Feuilleton à suivre dans le Carnet de Syntone n°5 (mars 2016). Épisode 2 : La Guerre des mondes (1938). Abonnez-vous !
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Notes :
1 Cécile Méadel, « Les images sonores. Naissance du théâtre radiophonique », Techniques et culture, Maison des sciences de l’Homme (et de la Femme), 1990, 16 (juillet-décembre), pp. 135-160. 2 Cécile Méadel, « Mare-Moto, une pièce radiophonique de Pierre Cusy et Gabriel Germinet (1924) », incluant le manuscrit de la pièce, Réseaux, 1992, volume 10, n°52, pp. 75-94. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Simone Douek (productrice), Anna Szmuc (réalisatrice), « Gabriel Germinet, les Carnets radio », Surpris par la nuit, 26 janvier 2006, France Culture. 6 Paul Dermée (producteur), Paul Castan (réalisateur), « Dramaturgie des voix : Danger, Great Guignol », 20 mai 1957, Radiodiffusion française, fonds INA. 7 Onze, douze, dix-sept minutes ? Aucun enregistrement n’étant disponible, les récits varient. L’on s’en tiendra à la durée annoncée par la BBC elle-même lors d’une reconstitution de la pièce en 2005 : « The Riot That Never Was ». 8 Evelyn Waugh, The Life of the Right Reverend Ronald Knox, Little Brown, 1959. Cette citation et la suivante, traduites par moi, sont extraites de l’article de Paul Slade référencé à la note 11. 9 Evening Standard, 19 janvier 1926. 10 Weekly Scotsman, 23 janvier 1926. 11 Paul Slade, « Holy terror: The first great radio hoax », non daté. Les citations du scénario de Ronald Knox et de la presse sont issues de cet article, et traduites par moi. Les autres éléments viennent aussi de John Gosling, « Broadcasting the Barricades by Ronald Knox (BBC, 1926) », non daté, et de David Wilkes, « ‘Bolsheviks are attacking the Palace and Big Ben has been destroyed’: The fake BBC radio bulletin that terrified listeners in 1926 », Daily Mail, 12 octobre 2011.
Pour compléter cette passionnante enquête, je signale que « La Guerre des mondes » d’Orson Welles, d’après le scénario de Howard Koch, a fait l’objet d’une traduction intégrale et d’une édition livre + CD par phonurgia en 1989, laquelle fut l’occasion d’un travail de re-contextualisation approfondi auquel prirent généreusement part Carol Shapiro (alors directrice du département radio du Museum of Broadcasting de New-York) et le critique de cinéma et spécialiste de Welles, François Thomas. Cet ouvrage qui a récemment inspiré une relecture de l’oeuvre par Alexandre Planck pour France Culture est toujours disponible auprès de nos éditions. Par ailleurs, je saisi également l’occasion pour signaler que, grâce à l’implication de son fils, et au soutien de l’INA, j’ai eu le plaisir d’éditer (en 1994 ? date à vérifier) Maremoto de Gabriel Germinet dans la reconstitution qu’en fit Georges Godebert, réalisateur et collaborateur de Pierre Schaeffer à la radio publique. Cette édition de Maremoto comportait un CD de l’oeuvre et un livret, réunis en un coffret cartonné, qui faisait suite à d’autres publication du même genre (et en particulier à celle de « Reportage international d’un match de football » de Thibaudeau/Trutat, autre création remarquable). Le CD de Maremoto hélas est depuis longtemps épuisé, mais le livret qui l’accompagnait (qui avait l’objet d’un tirage plus important), comportant le scénario de l’émission, diverses illustrations et un abondant appareil critique, est, lui, toujours disponible. Il suffit de nous le demander en écrivant aux éditions phonurgia nova à Arles.
Merci Marc. J’en profite pour ajouter un lien vers le catalogue de Phonurgia Nova et les endroits où trouver les CD.
Le livret de Maremoto est de fait passionnant. Je l’ai eu trop tard pour intégrer certains éléments à cet article, mais ce n’est que partie remise : une version augmentée de cette « petite histoire des faux-semblants radiophoniques » est en préparation. Mais chut, c’est pour dans quelques mois…