Ces heures sourdes

Il faut se rendre à l’évidence : l’art des sons ne s’écoute plus, il se lit. Radiophonique ou sonore, toute création est aujourd’hui dédoublée d’une production écrite qui, dans l’espace public, la devance, l’annonce, la contextualise, la distribue et dans un sens, la fait naître – qu’est-ce qu’un son qui n’est pas écouté ?

Les réseaux numériques sont bien sûr les pourvoyeurs de ces tracts dématérialisés : blogs, alertes, mailing-lists, newsletters ou tweets ont permis cette croyance que chacun (ou presque) communique avec tous (ou presque) avec une efficacité démultipliée.

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(cc) -ant! – flickr

Certains, donc, nous bipent avec insistance : Colin Black et ses news mondiales, Myriam Dacquin et son bulletin d’infos pour Culture, Addor et ses cartons d’invitation, Radio Grenouille et son canard irrégulier, Fañch et ses billets d’auditeur libre, Clémentine Delahaut pour l’ACSR de Bruxelles, Radio Campus et sa com, Gilles Malatray pour son blog Desartsonnants, Irène Omélianenko, Thomas Baumgartner et leurs coups de projecteur, Marc Jacquin et ses infos dispersées pour Phonurgia Nova, Hervé Marchon et ses trouvailles pour Libération.fr, Silvain Gire et son auto-chronique pour Arteradio, etc. Sans compter les liens que s’échangent les créateurs indés et leurs amis pokés, les chassés-croisés incessants d’e-mails, l’accès à des textes sur des sites inconnus…

De ces sons transmutés en communication, plusieurs effets notables.

Notre quotidien se déploie désormais au rythme fractionné du surgissement de quelques noms récurrents (ou pas). Sous le scintillement de cette cosmogonie agissante, nous ne pouvons plus rester isolés. Impossible d’oublier l’univers de la création sonore, ou même de le mettre en sourdine. Notre rapport à lui a donc évolué : plus régulier, presque automatique, il est guetté par la compulsion. La lecture et le partage des idées le tirent vers une réflexivité augmentée.

Cette “ébullition informationnelle” (pour reprendre l’écrivain Christian Salmon), devrait, dans une part qui reste à définir, favoriser l’émulation entre les auteurs (écrits) et les compositeurs (sonores).

Nous n’écoutons plus sans avoir lu, ce qui impacte notre écoute, l’influence, lui donne une direction, puisque nous savons ce que nous allons entendre.

Quelle part la qualité de ce que nous lisons prend-elle dans nos choix ? Quelques lignes d’accroche banales peuvent-elles nous dissuader d’appuyer sur play ?

Modeste et assez peu ramenard, le milieu de la création radiophonique était autrefois, en dehors de son activisme acoustique, relativement silencieux. S’il continue à produire du son, il s’adonne dorénavant au bruit (médiatique) souvent joyeux et gourmand, au buzz raisonnable. Tant mieux. Aucune raison pour qu’il ne profite pas des ressources de son époque. Parfois clinquante et confuse, au moins celle-ci multiplie-t-elle les chances de se faire entendre.

Connectés, inscrits, rajoutés, reliés, les amateurs déclarés de création sonore sont potentiellement informés de tout. Il ne peut y avoir de perte dans la transmission des infos. Chaque son doit rencontrer son public, quelle que soit la façon dont l’un se rapproche de l’autre. Les faits, pourtant démentent les promesses froides que nous nous faisons jour après jour. Les oublis, les motivations variables, les défaites de l’engagement, le temps compté, le nombre croissant de productions créent le différentiel : chacun n’écoute pas ce qu’il devrait. Cette salve de sollicitations auxquelles nous ne pouvons pas toujours répondre n’est pas représentative de notre pouvoir d’écoute. Elle le surpasse. Bonne nouvelle, l’offre excède la demande.

(cc) Rick&Brenda Beerhorst - flickr

(cc) Rick&Brenda Beerhorst – flickr

Ceux qui savent sont plus nombreux que ceux qui écoutent. On apprend la diffusion de telle pièce, telle émission, mais on ne l’entendra pas. On sait que X a produit ça, mais on n’a pas écouté. On gardera en mémoire l’intitulé sans en avoir éprouvé la moindre seconde. Sans en avoir fait l’expérience.

Entre nos temps de cerveau disponible, les rendez-vous ratés succèdent aux heures sourdes.

Podcasts dans le frigo, corpus en suspension, imaginaires tronqués… Ce qui aurait pu nous enrichir s’efface peu à peu de notre calendrier, remplacé par des tentations nouvelles. Devant ce continent des œuvres perdues : songes et mélancolie. De ce savoir parcellaire, sédimentaire, naissent à la fois la frustration et son corollaire : la douce euphorie de l’abondance et du mouvement perpétuel. Le sentiment de ne pas avoir assez écouté engendre celui du manque à combler. L’envie de se rattraper. Un cercle doux et infernal.

