Qui est vraiment Gregory Whitehead ?

L’écrivain et artiste étasunien Gregory Whitehead est une des figures majeures de l’art radiophonique, encore méconnue du public francophone. Plongé dès sa jeunesse dans la musique improvisée puis le théâtre expérimental et la poésie sonore, il réalise ses premières expérimentations avec des cassettes et son intérêt pour le son devient de plus en plus grand, si bien qu’en 1987, il est à l’origine de New American Radio1 avec Helen Thorington et Regine Meyer. Co-directeur avec Douglas Khan de l’ouvrage de référence Wireless Imagination : Sound, Radio and the Avant-garde,2 Gregory Whitehead sème ses aventures acoustiques sur les ondes (BBC, France Culture,3 ABC, NPR…) depuis plus de 25 ans.

Who is Mr Whitehead?

Difficile de décrire le travail de Gregory Whitehead tant son champ d’activité est florissant.

C’est un producteur de fictions radiophoniques sous la forme de documentaires, de documentaires radiophoniques sous la forme de fictions. C’est un performeur live to air, il a créé des paysages sonores criés, des phone feedbacks, des pièces avec des voix en morceaux, provocantes, qui résonnent dans des tonalités différentes, avec des tactiques sensuelles et morbides différentes. Il joue avec la musique et le son pur et crée des reportages sur un futur imaginé, des migraines auditives catastrophiques. Après avoir dit ça, on est loin d’avoir tout dit.

Gregory Whitehead conçoit le territoire radiophonique comme une série de relations culturelles, sociales et politiques et non uniquement sonores.

Selon GW, la substance fondamentale de la radio, ce n’est pas le son (contrairement à la conception que l’on en a habituellement), mais c’est l’espace entre la transmission et l’audition.


Son univers est articulé par la philosophie et la poésie. On ne peut pas ignorer la qualité sonore particulière de son travail, son talent pour construire un univers à travers la musique, le rythme, les sons, par le montage et son empreinte vocale singulière. Pourtant, l’intensité des mots, les murmures, les incantations agissent comme des fluides mystérieux. Il semble toujours y avoir quelque chose à deviner entre le non-sens et le non-dit. Gregory Whitehead cite Marcel Duchamp parmi ses principaux inspirateurs, pour son espièglerie et son esprit subversif. Nombres de ses influences n’appartiennent d’ailleurs pas à l’univers de la radio, mais de l’art (les mouvements Dada et Fluxus, Nan Goldin), du cinéma (Chris Marker, Alexander Kluge, Peter Kubelka) et de la musique (John Coltrane, Sun Ra).

Gregory Whitehead est un imposteur !

En 1991, Gregory Whitehead arrive à Sydney pour une résidence à ABC en se présentant comme le directeur de l’Institut International de Recherches sur le Cri (International Institute for Screamscape Studies). Il met en place quelques infrastructures comme une salle de cris (screamroom) et un numéro national du cri (national screamline) avec un répondeur. Il s’invite à des talk shows et des débats au sein des universités locales pour parler de ses recherches sur la thérapie par le cri. Après quelques jours, la « screamline » est désactivée et les cris placés dans une banque de cris pour les futurs chercheurs.

Le résultat de cette imposture : Pressures of the Unspeakable (ABC, 1992),4 une pièce qui combine la participation des crieurs, ainsi que des notes et des réflexions sur le fondement du cri enregistrées lors de ses différentes interventions. Parmi les messages laissés sur la screamline ou dans la screamroom : enfants, femme au foyer frustrées, un homme diffusant des enregistrements de ses sessions avec une dominatrice… Certains se sont prêtés au jeu et d’autres se sont laissés prendre par la supercherie.

Gregory Whitehead dans le film de John Dryden, The Bone Trade

Gregory Whitehead dans le film de John Dryden, The Bone Trade

Durant les années 90, Gregory Whitehead a aussi été le fondateur de plusieurs institutions fictives : le Paul Broca5 Memorial Institute for Schizophonic Behavior et le Laboratory for Innovation and Acoustic Research (LIAR = menteur). Dans la pièce Ice Music (NPR, 1997), il présente le développement d’une nouvelle technique mise au point par le LIAR qui permet de congeler les sons.


