Fondé en 1979, le Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain (Cresson) se prépare à fêter ses quarante ans. Installé au cœur de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, le laboratoire invite à penser le sensible par la fenêtre du sonore, à la croisée de l’architecture, des sciences humaines et sociales et des sciences de l’ingénieur·e. Au cœur du Cresson, l’heure est au bilan pour sa myriade d’acteurs et actrices. Reportage.
« Le Cresson ? Euh non, je ne vois pas, demandez à l’accueil ? » Même les étudiant·es de l’École d’Architecture ne savent pas toujours le situer. Pas de parcours flêché pour dénicher le lieu même du Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain, qui a l’humilité de l’équipe qui le compose. Ce 12 novembre est une journée un peu particulière : le Cresson reçoit. « Nous sommes un peu en avance sur notre anniversaire, mais nous souhaitions faire un séminaire maintenant pour engager la réflexion sur l’avenir du Cresson », explique Nicolas Tixier, directeur du laboratoire, devant une trentaine de personnes. Parmi elles, quelques un·es de ses 15 doctorant·es et plus de la moitié de ses cinquante chercheurs et chercheuses. Et puis des passionné·es du son. Pour rester fidèle à l’habitude historique du Cresson de créer des passerelles interdisciplinaires, deux invités extérieurs ont été conviés : l’artiste Rudy Decelière et l’archiviste de la Bibliothèque nationale de France Pascal Cordereix.
Le Cresson est l’une des deux entités du laboratoire Ambiances Architectures Urbanités, qui associe l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble et celle de Nantes. À six cent soixante-dix kilomètres l’un de l’autre, le Cresson va donc de pair avec le Crenau (Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités). Depuis la fin des années 1970, le Cresson travaille une approche nouvelle de l’urbain. Petit à petit, sa culture de recherche architecturale développe la notion du « sensible », pour expliquer l’environnement habité et ses phénomènes. Les descriptions du quotidien « à la Georges Pérec » ou « à la Michel de Certeau » deviennent des outils de la recherche et tous les environnements se trouvent alors abordés, de façon nouvelle, par l’entrée du sonore. « Pendant les quinze premières années », se rappelle Jean-Paul Thibaud, sociologue au Cresson, « c’était place au son et uniquement au son. On approfondissait nos recherches par les différents usages sonores de l’espace urbain. L’objectif était de construire un langage commun qui permettrait de circuler entre l’architecte, l’acousticien, le sociologue, l’anthropologue etc… »1
« Le temps des pionniers »
Jean-François Augoyard se remémore avec humour les débuts du laboratoire. En 1979, formé à la philosophie, la musicologie et l’esthétique, il est chercheur indépendant et donne huit heures de cours à l’École d’Architecture de Grenoble. « Le son me passionnait ; ça empêchait de dormir les étudiants d’architecture mais je trouvais que c’était très utile de les ramener à une telle réalité, plus sensorielle. »2 Son collègue, Jean-Jacques Deletré, est acousticien, ingénieur de formation et professeur à l’École d’Architecture. Un matin, ils se trouvent convoqués par le directeur de l’école qui leur donne « un paquet de deux heures libres dans l’emploi du temps pour quatre-vingt étudiants… » La consigne : « Vous vous intéressez respectivement à l’acoustique et au sonore. Débrouillez-vous, faites-en quelque chose ! » Le Cresson naît à l’aube des années 1980 de la curiosité de mener une recherche pluridisciplinaire sur quatre terrains urbains. Celle-ci donnera lieu à un premier rapport, « Sonorité, sociabilité, urbanité » : « Un exploit, quand on sait qu’à l’époque, il y avait des frontières farouches entre les disciplines. »
À peine quelques années plus tôt, de l’autre côté de l’Atlantique, le compositeur canadien Raymond Murray Schafer avait formalisé la notion de « soundscape » ou « paysage sonore ». Il s’était attaché à montrer l’évolution du son environnant et à construire les notions de pollution et d’écologie sonores. Le Cresson, qui s’inscrit dans des réflexions proches, va néanmoins adopter une perspective distincte : celle de ne pas établir de hiérarchie entre de « bons » et de « mauvais » sons et, partant, d’analyser les liens entre le son et l’environnement urbain sans se cantonner à la notion de « pollution sonore ». Une spécificité du laboratoire que le géographe et architecte Pascal Amphoux synthétisait ainsi en 2003 : « Le bruit est un facteur de dégradation de l’environnement urbain, contre lequel on s’efforce de lutter. Mais on oublie parfois que le son a aussi des qualités. Repérer, nommer, puis protéger, voire renforcer ces qualités, c’est se donner un moyen inédit de lutter contre le bruit, ou plutôt de lutter pour l’environnement sonore. C’est passer d’une attitude défensive à une attitude offensive. »3