Depuis qu’ils sont en âge de se nourrir de la presse, certains d’entre nous sont victimes de cet étrange mal qui fait préférer le discours critique à la réalité de l’œuvre. La lecture d’un article sur un film nous dispense de le voir, sur un disque nous dispense de l’écouter, etc. Nous dressons des listes longues comme des entrepôts, censées nous rassurer autant sur notre engagement que sur notre futur proche : nous ne manquerons de rien ; tout est là, disponible. Une façon de s’inclure dans le grand bal du tout-culturel, même si l’on se sent parfois dans les marges, complètement largué.

Ces alertes que nous avons incluses dans notre quotidien déjà suractivé font de la création sonore un sous-genre du tout-actu. Nous sommes informés avec la même fréquence, parfois par les mêmes canaux, que les scandales politiques ou les faits divers.

Que l’on se rassure, pourtant. Parce qu’elle est souvent irraisonnable, parce qu’elle échappe au quantifiable et s’élève contre la normalisation culturelle, parce qu’elle actionne de petits moteurs séditieux dans nos imaginaires, la création sonore échappe à ce risque absolu : devenir une simple occurrence de plus dans le fil de l’AFP.

8 Comments

  • fanch dit :

    Merci Pascal d’avoir reconnu ma condition d’auditeur libre, écouteur était pas mal non plus ;)

  • fanch dit :

    Bien lu, bien vu, bien entendu ! Et ce n’est pas seulement une formule. J’essaye en tant qu’écouteur de ne pas stocker pour écoute différée et, plus rigoureux encore pour mon blog, je n’archive rien dont je ne peux pas rendre compte dans la semaine. Un son chassant l’autre à la vitesse… de la lumière (sic) la capacité d’oubli est incommensurable. Le son même éditorialisé, contextualisé, laisse celui qui va écouter dans un total remords d’avoir « encore ça à écouter ! ». À nous tous nous produisons « le mur du çon », pas de risque qu’on vienne nous en faire procès !

  • matt dit :

    Article fort intéressant, merci ! Mais je me demande si, après tout, ce « mal qui fait préférer le discours critique à la réalité de l’œuvre » n’a pas toujours existé… en matière de littérature, de cinéma… tout simplement par le fait qu’on peut lire une critique en quelques minutes, alors que l’approche d’une œuvre prend forcément du temps. Ce ne serait pas tant une « préférence » qu’un état de fait : pour un film qu’on regarde, pour un livre qu’on bouquine, on peut lire cinq, quinze, trente critiques. C’est le principe même de l’aide au choix, et pas forcément une « dispense » de découvrir l’œuvre elle-même.

    Ce qui me semble nouveau, dès lors, c’est le fait que la création radiophonique est désormais objet de discours, en raison du fait qu’elle est désormais écoutable à la demande (ou en tout cas réécoutable)… comme un film qui passe plusieurs fois au ciné ou à la télé, comme un bouquin qu’on peut acheter ou emprunter…

    Auparavant, quand une émission était diffusée à la radio, si on l’avait entendue et aimée, on pouvait certes en parler autour de soi, mais cela restait un peu stérile (« j’ai entendu un docu génial hier soir dans l’ACR, tu aurais dû écouter ça, tant pis, tu l’as raté, peut-être qu’il sera rediffusé cet été, une nuit, à deux heures du matin… »). Et comme les médias traditionnels n’offraient (n’offrent !) guère de place à la radio, il n’y avait pas beaucoup de possibilités de lire les critiques des émissions de la semaine à venir, contrairement aux programmes télé qui permettaient de se donner des rendez-vous devant l’écran.

    L’arrivée à la fois de l’écoute différée (podcasts et sites web) et de nouveaux « prescripteurs » (notamment ceux qui sont listés dans le troisième paragraphe de l’article) change donc la donne.
    Avec, en contrepartie, la sensation justifiée de n’avoir plus le temps d’écouter tout ce qu’on voudrait écouter… Sensation que, personnellement, j’ai toujours eue en matière de bouquins et de films, et que j’éprouve également, désormais, en matière de radio – mais je ne m’en plains pas pour autant, c’est juste que le temps passe trop vite et que la vie est trop courte…

  • fanch dit :

    Bonjour Matt, autrefois les aficionados de radio avaient une bible de prescription qui s’appelait « télérama », d’un temps où le « ra » du titre voulait dire « radio ». Ceux-là même qui découpaient soigneusement l’article ou le billet qui présentait l’émission, et l’insérait dans le petit boîtier plastique de leur casette audio… O tempora o maures… comme disait l’autre. Cependant je connais quelqu’un qui possède plus de 15 000 cassettes audio qui représentent + de 80% d’émissions de France Culture et qui a commencé à enregistrer au début des années 70… Il ne les réécoute plus, vu la « distance » entre son stock et son magnéto ! Il n’est pas le seul à posséder ce type d’archives… Aujourd’hui les podcasts s’empilent, qu’en ferons-nous demain ? Mais j’aimerais beaucoup feuilleter l’index de ce fou furieux de la mémoire radiophonique !!

