Radio Syria : raconter pour se reconstruire

Ils et elle s’appellent Ahmed, Ali, Fateh, Mahmoud ou Loujain, ont une vingtaine d’années, viennent de Syrie et sont réfugiés·es politiques en Belgique. Dans Radio Syria, création radiophonique en deux épisodes de cinquante minutes, ils et elle racontent la guerre, la peur, la mort qui ont fait irruption dans leur vie d’adolescent·es ou de jeunes adultes. « Briser le silence » puis « La destruction des hommes » sont les deux volets d’un projet de reconstitution au long cours, orchestré par Maëlle Grand Bossi et Cyril Mossé.

Une chronologie de la violence

Radio Syria s’ouvre sur l’évocation des Printemps arabes en 2011 : comme en Égypte et en Libye, la jeunesse syrienne a soif de liberté. Les participants·es du projet (dix-sept, dont une seule fille) ont alors entre quinze et vingt-cinq ans. Ils et elle racontent, chacun·e à leur tour, un souvenir marquant vécu au début des soulèvements et pendant le conflit : les arrestations, les manifestations, la répression sanglante et peu à peu, la barbarie mise en place par le régime de Bachar el-Assad. Si toutes ces histoires semblent dans un premier temps se refermer sur elles-mêmes, indépendamment les unes des autres, elles finissent par former un seul et même récit. On ne sait plus où commence le témoignage de l’un·e et où se termine celui de l’autre. C’est une même voix qui parle de douleur, de deuil et d’exil.

Toutefois, Radio Syria ne s’apparente pas à un long témoignage capturé dans l’urgence. Le scénario est écrit avec soin, aucun détail n’est laissé au hasard. Le ton est posé, l’émotion contenue, on entend une gravité et une force peu communes chez des jeunes de leur âge. Le documentaire annoncé comme tel1 bascule vers la fiction pour dessiner une fresque intime et humaine de la guerre en Syrie.

Faire émerger la parole du chaos

Pour collecter ces histoires et leur donner forme, il a fallu du temps. Le projet est né il y a quatre ans. Maëlle Grand Bossi suit alors le conflit avec des amis syriens. Diplômée en réalisation à l’Institut des Arts de Diffusion à Louvain-la-Neuve, elle a le désir d’en faire un film. Elle part d’abord en repérage en Turquie près de la frontière avec la Syrie et se retrouve vite face à l’interdiction de tourner des images. Elle opte alors pour le son et propose le projet à Cyril Mossé, ancien collègue de l’IAD qui, après avoir été preneur de son en documentaire audiovisuel, a rejoint l’équipe de l’Atelier Graphoui, un centre de production et de formation où il anime des ateliers de création sonore.

Dès le début du projet, Maëlle et Cyril souhaitent justement mettre en place un atelier pour collecter des témoignages de jeunes Syriennes et Syriens. Avec l’aide de plusieurs associations bruxelloises, il et elle réunissent un petit groupe de volontaires qui se retrouve quasiment tous les samedis pendant six mois. « Au départ on ne savait pas vraiment où on allait, ni quelle forme allait prendre la création sonore », raconte Cyril. Au programme : écoutes collectives, découverte du matériel d’enregistrement, exercices pratiques pour libérer la parole – comme le « micro tournant » pendant lequel les participant·es font circuler un micro et lancent les mots qui leur viennent à l’esprit. « Ce n’était pas évident car le groupe était hétérogène. Tout le monde ne partageait pas les mêmes origines, ni les mêmes opinions politiques », se souvient Maëlle.

Mohammed Salim Mobarak, figure clé du projet, est l’aîné du groupe : il a fui le régime de Hafez el-Assad dans les années 80. Interprète, c’est lui qui traduit à Cyril et Maëlle les échanges de l’arabe vers le français. Peu à peu, il devient un référent pour les jeunes et calme les tensions. Un climat de confiance s’installe et les souvenirs personnels émergent.

Les récits sont parfois confus et chaotiques comme celui de (l’autre) Mohamed, qui raconte une incarcération de plusieurs mois pendant laquelle il a été torturé. Maëlle : « Son témoignage sortait d’une traite, sans respiration. Il n’arrivait pas à remettre de date sur les événements. Il a fallu qu’il le reformule plusieurs fois ». Les deux auteur et autrice guident les participant·es, leur posent des questions afin de préciser les détails nécessaires à une bonne compréhension de la situation : « Qu’est-ce que tu voyais, sentais, entendais à ce moment-là ? »

Son témoignage sortait d’une traite, sans respiration. Il n’arrivait pas à remettre de date sur les événements. Il a fallu qu’il le reformule plusieurs fois.

Une reconstitution minutieuse pour un film radiophonique

L’idée vient naturellement de « rejouer », de reconstituer les scènes décrites : arrestations en pleine rue, attente dans une cave lors d’un bombardement, enfermement dans une cellule de prison minuscule. Maëlle et Cyril ne font pas appel à des acteurs/actrices professionnel·les pour les voix en arabe. Les jeunes se chargent d’interpréter tous les rôles : militaires, ami·es lycéen·nes, parents ou voisin·es. Ils et elles reprennent tantôt les slogans des manifestations auxquelles ils/elles ont participé, tantôt les mots de leurs tortionnaires. « La qualité de leur interprétation a été une surprise, ils se sont donnés à fond et se sont révélés d’excellents acteurs et actrices », racontent Maëlle et Cyril. Les quelques jours d’enregistrement dans le grand studio de la RTBF avec la participation d’une bruiteuse et d’un preneur de son « ont été importants, c’était comme un rituel, un exutoire, une libération. »

