Le documentaire en Italie : une sorte de clandestin ~ 3 questions à Lorenzo Pavolini

Lorenzo Pavolini : auteur, producteur, écrivain, curateur, agitateur culturel… Une vie tracée par les mots et l’écriture, par la voix, l’écoute et la radio. La littérature a été son point de départ, sa formation. Il a fait partie de la rédaction de Nuovi Argomenti, la revue de Moravia et Pasolini, lieu de rencontre de plusieurs générations d’écrivains italiens de l’après-guerre à aujourd’hui. En 1998, il a initié Centolire, une émission de Rai Radio 3 consacrée aux documentaires radiophoniques. Dans ce contexte, il invita des écrivains, des documentaristes, des cinéastes, des poètes à se confronter à l’écriture radiophonique. En cinq ans, l’émission a donné vie à plus de 780 documentaires, formant un portrait collectif du pays par les oreilles de plus d’une centaine d’auteur·e·s. En 2014, il publie le livre Si sente in fondo? (« Vous entendez, tout au fond ? ») et il vient de présenter une expérience d’écoute radiophonique in situ : Camera con vista (« chambre avec vue »). Rencontre avec Lorenzo Pavolini et réflexion autour du documentaire radiophonique en Italie aujourd’hui.

Dans Camera con vista, projet que tu as conçu avec Graziano Graziani en mai 2014 pendant le festival du film documentaire de Bellaria en Italie, j’ai retrouvé un désir d’amener la radio hors du studio. Quelles sont les intentions du projet et comment les avez-vous articulées ?

Lorenzo Pavolini © Serafino Amato

Lorenzo Pavolini © Serafino Amato

Le rapport de tension avec le monde extérieur est un élément constitutif de la radio. Les émissions sont souvent écoutées dans des espaces qui entretiennent des relations très variées et complexes avec le dehors, comme les voitures, les toilettes, les cuisines, ou encore l’écoute au casque lorsqu’on déambule à travers un paysage. On travaille sur cette relation au moment de faire de la radio, on réfléchit sur les situations d’écoute. Auparavant, la radio avait le rôle du foyer au centre de la famille, mais aujourd’hui on a de plus en plus de problèmes à renouveler des situations d’écoute partagées. Les cinémas et les théâtres offrent des solutions de ce genre, mais quand on fait l’expérience d’écouter une œuvre créée pour la radio dans une salle obscure, il devient évident que les sons demandent une installation spécifique.

Il y a quelques années, le Festival de Mantoue m’a chargé de mettre à disposition de son public une sélection de pièces radiophoniques réalisées par de grands écrivains du passé : Dylan Thomas, Beckett, Savinio, Eco… Au début, ils pensaient à des écoutes au casque, puis on a eu la chance de visiter un hôtel qui allait fermer. Les chambres donnaient sur une petite place centrale, Piazza Erbe. Il semblait attendre des hôtes acousmatiques ! On a même trouvé un bon titre : Radiodramma Hotel.

Cette année, Camera con vista à Bellaria a été un développement de ce projet-là : on voit la mer, assis au pied du lit, on écoute avant de sortir, on reste pris au piège. Pour la sélection, nous avons proposé ceux que l’on considérait parmi les meilleures artistes radiophoniques en Italie : deux œuvres et deux chambres par artiste. Étant donné que la catégorie « radio artiste » n’est pas très définie, on a rassemblé huit auteur·e·s (parmi lesquels Alessandro Bosetti, Riccardo Fazi, Daria Corrias, Renato Rinald, Ornella Bellucci et toi Anna Raimondo) qui travaillent à partir du son du réel et réalisent des pièces sonores selon différentes approches : narratives, journalistiques, documentaires, théâtrales, musicales.

La position « face à la mer » nous a rapidement convaincus de choisir des travaux à « sujet liquide », des histoires de fleuves, de traversées, de naufrages. On rencontre souvent une puissante correspondance entre la structure de la narration sonore, caractérisée par sa forte fluidité, et les ambiances aquatiques.

Si sente in fondo? est ton dernier livre, un parcours dans lequel le local résonne avec le global – de ton expérience à Radio 3 Rai jusque dans les rues de Bosnie, du Kenya ou de l’Inde. Dans ce travail, avec une écriture que toi-même définis « documentariste », tu traverses l’universalité du langage radiophonique comme possible moyen relationnel, la résistance inhérente qui existe dans la voix et dans l’écoute, les potentialités du documentaire radiophonique et de la fiction radiophonique. Notamment, tu évoques l’idée du silence comme condition d’écoute ou encore – comme le dirait Salomé Voegelin – le silence comme « le début de l’écoute ». Quelle est la relation entre le silence et la question que tu proposes dans le titre Si sente in fondo? (« Vous entendez, au fond ? »)

Le titre évoque le souci typique de quiconque parle en public : être entendu par la communauté. Donc, en ce sens, le silence est la condition de l’extrême attention, nécessaire quand on veut transmettre un enseignement ou une émotion complexe. L’expérience commune nous dit combien des voix ou des bruits très faibles ont la capacité de se faire entendre parce qu’ils portent une émotion originelle, que le silence les entoure ou pas. J’ai collecté beaucoup d’exemples dans ce livre. Ils forment dans ma tête la métaphore d’un medium comme la radio, qui demeure le plus pertinent lorsqu’il s’agit de raisonner, de dialoguer et de communiquer la complexité humaine.

Dans le livre, ressort aussi ta grande connaissance du panorama du documentaire radiophonique en Italie. Comment retracerais-tu ce qui s’est passé à Centolire, que tu as dirigé de 1998 à 2003 ? Quels sont les espaces de diffusion et de production du documentaire radiophonique en Italie maintenant ?

Aujourd’hui, c’est devenu très facile de réaliser un documentaire audio, mais en Italie les émissions et les espaces de diffusion sont de plus en plus réduits. En plus de Tre soldi, qui est l’héritier de l’expérience de Centolire sur Radio 3 Rai, il y a quelques programmations de documentaires sur Radio Popolare et sur Radio 24, mais pas grand chose. La Rai investit de moins en moins dans la production de documentaires. Je crois que ça vient du malentendu que le documentaire serait une catégorie du journalisme d’enquête. On croit qu’une série d’entretiens fait un documentaire.

En Italie, même en ce qui concerne le cinéma, ce malentendu est désespérant. Notre meilleur cinéma vient du documentaire ou bien d’un rapport très étroit avec la narration de la réalité (Matteo Garrone, Alice Rorwacher, Gianfranco Rosi, Giovanni Piperno, Pietro Marcello, Edoardo Winspeare, Alessandro Piva, Alessandro Rossetto ont réalisé aussi des documentaires audio), mais la production de film documentaire a toujours du mal et tout cela est aujourd’hui pratiquement clandestin.

Extrait de Ninnananna di Natale, documentaire musical de Lorenzo Pavolini, Prix Urti 2003. 100 minutes de récits, entretiens et musiques pour raconter la naissance et le premier concert de « Piazza Vittorio », un orchestre assez spécial qui tire son nom du lieu où il a été fondé. La Piazza Vittorio, à Rome, est un carrefour de cultures, la place où les différentes communautés de migrants se croisent. Ce documentaire tisse les relations et les transformations qui peuvent naître de la rencontre entre traditions éloignées.

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