Tel qu’annoncé dans un précédent billet, le festival Intimacy & Distance a lieu jusqu’au 31 mai sur la radio viennoise Orange et sur d’autres radios en Europe, pour une série de performances artistiques, qui parient sur la souplesse de la radio et l’utopie d’un langage sonore universel, dans le but de dessiner une autre géographie européenne. Entretien avec Wolfgang Kemptner, artiste média et directeur du festival.
L’intimité et la distance sont deux spécificités de la radio qui tel qu’on le dit est capable, de très loin, de toucher au plus près. Est-ce dans ce sens que vous donnez ce titre à votre festival ?
L’intitulé du festival se réfère directement à la mise en place d’interventions artistiques live, qui à chaque fois ont lieu simultanément dans deux villes éloignées, et qui sont créées ensemble par des équipes de nationalités différentes. Dans le titre, “intimité” se réfère simplement à l’intimité que chacun peut connaître en communiquant. C’est quelque chose qui ne se laisse pas décrire ou, plutôt, qui n’a pas besoin d’être décrit. L’intimité et la distance, c’est en fait une paraphrase de la communication, quelque part la condition même d’une communication, communication que nous envisageons à travers les arts sonore et radiophonique. Nous évoquons cet aspect de la vie humaine qu’est l’intimité de la communication, à l’intérieur d’un dispositif où en général elle n’est pas facilement acquise, si l’on considère les différences importantes entre sociétés, cultures, frontières politiques et économiques, etc. et cela de la Géorgie jusqu’au Royaume-Uni.
En effet, ce qui nous intéresse au départ, c’est surtout l’aspect géographique du projet, et tout ce que ça implique comme, par exemple, les relations Est-Ouest, une logistique et des moyens limités (pour transporter les artistes, etc).
La distance géographique est un problème immense ; artistes et organisateurs rencontrent constamment beaucoup d’obstacles liés à la distance. Et vous avez raison, c’est une spécificité de la radio que d’abolir les distances. Nous prenons cela au mot, un peu présomptueusement, comme pour dire “l’art radiophonique peut combler de vastes différences comme celles entre le Royaume-Uni et la Géorgie”.
D’autre part, c’est vrai que nous nous référons également à l’intimité que chacun peut connaître en écoutant la radio. Prenons l’exemple d’un entretien radiophonique : écouter simplement le “son seul” peut créer une intimité beaucoup plus intense que regarder la même interview à la télé. Le “son seul” est vraiment un médium ou un genre en soi, à la fois relativement simple et plein de potentiel. Malgré tout, ce serait exagéré de dire que l’intimité survient de toute œuvre sonore. Quand elle advient, c’est du positionnement des artistes dans leur travail et de la manière dont ils conçoivent leur rôle dans la société, et cela est vrai dans de nombreux pays.
Dans la plupart des projets présentés à Intimacy & Distance, le travail sonore se concentre sur un “vocabulaire” qui serait universel, au même titre que l’esperanto, et même encore plus simple. C’est un vocabulaire sonore abstrait, qui laisse de côté bon nombre de sujets comme les questions politiques par exemple, et qui constitue donc un bon point de départ pour communiquer. C’est plus facile de communiquer par-delà les frontières par des moyens artistiques, et cela semble très approprié de le faire avec la radio, qui est un médium relativement simple à créer et à maîtriser.
Intimacy & Distance serait-il une sorte de manifeste ou tout du moins une célébration de ce en quoi la radio peut être différente des autres médias ?
Nous mettons la radio ~ en tant que médium et en tant que genre ~ “en pratique”, donc de fait, oui, le festival est une sorte de manifeste. Nous laissons de côté beaucoup de formes et de possibilités. Ainsi, nous ne prétendons pas condenser tout l’art radiophonique, surtout à cause du problème des langues, car c’est vraiment l’extension géographique qui nous importe.
En Roumanie, le festival est relié à un cadre artistique prestigieux, alors que l’art sonore passait jusqu’à présent totalement inaperçu là-bas. De même en Géorgie, et cela sans exagération, nous pouvons dire que nous avons introduit l’art radiophonique sur la scène nationale ! Intimacy & Distance est une sorte de manifeste à propos de la singularité de la radio et du son et, en second lieu, c’est une cartographie sonore de l’Europe, rudimentaire et avant-gardiste.
Il semble que ce soit un festival uniquement en ligne et sur les ondes. Pourquoi ce choix ? Voudriez-vous veiller à l’aspect “sans-visage” de la radio ?
Oui et non. Il y a quelques situations scéniques durant le festival. À Bucarest par exemple, nous avons une performance à partir de transformateurs de Tesla et d’autres appareils… tout cela a un aspect visuel. À Vienne, nous organisons une sorte de réception et les artistes autrichiens seront là. En ce sens, la radio n’est pas sans visage. Généralement, les stations de radio créent des communautés d’auditeurs autour d’elles, qui partagent des intérêts en commun. Un auditeur peut choisir à quel niveau il s’engage dans ces communautés, en se rendant lui-même aux événements organisés par sa radio par exemple.
