Le calendrier de publication de notre dossier Hörspiel/Ferrari se voit légèrement chamboulé pour une simple question de synchronisation avec l’actualité, nous poussant à publier le troisième article avant le deuxième ! En effet, il nous a paru bien plus pertinent d’aborder l’actualité du Hörspiel, sa relevance aujourd’hui, au moment où sont programmées à la Maison de la Poésie deux soirées totalement complémentaires avec nos préoccupations actuelles. Celle du lundi 23 mai, organisée par l’association Z’Oreilles peut se voir comme une illustration de l’étude historique sur le Hörspiel menée ici-même par Philippe Baudouin, puisque seront données à entendre des œuvres exemplaires de Ferrari, Ruhm, Kagel… en la présence, notamment, de Klaus Schöning, ancien producteur de la WDR de Cologne. La soirée du mardi 24 mai, elle, est une excroissance du festival Extension de la Muse en Circuit, durant laquelle seront diffusées en décaphonie les trois pièces lauréates de leur dernier “Concours international d’art radiophonique Luc Ferrari : Composer le réel”, et c’est justement ce concours qui nous intéressait depuis quelques semaines.
Créée en 1982 autour de Luc Ferrari et dirigée depuis 1992 par le compositeur David Jisse, la Muse en circuit est un électron libre parmi les institutions françaises de création musicale. Les formes hybrides de musique (instrumentale et électroacoustique), faisant la part belle à la parole et à tous les sons fixés, sont toujours la marque de fabrique de la Muse, même si le mot Hörspiel, à l’origine véritable fer de lance, se fait moins visible aujourd’hui. Pour autant, ces formes qui il y a 30 ans semblaient marginales, expérimentales, voire qui étaient jugées comme mineures, sont devenues familières aux oreilles d’un plus large public. Alors fait-on aujourd’hui du Hörspiel sans le savoir ?
“Il est vrai que beaucoup d’artistes de la scène électronique actuelle, d’une part travaillent autour de la narration, d’autre part emploient des enregistrements de sons naturels. Ils composent des pièces qui n’ont peut-être pas l’ambition ou la durée d’un Hörspiel mais qui s’y apparentent.” affirme David Jisse. La sélection des lauréats du concours international biennal de la Muse en circuit s’effectue à la lecture de leurs projets, leur appréciation positive par le jury leur permettant ensuite de les réaliser avec les moyens techniques de la Muse. Seule compétition d’art radiophonique intitulée comme telle, ce concours méritait bien notre attention. Pour autant, faut-il être musicien pour toquer à la porte du studio ? “On voit quand on lance le concours que sur 80 à 100 dossiers reçus, il y a environ deux tiers de compositeurs institués comme tels, qui désirent ajouter le Hörspiel à leur palette, et un tiers qui vient de l’expérimentation comme c’est le cas cette année. La Muse attire des gens qui viennent de la manipulation sonore ou de l’envie simplement de capter ou du monter du son. Beaucoup viennent par exemple de la sphère des arts plastiques ou de la sphère environnementale, et de la captation du réel ils aboutissent à une composition. Notre rôle est d’aider ces artistes à intégrer quelque chose de la composition musicale à part entière.” Pour autant le Hörspiel est-il une spécificité pour les lauréates de la neuvième édition depuis 1995 du concours d’art radiophonique ?
L’artiste Sarah Boothroyd est originaire du Canada où elle travaille déjà fréquemment pour la radio. Mais Outre-Atlantique et a fortiori dans le monde anglophone, le mot Hörspiel est peu connu. “Je n’ai pas étudié la composition, ni la musicologie. Mes influences viennent plutôt d’autres domaines : la philosophie, le journalisme et les arts visuels.” La pièce qu’elle a conçu à la Muse est une parfaite illustration de son parcours. All in time est une création “à sujet” comme c’est souvent le cas du Hörspiel ~ en l’occurrence, ici il s’agit d’un travail sur le Temps ~ et emprunte sa matière première autant au cinéma qu’à la radio : dialogues de films et extraits de journaux d’information. Par le biais d’un mixage fluide, les éléments rythmiques répondent au martèlement énoncé du temps qui passe. La paraphrase temps du discours / temps musical n’est jamais loin, mais le surgissement de mini-fictions impromptues sauvegarde le plaisir de l’écoute. “Je me suis concentrée sur l’exploration de plusieurs voies pour illustrer l’idée de temps, à travers l’arrangement esthétique de sons. Mon travail est en général davantage un processus organique, plutôt qu’une recherche académique ou intellectuelle.”