  • matt dit :

    Hello Fañch, oui, c’est vrai ! Hop, je retire cette phrase sur les programmes télé, alors, qui n’était qu’une digression pas très pertinente…

    En réalité, je pensais surtout à la disponibilité multiple (et parfois continue) dont ont toujours bénéficié les films : cinéma, rediffusions hertziennes, VHS, DVD, téléchargement, etc.
    Disponibilité dont étaient privées les œuvres radiophoniques, à quelques exceptions près (une poignée d’enregistrements édités et vendus sur cassette audio puis CD… et peut-être auparavant sur
    disque vinyle ?).

    La possibilité de réaliser ses propres copies à partir d’un récepteur radio existait certes (je l’ai moi-même fait régulièrement jusqu’en 2007, sur cassette puis sur disque dur). Mais ces copies restaient généralement dans un cercle privé, malgré l’existence de quelques réseaux de prêt et d’échange (réseaux s’étant notablement développés avec Internet, bien avant le podcast : newsgroups sur Usenet, liste ANPR sur eGroups…).

    Aujourd’hui, d’une certaine manière, l’œuvre radiophonique a rejoint l’œuvre cinématographique avec cette disponibilité large et permanente via le Net (sans parler des séances d’écoute publiques, encore une autre « nouveauté » qui rapproche radio et cinéma). Il devient ainsi possible de discuter (de critiquer, de promouvoir…) une fiction ou un docu radio de la même manière que l’on discute d’un bouquin ou d’un film. Et ça change tout.

  • Aktino dit :

    J’ai découvert cet article par le biais de l’article d’Étienne « Discours contre création ». Je trouve cette question très intéressante mais je suis à 100% de l’avis de Matt sur cette question: le fait de la démocratisation de la critique du monde de la radio couplé à la possibilité de tout écouter à n’importe quel moment est une révolution que je qualifierais plutôt d’heureuse.

    Même si les comparaisons sont souvent odieuses, cela me fait un peu penser aux opportunités ouvertes par la démocratisation de la littérature. La tradition orale a probablement toujours existé chez les humains. Il y a quelques milliers d’années on a decouvert l’écriture et cela a permit de « fixer » des textes géniaux. Malheureusement, pendant très longtemps seuls quelques uns avaient accès à cette culture écrite, on les disaient « érudits ». Puis, est venue une révolution magnifique qui a rendu les livres plus fréquents et qui, surtout, a conduit le gros de la population à apprendre à lire. Forcément, comme on ne peut pas tout lire, on se donne des conseils les uns les autres et, à terme, on finit même par payer des gens pour donner leur avis sur la question (la promotion en est une autre chose).

    Même si la littérature a sans doute réduit l’impact de la tradition orale dans notre société, celle-ci n’a pas disparu (elle persiste à courte échelle, dans les familles, au travail, dans les groupes d’amis et même parfois dans des spectacles comme ceux des conteurs et de storytelling si populaires chez les anglosaxons). Et je ne crois pas qu’il y ait pas grand monde aujourd’hui pour critiquer le fait que la lecture soit, au moins potentiellement, ouverte à tous.

    Pour revenir à la radio, je comparerais l’écoute de la radio sans a priori à l’histoire orale, les enregistrements privés ou les podcast à des archives (livres) et le fait qu’il y ait des critiques de la radio ne peut être qu’un guide dans un monde qui produit beaucoup plus d’heures d’écoute que celles que peut écouter une personne. Critiquer le fait que le commun des mortels puisse stocker des émissions chez lui c’est comme de critiquer le fait qu’il puisse emmagasiner des livres ou des DVDs.

    La plupart des gens qui écoutent la radio l’écoutent en direct est sans avoir la moindre idée du contenu précis de ce qu’ils vont écouter. Si vous ne voulez pas être prévenus de ce que vous allez écouter, faites comme eux, allumez la radio sans régarder.
    Et si le problème est que vous avez trop de choses à écouter, je vous renvoie à votre bibliothèque la plus proche, qui aura certainement plus de livres que vous pourrez jamais en regarder.

    PS. Les commentaires sur Internet sont toujours le lieu des plus grands dérapages. J’espère que ma comparaison hasardeuse ne soulévera pas plus de critiques qu’autre chose. En tout cas, +1 pour l’avis de Matt.

    • Syntone dit :

      En tout cas, Atkino, nous ne pouvons que vous rassurer sur votre qualité de commentateur :-) et vous inciter à continuer ;-)
      Bien à vous.

  • Pascal Mouneyres dit :

    Cher Atkino, merci pour votre lecture. Mais mon texte n’est en aucun cas une critique sur la disponibilité accrue ou la profusion des créations sonores –
    je ne vois pas au nom de quoi je le regretterai. Je l’ai voulu animé par un double mouvement : le constat de la part croissante prise par l’écrit et la communication dans l’univers de la création radio, et une certaine mélancolie face à ces œuvres qui restent en sommeil sur nos boites à podcast ou dans nos projets d’écoute, et que nous n’activerons jamais…. Un problème de nouveau riche, en somme.

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