De Berthe Quain, on connaît généralement — quand on la connaît — deux œuvres : le documentaire Salauds1 et la pièce minimaliste On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve2. Sans vouloir critiquer le mérite de ces deux pièces, nous souhaiterions mettre en lumière la subtilité des travaux de jeunesse de Quain et l’attention qu’elle porta alors sur les plans sonores. Cette subtilité étant peut-être la raison pour laquelle ces œuvres de jeunesse, et particulièrement Chambre 12 dont nous allons parler, sont restées confidentielles. Rien n’aide, en l’occurrence, à ce qu’elles ne le restent pas : faute d’accord avec la totalité des ayants droits, nous ne sommes malheureusement pas en mesure de les donner à entendre.
Chambre 12
Chambre 12 eut une diffusion discrète, à Villeneuve-d’Ascq, sur les ondes naissantes et pirates de Radio Campus. Elle ne fut jamais rediffusée depuis, mais l’autrice y fera toujours référence dans les différentes biographies qu’elle dut rédiger, preuve de son attachement pour ce projet. La pièce ressemble à un documentaire social. L’autrice cherche a retracer le destin de l’ancienne patiente de la chambre 12 — décédée, au moment de l’enregistrement — à travers les témoignages douloureusement précis des soignant·es de la maison de retraite, ceux décousus des autres pensionnaires, puis d’autres, plus biographiques, plus anecdotiques aussi, des proches, qu’on dit avoir retrouvés grâce aux cahiers des promenades.
Une oreille attentive et trop critique, décèle comme une faute de goût. Les voix sont trop détaillées, trop timbrées, trop proches. Elles ont été enregistrées en studio. Quant aux ambiances, elles sont illustratives, génériques et sans âme. Aucun effort n’a été fait pour contribuer à l’effet de réel qui relève le goût des histoires documentaires. Ou tous les efforts ont porté sur le sabotage de cet effet. Une oreille moins attentive et moins critique, finit aussi par se lasser, se fatiguer de cette histoire qui ressemble peu ou prou à celle de la grand-mère du voisin, dont on écoute les plaintes, parfois, sur le palier, car la politesse nous empêche de révéler que l’on craint pour la glace qui va fondre si l’on ne va pas, presto, ranger son sac de courses. Alors, toutes les oreilles deviennent critiques, se disent que la réalisation pèche quelque part, qu’elle ne fait pas honneur à l’ancienne locatrice de la chambre 12 — ce qui est peut-être une façon de ne pas s’indigner de sa propre indifférence. Et l’attention se relâche. On vaque.
Pourtant si par hasard, ou par désœuvrement, quelqu’un écoute la trente-quatrième minute, il ou elle a la surprise d’un changement, fugace, de paradigme. Une prise de son in-situ, une voix détimbrée, celle de la documentariste derrière le micro, interrogeant une aide de vie au sujet de l’ancienne occupante de la chambre 12. Et la réponse : « Celle qui y était avant votre mère ? » Fin de la parenthèse, c’est la même voix, mais en studio, au-dessus d’une ambiance insipide, qui poursuit le dialogue ; qui n’en est plus un.
Allusion nocturne
La clef de cet étrange dispositif pourrait se trouver dans une œuvre plus tardive ayant aussi pour cadre une maison de retraite (la même ?). Dans Hétérotopie, de nuit3, Quain propose un montage de captations réalisées durant la nuit « lorsqu’il ne reste plus que les pensionnaires et deux ombres encadrantes ». On y entend pêle-mêle des râles, des monologues hallucinés, des bruits de pas errants, des conversations entre collègues, des changes, des chasses, des grincements, des bâillements et des silences. Durant l’un de ces silences, Quain prend la parole : « Le calme est revenu. Je lutte contre le sommeil. Je m’enregistre pour ne pas piquer du nez. Peut-être que je pourrai le monter à la trente-quatrième minute, cet enregistrement. C’est la minute que j’écoute le moins, dans un documentaire d’une heure. j’ai fait le calcul, il y a longtemps ».
Ce « il y a longtemps » nous fait penser que Quain a alors en tête Chambre 12. D’autant que cet extrait ne se trouve pas à la trente-quatrième minute, comme annoncé, mais à la quarante-sixième ; décalage étrange, mais peut-être indiciaire… Ainsi la brusque et brève anomalie sonore de Chambre 12 est volontaire, et sa place au sein du documentaire est précisément minutée. Il existe cependant une contradiction entre ce minutage — qui semble vouloir cacher la torsion sonore, ou du moins la réserver à quelques happy few — et ces tentatives de porter l’attention dessus — à travers Hétérotopie, de nuit mais surtout l’omniprésence de Chambre 12 dans toutes les biographies de Quain.
Il est sans doute aussi grisant que frustrant d’avoir créé une énigme insoupçonnée ; mais il doit être complètement dégrisant que son mystère sombre dans l’indifférence. Berthe Quain ne tentera pas — à notre connaissance — d’autres dispositifs aussi subtils, préférant les systèmes immédiatement identifiables, ou les introductions claires et sans équivoques. On aimerait imaginer que d’autres ne se découragèrent pas, et que notre patrimoine radiophonique regorge de finesses sonores qu’il nous resterait à découvrir. Il est plus probable, mais moins enthousiasment, que le mauvais affûtage de nos oreilles, et que l’indomptable vagabondage de nos attentions — particulièrement à la trente-quatrième minute — soient d’insurmontables obstacles à ce genre de créations.
Notes :
1 « Salauds » est un jeu de rebonds : l’autrice demande à un anonyme « Qui est salaud ? », puis part à la rencontre de la personne incriminée, lui laissant la possibilité de se défendre puis d’incriminer à son tour, un « salaud ». Ce documentaire doit surtout son succès à la participation — brève — de François Mitterrand, alors président de la république, qui renvoie obséquieusement la balle à l’autrice en l’incriminant, lui reprochant de chercher un bouc émissaire. 2 « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » est une pièce de deux heures composée d’une lecture de quatre secondes de la fameuse phrase d’Héraclite, diffusée en boucle. Réalisée pour France Culture dans le cadre d’une carte blanche, la chaîne refusa de la diffuser et la vague de protestation qui s’en suivit n’est pas étrangère à sa renommée. Elle fût finalement jouée au centre Pompidou durant le festival Polyphonix 15 ter. 3 L’hétérotopie est un concept de Michel Foucault : « Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques; ce sont, bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite, qui sont en quelque sorte à la limite de l’hétérotopie de crise et de l’hétérotopie de déviation, puisque, après tout, la vieillesse, c’est une crise, mais également une déviation, puisque, dans notre société où le loisir est la règle, l’oisiveté forme une sorte de déviation. », extrait de la conférence « Des espaces autres », cité au début du documentaire.