Mais ce qui fait l’originalité et la force de Radio Syria, ce ne sont pas seulement les histoires réelles, remodelées et réinterprétées par les protagonistes eux-mêmes, c’est aussi l’immense travail de « mise en son » réalisé par Cyril en post-production (avec Vincent Venet au mixage). Il s’agissait d’un défi colossal : retrouver, grâce à l’assemblage des voix, des ambiances et des bruitages, la profondeur, la texture, le relief des souvenirs racontés afin de faire jaillir chez l’auditeur/trice des images claires et nettes : une salle de classe, une cellule de prison aux murs suintants, une cave lors d’un bombardement. On perçoit le moindre pas, la moindre respiration, le moindre mouvement. On pourrait presque dire à quelle distance passe tel hélicoptère, tant le placement et le traitement des sons est minutieux. Radio Syria est un véritable « film pour la radio ». Du fait de son parcours dans l’audiovisuel, il était naturel pour Cyril d’ajouter ces « couches d’ambiances » et ces « présences » (frottements de vêtements, par exemple, qui donnent vie aux corps et aux mouvements). Ainsi le public entre dans la peau des personnages et se retrouve plongé au cœur d’une tension qui se déploie pendant les presque deux heures d’émission. Fil conducteur et liant du récit, une trame musicale composée de nappes sonores graves et enveloppantes, de résonances métalliques parfois grinçantes et dissonantes, renforce le climat d’angoisse.

On ne voulait pas tomber dans les clichés, il était donc hors de question de prendre des bruits de guns de films américains dans des banques de sons.

Cependant, une question s’est rapidement posée : jusqu’où aller dans la reconstitution des souvenirs emprunts de violence ? Comment recréer avec justesse des scènes de bombardement, de fusillades, sans que cela devienne outrancier ? Maëlle : « On ne voulait pas tomber dans les clichés, il était donc hors de question de prendre des bruits de guns de films américains dans des banques de sons. » L’autrice et l’auteur vont donc puiser soit dans leurs sons personnels (ambiances captées lors de voyages en Turquie dans la région de Midyat, frontalière avec la Syrie, par exemple), soit dans des sons « authentiques » liés à la Syrie (extraits audio de vidéos postées sur Youtube, notamment celle d’une manifestation qui se termine par des tirs sur la foule). À propos de cette séquence, Maëlle raconte : « À la première écoute de Radio Syria avec les participants de l’atelier, l’un d’eux a suggéré : vous pourriez rajouter des cris, cela rendrait la scène plus forte. Nous, nous souhaitions que les auditeurs comprennent qu’il s’agissait là d’un son d’archive laissé tel quel, sans manipulation ».

Cette recherche d’un réalisme qui s’est imposé de lui-même correspondait à un devoir envers les participant·es qui avaient confié leur témoignage. « Ça ne pouvait pas être approximatif », explique Cyril. « Il fallait qu’on y croie, c’était important pour eux. Donc on y est tous allés à fond. Et on a essayé de rendre compte de la complexité de chaque situation. » Pour lui, créer cet « écrin sonore » autour de chaque témoignage était donc une façon de faire exister des histoires intimes passées sous silence et de leur redonner leur légitimité.

Il y a également cette idée que la fiction doit servir d’instrument de compréhension : « On voulait produire une forme accessible à tout le monde, spécialement aux non-initiés qui, comme nous, ne venaient pas du monde de la radio », précise Cyril. Radio Syria entend prendre l’auditeur·trice par la main et l’emmener là où aucune caméra, ni aucun micro, n’aurait pu se rendre. Autrement dit : faire exister, par le biais de la fiction, une réalité qu’il ne serait pas envisageable de capter autrement.

La transmission de la violence

Aux voix en arabe se mêlent les traductions en français. « Certains acteurs et actrices étaient des professionnels, d’autres des amateurs pour qui le doublage était une première. Avec les professionnels, il a fallu “casser” les habitudes et retrouver un ton naturel, au plus proche de l’intention des Syriens. Avec les amateurs, le naturel était là, mais il a fallu travailler le rythme pour donner plus de vie, pousser parfois un peu l’interprétation », détaille Cyril. Si certaines de ces voix en français arrivent à se fondre totalement dans les voix originales jusqu’à en faire oublier le doublage, d’autres sont plus en décalage. Essayant d’imiter des intonations, elles mettent parfois à distance l’émotion transmise par les jeunes Syrien·nes.

L’autre question que pose cette fiction sonore est celle de la place de l’auditeur/auditrice. Comment se représenter des expériences aussi traumatiques ? On ressent un malaise à « partager » la cellule d’une centaine d’hommes endurant de terribles souffrances, à se trouver aux côtés de ce jeune garçon qui traine le cadavre de son meilleur ami au milieu des échanges de tirs. On nous donne à entendre de très près et à ressentir de façon bouleversante ces témoignages, depuis le confort d’un canapé ou installé·es devant son ordinateur. Pendant ces presque deux heures, Radio Syria nous attache à l’intimité de souvenirs d’une violence parfois insoutenable, puis une fois la fiction terminée nous poursuivons notre route. Quelle trace cela imprime en nous ?

Peut-être peut-on simplement se laisser traverser par ces histoires qui, au-delà de la guerre, racontent la quête de liberté, le courage, l’exil et la reconstruction. Radio Syria est aussi et surtout l’aboutissement d’une aventure humaine.

1 Radio Syria est présenté par ses auteur et autrice comme un documentaire et a, par ailleurs, reçu le prix du meilleur documentaire sonore de la Scam Belgique en décembre 2017.

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