En un sens, Couvre-feux de Floy Krouchi est également une pièce chantante, pour laquelle l’écoute est constamment accompagnée, mais de façon très différente, expressionniste. “Je viens de la musique instrumentale plutôt populaire ~ mon instrument premier est la basse ~ et j’ai peu à peu découvert l’attrait des sons fixés en passant par le remix, les sampleurs, les séquenceurs, puis par la pratique électroacoustique. Pour moi, le Hörspiel serait un interstice où l’on peut jouer avec les frontières des genres. Il s’agit bien d’un jeu : une confusion ? Une forme hybride qui permet à chaque compositeur l’invention de territoires nouveaux.” Selon Floy Krouchi, son travail est plus naturellement en filiation avec les Hörspiele de Luc Ferrari. “Tout est musicalité chez Luc Ferrari. Tout sonne. Il jongle avec les matériaux et tout est extrêmement rythmique, dynamique et coloré. Depuis ses prises de sons qui créent des plans acoustiques incroyablement vivants, scénarisés, en passant par ses manipulations où l’on sent le geste, la main, le jeu et bien sûr l’ écriture instrumentale et l’écriture électroacoustique, les jeux d’espaces.” Les différents matériaux que Floy Krouchi entremêle ~ telles les langues et les sonorités du Moyen-Orient ~ sont cependant teintés d’une même lumière, qui serait peut-être, au vu du sujet, le clair-obscur des couvre-feux. “Luc Ferrari est aussi un compositeur qui a marqué son temps par ses positions politiques. Il disait de sa Symphonie Déchirée qu’elle “porte en elle une révolte contre tous les racismes, les nationalismes et s’élève d’une façon générale, contre toutes les puretés.” Cette symphonie est hétéroclite ou disparate ou perverse ou mélangée. C’est une sorte de balancement entre la révolte et la volupté, entre réalisme et abstraction, entre mouvement impulsif et formalisme, entre électro et acoustique. Ce sont des positions qui me portent, et qui correspondent à ma démarche.”
Topographies nocturnes est peut-être la plus sauvage des trois pièces du concours 2010-2011. “Je ne travaille pas avec mes sons selon les méthodes de la musique concrète. Ils sont très peu transformés” explique DinahBird qui a co-réalisé cette pièce avec Caroline Bouissou d’après une situation de performance collective en montagne menée par cette dernière. Un son moins lisse, un plan égal laissé au texte et à la parole documentaire, une situation préliminaire qui restera mystérieuse sauf pour les protagonistes… tout cela conduit à une pièce grinçante, pas toujours aimable mais qui garde ses portes ouvertes. “Chez Ferrari, j’aime la désorientation et parfois la frustration produite par la disparition soudaine du fil conducteur. Topographies Nocturnes ne se veut pas un document sur la performance de Caroline Bouissou, mais une interprétation sonore d’une expérience ressentie. Peut être qu’en faisait cela, j’étais inspirée de l’idée de “sons mémorisés” ou de “paysage imaginaire sonore” qu’évoquait Luc Ferrari. Il disait être “le voyageur qui découvre un paysage et essaie de l’évoquer comme paysage musical”... et c’est un peu ainsi que j’ai voyagé.”
Ces trois pièces d’art radiophonique ont été diffusées le 4 mars 2011 sur la Deutschlandradio Kultur. Côté radio francophone, seule Floy Krouchi a vu sa pièce programmée par l’ACR de France Culture le 10 avril dernier [à ce jour encore en ligne]. C’est plutôt en salle de concert que l’on aura l’occasion de les entendre : après Genève et le festival Archipel, elles seront jouées à la Maison de la Poésie à Paris le 24 mai. Si créer dans un studio déconnecté d’une station de radio offre probablement plus de temps et plus de liberté, les compositeurs sont-ils cependant sensibilisés à l’idée de créer pour l’espace de la radio ? “C’est une question complexe” reprend David Jisse. “Nos studios à la Muse sont équipés de la plus grande variété d’outils pour la composition musicale. Un compositeur qui viendrait faire son travail à la radio n’aurait pas tous ces moyens. Je pense que le fait que la Muse propose cela permet aux lauréats d’avoir de quoi réaliser au maximum leurs souhaits de transformations électroacoustiques. Je crois qu’ils ont conscience de faire quelque chose de singulier dans l’espace de la composition musicale, et ils font une pièce qui sera diffusée à la radio mais une pièce musicale avant tout.”