Cette fiction n’est pas sans rappeler François Rabelais qui relatait, dans un passage du Quart-Livre, comment les bruits d’une bataille avaient été gelés par un froid très vif. Ils étaient alors restés dans l’air, présents mais inaudibles, jusqu’au printemps suivant où le dégel avait alors redonné leur force aux jurons des soldats et au vacarme des armes.6

Le LIAR refait surface dans la pièce Brain Mash (NPR, 1998) dans laquelle Gregory Whitehead incarne un chercheur qui nous dévoile une recette simple mais longue (quelques millions d’années) pour recréer un cerveau humain avec un bol de purée de pommes de terre et quelques bactéries.

Gregory Whitehead est un écorché

La fascination de Gregory Whitehead pour le lien entre l’art et la science (Body, Mind, Soul – BBC4, 1998 ; Bone Trade BBC4, 1998) se traduit par des allers-retours constants entre humour et peur, calme et violence, vie et mort. Une sorte de cabinet de curiosités sonores qui fait écho à son histoire personnelle. À 16 ans, il fut victime d’un grave accident de voiture. Hospitalisé avec un homme qui souffrait d’une tumeur cérébrale, il restera hanté par les cris, les incohérences verbales et les délires de celui-ci. Gregory Whitehead dira lui-même que, pendant ses moments de lucidité, cet homme avait un incroyable sens de l’humour malgré ces circonstances tragiques. Cette fine frontière entre le rire et l’agonie façonnera alors son travail.

Lors de ce violent accident, 40% du liquide cérébral de Gregory Whitehead lui est sorti par le nez, son cerveau fut transpercé par un morceau d’os et un passager fut décapité.

Sous le choc, il a tenté de sortir cette personne sans tête de la voiture en flamme. À la suite de ça, ses capacités cognitives ont été altérées. Il se sentait quelqu’un de nouveau en termes de conscience et de subjectivité. Les blessures, les traumatismes, les troubles du langage et la décapitation sont aussi des thèmes ancrés dans l’esthétique particulière de l’œuvre de Gregory Whitehead.

Gregory Whitehead est un shaman

Pour lui, la radio a deux visages : « Radio Thanatos, qui vibre avec la mort, » lorsque la radio est employée pour contrôler les populations, et « Radio Éros », qui use de tactiques d’attirance et d’illusion.7 Allen S. Weiss décrit l’esthétique de Gregory Whitehead comme « un espace de corps fracturés et de voix enrouées, une scène qui vibre d’anxiété, l’anxiété de la disparition, de la dissolution en une anatomie morbide ou même la peur d’être enterré vivant ».8 Mais c’est une obscurité cathartique car elle met en relation la voix intérieure et les bruissements du monde. Cette mystification des ondes radiophoniques comme lien entre la vie et la mort fait écho au « Bardo » évoqué par Antonin Artaud dans Aliénation et Magie Noire : le Bardo, cet état de conscience intermédiaire entre la mort et la renaissance décrit dans le Livre des morts tibétain. Le Bardo, ou la mort comme un éternel recommencement (In the End – Silence Radio, 2012)


Extrait du script de Shake, Rattle, Roll © Gregory Whitehead

Extrait du script de Shake, Rattle, Roll © Gregory Whitehead. Cliquez pour agrandir et télécharger.

The thing about bugs (NAR, Prix Italia 1994), réalisé avec Christof Migone, est un paysage sonore infesté d’insectes dévorant des corps. Lovely ways to burn (NAR, 1991) est un docu-fiction qui traite des aspects contradictoires du désir et de la répulsion que l’on éprouve face au feu. Une ballade mi-contée, mi-chantée.

Shake, Rattle, Roll (NAR, Prix BBC Futura 1993) est une des pièces maîtresses de l’œuvre de Gregory Whitehead, qu’il qualifie lui-même de manifeste radiophonique. Shake Rattle Roll est un voyage au cœur du dead air,9 une grand’messe durant laquelle on se laisse transporter sur le souffle suffoquant de Gregory Whitehead dans un espace érotico-cauchemardesque complaisant. Cette pièce propose une expérience d’écoute qui est à chaque fois nouvelle.