Des effets aux ambiances
Plusieurs membres du Cresson s’associeront pour faire paraître en 1995 un ouvrage particulièrement représentatif de cette approche nouvelle : le Répertoire des effets sonores4, coordonné par Jean-François Augoyard et le compositeur Henry Torgue [ndr : une version abrégée de ce répertoire est disponible en pdf, ainsi qu’un « petit lexique illustré » par des sons]. Construit par ordre alphabétique pour définir quatre-vingt « effets sonores », il deviendra l’encyclopédie incontournable des chercheur·es du Cresson et au-delà. On y découvre l’ « effet de rupture » ou « d’écho » pour les plus connus, on y découvre l’ « effet de bourdon » (caractérisant la présence dans un ensemble sonore d’une strate constante, de hauteur stable et sans variation d’intensité) , l’ « effet de rémanence » (persistance d’un son qui n’est plus entendu) ou encore l’ « effet de sharawadgi » (qualifiant la sensation de plénitude qui se crée parfois lors de la contemplation d’un paysage sonore complexe à la beauté inexplicable). Une mine d’informations qui reste trop méconnue…
« Effet de sharawadgi. Lors d’un spectacle de rue, valse triste & la pluie sur les parapluies des spectateurs. »
Petit à petit, « vers les années 2000, le Cresson va se tourner vers d’autres modalités sensorielles », explique Jean-Paul Thibaud. « On s’est dit : si on fait toutes ces recherches sur le son, pourquoi ne pas tester d’autres sens ? On s’est mis à travailler sur la lumière, les odeurs, la notion de mise en vue. » Au Cresson, l’intérêt pour le son aurait donc plus largement permis de constituer une méthodologie de recherche voire un état d’esprit. Des « effets sonores », la réflexion va ainsi évoluer vers celle d’« ambiances sonores ». Perçue comme une « mutation de la pensée urbaine et de la pratique architecturale »5, la notion d’« ambiance » s’ajoute à celle de « sensible », voire la remplace comme outil d’analyse de l’environnement urbain. Le végétal, par exemple, devient « donneur d’ambiance »6, offrant ainsi une nouvelle clé de lecture des pratiques habitantes. Le site Cartophonies.fr va par ailleurs voir le jour, proposant l’écoute de sons géolocalisés afin d’entendre et comparer de multiples lieux dans le monde, et de construire une connaissance « du vécu des espaces et des ambiances contemporaines, celles du passé proche comme celle du futur »7.
En 2006, la question des ambiances prend de l’ampleur au sein du laboratoire : « On s’est rendu compte que cette idée méritait d’être beaucoup plus partagées au niveau international » se souvient Nicolas Tixier. Jean-Paul Thibaud sera ensuite à l’initiative du Réseau International Ambiances : un maillage de chercheurs et chercheuses entre la France, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, la Grèce ou encore le Liban, pour lancer des travaux en matière d’ambiances architecturales et urbaines en privilégiant toujours des « démarches multisensorielles et pluridisciplinaires ».
La destinée du Cresson
Sous ses airs détendus, un peu ridé par l’expérience, le Cresson n’en est pas moins à un tournant de l’âge. Quarante ans : l’âge de la maturité, mais aussi des doutes. Quarante ans plus tard, où est passé le son ? Le tour de la grande table du séminaire n’est pas fini. Patrick Romieu, anthropologue du sonore se lance : « La problématique sonore a toujours été notre signature. La reste-elle ? » Nicolas Tixier complète : « Nous devons nous pencher sur la définition que nous donnons du son, elle a évolué. » Puis Jean-Paul Thibaud insiste sur le fait que le Cresson doit se repenser pour s’ouvrir davantage au monde : « Quelle est notre position dans les différentes studies (sound studies, post-colonial studies) ? Quelles transformations sociales voulons-nous impulser à travers nos recherches ? Pourquoi ne pas devenir un lieu ouvert, de passage, où le son serait remis au centre pour créer de l’échange scientifique ? »
Des questionnements qui donnent tout son sens à cette remarque, prononcée par Nicolas Tixier : « Le Cresson n’est pas une équipe de recherche uniquement, c’est une superbe maison. À nous de remettre la question du sonore au premier plan, si on le souhaite, pour continuer à interroger le monde comme nous aimons le faire. »
Notes :