« Les Petits Princes » de Brice Cannavo : une histoire d’apprivoisement

Architecte et ingénieur du son, Brice Cannavo construit des œuvres atypiques qu’il destine à la diffusion en public. Dans Les Petits Princes, à la fois documentaire et fiction, il se fait compagnon de route d’adolescents en grande souffrance psychique. Une immersion de 2h19 qui questionne notre capacité à être à l’écoute.

Atterrir quelque part. Venir avec un texte qui résonne. Enregistrer cette fiction avec des amateurs qui se confondent avec ses personnages. Brice Cannavo est coutumier du fait. Il y a 10 ans, il créait Les aveugles (prix SACD Belgique, 2007) d’après Maurice Maeterlinck avec l’Institut Alexandre Herlin pour mal-voyants. Cette fois-ci, il propose une adaptation du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry par les jeunes de la Porte Ouverte à Blicquy, un établissement de rééducation psycho-sociale réservé aux garçons1. Tout en racontant cette histoire par l’entremise de ces voix singulières, il dresse le portrait de jeunes en mal-être et du lieu qui les accueille.

Le Petit Prince, par Olavo Martins (Creative Commons by-nc-sa)

Le Petit Prince, par Olavo Martins (Creative Commons by-nc-sa)

« Quand j’ai découvert la Porte Ouverte, j’ai été effrayé à l’idée de ne pas réussir à faire de la radio là-bas, avec ces jeunes. Ma crainte était de ne pas réussir à atteindre un degré de proximité suffisant pour être au milieu d’eux. J’avais peur qu’on s’arrête à l’incompréhension, qu’il me soit impossible de les atteindre. » Brice Cannavo a donc pris le temps de venir sans ses micros. De se mêler aux enfants, à la vie de cette maison. Conseillé par un membre du personnel, il a laissé ses intentions de côté, son Petit Prince dans un tiroir, sans projeter ses propres désirs sur eux pour ne pas les braquer. « Après quelques semaines à participer à toutes les activités, l’équipe m’a dit d’amener mes micros. Ils ont senti que les jeunes m’avaient adopté ».

La partie à jouer restait subtile. Les intéresser tout en s’intéressant à eux. Leur raconter des histoires et les laisser en raconter. Alors Brice Cannavo mouille le maillot et prend le rôle de l’aviateur : « C’est là-dessus que j’ai le plus galéré, mais je devais le faire. Ça faisait partie du fait de s’apprivoiser. Heureusement pour moi, au montage, c’est un personnage qui disparait assez vite. » Pour le reste de la distribution, les jeunes eux-mêmes sont venus vers le réalisateur.

Jean-Marie est le petit prince, Steven le serpent, Dimitri le roi, Axel le pêcheur, Christopher le vaniteux, Anthony le buveur, Maxence l’allumeur de réverbères, Nicolas le businessman, Mike le bûcheron. Peuvent-ils devenir quelqu’un en écrivant leur propre personnage ? Dans les improvisations et les à-côtés, dans le documentaire, s’inventent d’autres histoires.

Comment faire de la radio avec des jeunes, qui, comme Jean-Marie, « le petit prince », sont hyper actifs ? Comment réussir à les faire interpréter ? « La première chose est d’arriver bêtement à ce qu’il s’assoie sur une chaise ou une table ou même qu’il reste debout. Il faut surtout négocier. En 45 minutes d’enregistrement, il y a 10 minutes d’utile. Le reste du temps, c’est : Jean-Marie rebranche le micro, Jean-Marie lâche la baguette de la batterie. » Au bout du compte se dégage une complicité, un territoire en commun, une manière de se retrouver. On entend les essais, le fil des idées, le laisser-aller, la spontanéité. L’interprétation du petit prince gagne en épaisseur. Il ne s’agit plus seulement de lire, mais d’interpréter des sentiments comme la colère.

premier extrait : « Jean-Marie »

deuxième extrait : « les baobabs »

« Alors, comment il va le petit prince ? – Et toi, comment tu vas ? »


Le Petit Prince de Saint-Exupéry raconte comment on fait pour s’apprivoiser. « Ce sont les séances d’enregistrements qui ont créé un lien entre nous. Tout spécialement avec Jean-Marie. Un jour on s’est mis à parler de Noël. De ce qu’il avait fait pendant les vacances. De ce que j’avais fait, moi. Avec une curiosité sincère. » Parfois le documentaire, rapportant le réel, semble devenir anecdotique. Le retour à la narration nous capte alors de nouveau, comme lors d’un magnifique récit croisé entre les souvenirs de vacances fantasmés de Jean-Marie qui s’imagine des amours et le dialogue de séduction entre le petit prince et la fleur.

