En 2014, Lucas Derycke remportait, avec une œuvre néerlandophone, le prix découverte du festival francophone Monophonic à Bruxelles. La même année, son travail de fin d’études était sélectionné au prestigieux Prix Europa. Repéré par la WDR de Cologne, il vient à 25 ans de tourner sa première fiction pour la radio allemande. Voyage par-delà les frontières linguistiques dans le jeune parcours de Lucas Derycke.
Lucas Derycke découvre la radio au RITCS, l’école d’audiovisuel néerlandophone de Bruxelles, réputée pour la qualité de ses enseignements. Sous les conseils de sa professeure Martine Ketelbuters (disparue en juin 2015), il prend contact avec Gregory Whitehead [lire sur Syntone Qui est vraiment Gregory Whitehead ?, janvier 2014], l’une des figures majeures de l’art radiophonique, dans le but de réaliser des enregistrements en commun. L’artiste états-unien l’invite chez lui dans le Massachusetts où Lucas passera une dizaine de jours à échanger, enregistrer et découvrir des facettes plus méconnues du travail de Whitehead, comme sa pratique de la radio humoristique et des faux documentaires.
Cette rencontre laisse des traces puisque Lucas se met à co-réaliser des « mockumentaries » (ou « documenteurs ») pour la radio publique flamande dont Syntone s’est fait récemment l’écho. « Mais tu ne peux pas vivre de la radio ici » précise-t-il. « Pour les mockumentaries qu’on réalise chaque mois, on est payé un jour, alors qu’en réalité on y consacre deux, trois fois plus de temps. Et si tu ne prends pas ce temps, c’est très mauvais ». Du reste, le paysage de la création côté néerlandophone de la Belgique, c’est avant tout la quasi absence d’espaces de diffusion. « Parfois, on entend quelque chose sur Klara [la radio publique la plus culturelle, NDLR], mais c’est toujours lié à la musique ou à l’histoire. » Il faut alors s’orienter vers les Pays-Bas où, sur la radio publique NPO, l’émission Radio Doc programme chaque dimanche un documentaire long (60 minutes) et un court (15 minutes).
« En Allemagne ou en France, on peut développer une radio de “niche”, qui intéresse un public particulier. En Flandres ou aux Pays-Bas, non, parce qu’il n’y a pas assez de population ». Où puise-t-il alors son inspiration ? « Je fais des fictions, mais j’en écoute peu. J’écoute plutôt des documentaires ». Même pour cela, et comme c’est souvent le cas dans les milieux artistiques flamands, ses oreilles se tournent vers l’Amérique : « mon podcast favori est Love+radio », des témoignages de gens « ordinaires » sur des sujets souvent tabous.
Faire de la radio au-delà des frontières
« Au début, on peut ressentir de la rage, s’énerver, se dire “mais c’est incroyable, ça n’intéresse personne, il n’y a rien !” Au final, je me suis rendu compte qu’il y a avait d’autres options, à l’international, celles de travailler pour l’Allemagne ou l’Angleterre. C’est plus difficile, mais c’est possible ». Une possibilité qui s’est ouverte à lui grâce à ses productions estudiantines qui ont fait mouche : Waar is de sneeuw van weleer ?, un documentaire salué par les belges francophones au festival Monophonic et Twee benen en ondankbaar, une fiction sélectionnée au Prix Europa en 2014.
Waar is de sneeuw van weleer ? [Où est la neige d’antan ?] évoque la déperdition de la mémoire avec le temps. Les séquences s’enchainent à travers une écriture parcellaire où le sujet est évoqué par tous les personnages sans être précisément nommé. Une forme qui rejoint le fond puisqu’elle touche au magma de nos souvenirs, à leurs interpénétrations.
Le style de Lucas Derycke s’affirme avec Twee benen en ondankbaar [Deux jambes et ingrat]. Proposée au nom de XL Air, la radio étudiante du RITCS [à propos de cette radio, lire sur Syntone Bruxelles se prononce aussi bien Brussel, octobre 2010], cette fiction emprunte quelques codes au documentaire, comme celui du témoignage. Au cœur de l’histoire se trouve la quête de sensation forte et la recherche de l’extrême, à travers un personnage qui s’adonne notamment au vol en wingsuit. On y entend la voix intérieure du personnage, celle de sa mère qui témoigne, celle d’un psychologue, et un mélange entre création musicale et sons extraits du web.