Mais vous avez raison, quand même. Je suis intéressé par la radio en tant que genre en soi et par les situations non scéniques : l’espace radiophonique en tant qu’espace public, en lien avec les habitudes d’écoute quotidiennes (cuisine, voiture, salle de bains). Comme nous le savons, les ondes radio traversent les murs. Et puis, la radio est tout autant un format internet, dans sa spécificité de “son direct”. Donc, la radio est un format du futur, indépendant de l’économie des techniques de transmission.
Pouvez-vous parler davantage de l’aspect “direct” du festival ? En quoi est-ce important ?
Depuis une vingtaine d’années ~ et cela s’intensifie actuellement ~ la radio et la télévision perdent leur fonction de média national. Leur autorité éditoriale faiblit, car avec internet chacun est plus ou moins son propre éditeur. Par conséquent, le direct est l’aspect qui prend de plus en plus d’importance dans les médias aujourd’hui. Les grands réseaux essaient de garder leur audience en programmant d’énormes et spectaculaires “événements nationaux et internationaux en direct-live”. Cela fait partie de la machinerie médiatique : pour être le premier, il faut être en direct, sur tout et n’importe quoi : grands procès, élections états-uniennes, événements people, etc. Même quand on ne peut pas faire du live, on le feint, on en transporte des clichés, comme le font les paparazzi.
Bien sûr, cela a aussi à voir avec ce qui pousse les gens à aller écouter un concert “live” : être là où ça se passe, dans le “vrai truc”, proche de la vie en termes d’émotion. Alors, pour toutes ces raisons, nous souhaitions nous aussi mettre notre grain de sel dans le format live.
Comment les artistes ont-ils été choisi ? Se connaissaient-ils auparavant ?
Le point de départ était vraiment l’étendue géographique. Cet aspect du projet est quelque chose de très personnel pour moi, en particulier l’allusion aux relations Est-Ouest. Quelque part c’est le sujet secret du festival. À l’Ouest, on ne peut pas vraiment s’imaginer à quel point l’écart est encore énorme et combien les pays dits “de l’Est” sont toujours dépendants. On n’en parle simplement plus. J’ai essayé d’inclure autant de pays que possible avec des moyens incroyablement limités. Durant les sept mois de préparation du festival, le projet a été un succès en ce qui concerne l’échange international entre artistes et organisateurs.
Maintenant, j’espère que le festival pourra garantir aux artistes une visibilité au sein des contextes nationaux également.
Partant de la géographie, le processus de choix des artistes a été hautement interactif, avec quatre radios partenaires impliquées dans les décisions : Orange à Vienne, Radio Green Wave à Tbilisi, Resonance FM à Londres et Tilos Radio à Budapest. Quelques-uns des artistes se sont impliqués dans les processus de décisions également, car il fallait créer des combinaisons d’équipes pertinentes pour les directs simultanés. Peu d’artistes se connaissaient déjà, la plupart d’entre eux se sont rencontrés durant la phase de préparation et quelques-uns de ceux qui performent ensemble ne se rencontrent physiquement même pas du tout.
Prenons l’exemple particulier de deux artistes qui se rencontreront pour la première fois durant leur live, TRANSEO I.+II. par Borjana Ventzislavova (Vienne) et Villoe Turcsány (Budapest), qui aura lieu le 24 mai. Ce sont des performances de rue, captées en extérieur. Les deux femmes se rencontrent à la frontière entre la Hongrie et l’Autriche. Elles porteront toutes deux un paquet, une avec les enregistrements d’un bébé qui pleure et l’autre avec les enregistrements d’une femme accouchante. L’émission prendra aussi les sons de l’environnement, les réactions autour. Le soir, les deux femmes se rencontreront encore dans un quartier vivant de Vienne pendant une heure pour une seconde performance.
Vous dites que les rencontres, même à distance, entre artistes et organisateurs étaient un objectif important de votre projet ~ et que cet aspect est déjà une réussite. Qu’en est-il de la rencontre avec le(s) public(s) ?
Le public de la radio et sur internet est plus nombreux que les publics de chacun des événements. C’est quelque chose qu’il est possible de mesurer : l’archive en ligne de notre événement-test (en septembre 2008) a reçu jusqu’à présent plus de 1000 visites. C’est plus que peut contenir n’importe quel lieu du festival. Et il s’agit de l’authentique public de l’“espace radiophonique”, qui est un espace public que les gens traversent en allumant leur radio (ou leur ordinateur).
Tout est mis en ligne et en téléchargement au fur et à mesure de l’événement. Notre archive fait partie d’une méta-archive internationale qui garantie une sorte d’échange informel et continu de programmes entre médias locaux indépendants, radios libres et radios universitaires, qui partagent des ambitions de créativité au sein de leurs émissions.
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Intimacy & Distance se prolonge jusqu’au 31 mai. Pour tout savoir du programme à venir et sur quelle radio régler votre lecteur de streams, rendez-vous à cette page.