On étouffe, so the more dead the transmission, the more alive the sensation, on rit, on se racle la gorge, golden throats cut with a scalpel, on respire (on renifle), on se gratte et on ne sent plus rien, one world, made whole, brought together, all languages, all races, all cultures, on suffoque, on entre en communion, If I promise to shake and to rattle and roll won’t you bring my body to me, on souffle.

Gregory Whitehead est un prophète

Gregory Whitehead s’est donné la mission d’améliorer la condition de l’art radiophonique. Aux États-Unis, les ondes sont envahies par les radios commerciales. « Les radios commerciales prétendent vous apporter le monde dans vos oreilles. Ce qui mène à une hideuse désillusion dans laquelle les oreilles se mettent à saigner et dans ce sang se mélangent les corps, les voix, les thèmes et les idées qui se transforment en un grand brouillard au sein duquel les émotions ne sont réduites qu’à une fausse image de la réalité. »10

Il essaie donc de conquérir du terrain et soigner cette hémorragie avec une idée simple, « the one percent solution. » Il souhaiterait qu’un pour cent du total des revenus des radios publiques serve à financer un programme de résidences pour des artistes sonores au sein des radios à travers le pays. Les artistes auraient la mission de faire des propositions à contre-courant et d’ajouter des moments de surprise, de mystère et même de raffut dans la programmation. Son idée est ainsi de créer une énergie dynamique entre la marge et le mainstream afin de décloisonner les différents acteurs de ce medium. Une idée brillante dont on pourrait tirer de grands bénéfices pour l’art radiophonique et qui ne coûterait presque rien.

Voici entre autres sa quête pour les années à venir. Cependant, Gregory Whitehead m’a confié qu’il pourrait tout aussi bien disparaître pour, à l’image de son maître Marcel Duchamp avec les échecs, se consacrer à un jeu encore plus complexe, le Weiqi. Mais pour nos oreilles, ce serait une bien triste fin à l’histoire, car le talent de Mr Whitehead à nous raconter des histoires n’a d’égal que son altruisme.

Gregory Whitehead (cc) Rich Orris - flickr

Gregory Whitehead (cc) Rich Orris – flickr

Pour aller plus loin…

Notes :

1 Entre 1987 et 1998, New American Radio (NAR) a commissionné et distribué plus de 300 pièces radiophoniques sur leur plateforme d’écoute (fictions, documentaires, explorations sonores, soundscapes…)
2 Gregory Whitehead, Douglas Khan – Wireless Imagination : Sound, Radio and the Avant-garde, MIT Press, 1994.
3 L’Indomptable (1996) dont l’auteur principal est Allan S. Weiss est l’unique collaboration de Gregory Whitehead avec Radio France dans le cadre de l’Atelier de Création Radiophonique.
4 L’œuvre sonore de Gregory Whitehead est disponible en quasi intégralité sur UbuWeb. Les liens que nous insérons sur chaque titre renvoient directement aux fichiers mp3 hébergés par UbuWeb.
5 Paul Broca (1824–1880) est un médecin, neurologue français. Il est à l’origine des premières descriptions de l’aire cérébrale de la parole. Son nom est resté attaché à celui d’une forme d’aphasie.
6 En 1952, Pierre Schaeffer et Alain Trutat ont fait de ce passage du Quart-Livre de Rabelais une adaptation radiophonique sous le nom de Paroles Gelées.
7 « The voice of authority is part of what I call ‘radio Thanatos’, the side of radio that vibrates with death, as weapons or as control over communities. Then there is ‘radio Eros’, a radio of play, and attraction, a radio of productive illusion, a radio that brings ears together into some kind of fresh network. » Gregory Whitehead cité par DJ/rupture sur son blog Negrophonic.
8 Blank on Blank (pdf), une conversation entre Allen S. Weiss et Gregory Whitehead – UbuWeb
9 Le terme de « dead air » qualifie un silence en radio (par opposition à « being on air »). Ce terme est parfois utilisé dans le cas d’un accident sonore ou d’un arrêt brusque de la diffusion.
10 Drone Tones and other Radiobodies, Gregory Gangemi and Jason Quarles in conversation with Gregory Whitehead – UbuWeb, 2003.

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