Cap sur Cologne
Suite à l’écoute de cette pièce au Prix Europa, la direction de la fiction de la WDR (la radio publique de Cologne) commande une pièce à Lucas, qui propose l’histoire d’un jeune homme sans travail. On suit son parcours au sein d’une sorte de Pôle Emploi où il doit participer à une série d’exercices ridicules, censés développer sa motivation. Il trouve enfin un boulot en tant que « screener », contrôleur du web, chargé de vérifier le contenu de vidéos. On découvre cette entreprise plongée dans des histoires et des sons en provenance d’Internet qui, étonnamment, ancrent le récit dans le réel, par cette habitude que nous avons d’entendre le son technologique, le son de YouTube, le son du clavier.
Si le réalisateur ne parle pas allemand, il le comprend et donne ses consignes en anglais. À la WDR, les comédien·ne·s apprennent leur texte par cœur, le tournage s’étend sur cinq jours, l’équipe de tournage est composée d’un·e assistant·e (« une sorte de scripte qui vérifie que tout est fait et qu’on mange ! ») et d’un·e ingénieur·e du son. Des gens d’expérience, qui ont réalisé eux-mêmes beaucoup de pièces radiophoniques : « Dans l’équipe, tout le monde sait réaliser. Ils occupent régulièrement les différentes fonctions. Du coup, personne n’est frustré ». La WDR diffuse une pièce de fiction par jour. Un rythme conséquent qui nécessite que de nombreuses réalisations soient en chantier simultanément.
Secrets de tournage
La plupart des réalisateurs-trices « maison » de la WDR enregistrent leurs fictions dans les confortables studios aux murs et plafonds amovibles et inclinables. Les « freelances » comme Lucas, eux, tournent plus régulièrement à l’extérieur. Celui-ci justifie ce choix : « Travailler hors studio permet d’enregistrer des erreurs. Si tu tournes dans un appartement par exemple, il y a des choses incontrôlables qui peuvent se produire, une irruption du réel, et cela donne du caractère à la création. Par exemple, pour l’enregistrement d’une conversation sur Skype, nous avons préféré la faire en vrai, pour avoir ce petit décalage dans le temps qui est intéressant dans le communication. Et quand nous étions en train d’enregistrer, la connexion Internet a connu des problèmes, la conversation est devenue hachée. Les comédiens ont continué à jouer le jeu et le résultat est vraiment cool. Cela aurait été impossible d’obtenir exactement le même résultat avec un effet ».
Ce n’est pas seulement pour le son que Lucas privilégie la situation réelle, c’est aussi pour le jeu : « C’est plus facile de faire dans un lit une scène qui se déroule dans un lit ! » Lucas emploie une technique particulière pour la direction d’acteur : « On commence à enregistrer une minute avant le début de la scène et on continue une minute après la fin. Autrement, on sent la coupe dans le texte. Les premiers mots sont trop bien, trop clairs. S’ils ont parlé une minute avant, ça sonne différemment ». Dans le même esprit, pour d’autres scènes, il décide après le tournage des moments de coupe, pour garder cette fraîcheur de la parole captée dans l’instant.
Le montage, Lucas le fait chez lui. « Parfois je fais le choix de salir le son, de le rendre moins lisse, moins propre ». D’après Lucas, la qualité des micros avec lesquels il est amené à travailler avec la WDR révèle que nous sommes dans une fiction. Pour rendre les choses plus « vraisemblables », il cherche donc artificiellement à réduire cette qualité.
Intitulée Screener, la création complète de 43 minutes sera diffusée dans le courant de l’année 2016, accompagnée d’une entrevue du réalisateur afin d’atteindre le format classique des fictions de la WDR qui est de 50 minutes.
Sur d’autres routes
Alors à quand sa première réalisation en français ? Une version francophone de Screener est en prévision, mais il faudra vraisemblablement patienter jusqu’en 2017 pour l’entendre. Pour l’instant, Lucas Derycke s’apprête à partir à Calais, première étape d’un « road trip » de plusieurs mois, avec Hadewijch Vanhaverbeke, également réalisatrice, qui a déjà fait du volontariat dans la « jungle ». Bien que la situation soit particulièrement mouvante en ce moment, ils y occuperont une petite caravane pendant trois à quatre semaines et tenteront quelques enregistrements en vue d’un documentaire pour les Pays-Bas.