troisième extrait : « la fleur »

La vie à la Porte Ouverte s’enchevêtre à l’histoire qui progresse. Petit à petit le réalisateur lâche son micro, fait confiance aux jeunes, est tout simplement présent avec eux. « Le temps que l’on peut consacrer à la création est d’une préciosité absolue. La situation spécifique de la Belgique qui soutient la production radio indépendante (FACR, Fonds Gulliver, SACD) permet de travailler différemment. Les Petits Princes, c’est un tournage d’un an, à raison d’une douzaine de semaines sur place. Avec le temps, la question de la radio devient secondaire, tu ne te fixes plus sur des objectifs techniques comme ramener une bonne prise. » Comme d’autres réalisateurs, Brice Cannavo ne met plus de casque pour sortir de « cette médiation du son », afin d’enregistrer ce qui se passe, le rapport entre lui et son environnement, en cessant de penser et de chercher quelque chose en particulier.

Le choix du Petit Prince de Saint-Exupéry est d’autant plus intéressant qu’il fait partie d’un patrimoine commun largement partagé2. « Cela permet de le faire sonner différemment, de faire entendre la distance entre le classique et cette version ». Mais si le texte répond à certaines questions et fait écho à la quête d’identité des jeunes de la Porte Ouverte, le documentaire nous fait également découvrir « une autre planète », un établissement hors norme, cette maison que tout le monde construit ensemble, dans un rapport sans frontières avec des éducateurs et des éducatrices qui ne définissent pas leurs rôles de manière définitive ou protocolaire.

quatrième extrait : « les grandes personnes »

Une philosophie proche de l’inspirant Fernand Deligny. « Il ne s’agit pas de faire adhérer un jeune, contre sa volonté, à un système qu’il n’aime pas. Il s’agit, s’il y a encombrement et souffrance, de chercher un apaisement.«  Les enregistrements même ont servi à cela. Ils ont eu lieu en solo ou en duo, principalement lors d’un camp dans les Vosges. Le petit prince est joué par des doublures afin d’enregistrer les autres personnages. « Les doublures savent qu’ils ne seront pas dedans. Ce qui les intéresse, c’est le moment d’enregistrement. En pratique d’atelier, on appelle cela la Praxis : l’accent mis sur le temps où le travail est en train de se faire et pas sur le résultat. »

Brice Cannavo fait confiance à l’auditeur/trice. L’histoire disparait pour se laisser raconter autrement. Et on entend surtout le soulagement. La possibilité d’être écouté. Le faire avec. Imiter un jeune qui crie afin de le calmer. Et puis une partie de pêche, la visite d’une chorale, le pouvoir cathartique d’un slam. Max essaie de chanter, s’essouffle, tourne en rond, bégaie, avant qu’enfin la rage ne sorte. On s’étonne de découvrir la sensibilité à l’origine de ses souffrances. Les mots sonnent justes, sont emplis de sincérité. « Qu’est-ce qui passe par la voix quand il chante ? Qu’est-ce que ça produit en lui de balancer ça ? On n’en fera pas de bons petits bonhommes. Ce sera toujours difficile de “s’intégrer” dans la société. Mais peut-on leur épargner un peu de la dureté du quotidien ? »

« Je serais incapable de faire seulement un documentaire ou une fiction, comme si les deux coexistaient toujours. »

Les Petits Princes est le fruit de moments de fiction très montés où presque chaque phrase a fait l’objet d’une prise, où la voix « élégante et lumineuse » de la conteuse Amandine Orban semble nous inviter à la suivre « perchée sur ses talons aiguilles », et d’une part de documentaire basée sur des plans-séquences, de longs moments de vie. Pour expliquer sa démarche, Brice Cannavo fait référence au travail de Peter Watkins, un cinéaste qui l’inspire et qui a tourné des fictions en mode documentaire (La Commune (Paris, 1871)). Il voit en Watkins un modèle de fluidité lorsqu’il s’agit de voyager entre ces deux mondes et d’utiliser des comédien·nes non professionnel·les.

« Une des raisons pour lesquelles j’aime faire de la radio avec des non professionnels, c’est la possibilité que la diffusion publique s’accompagne d’une rencontre. Je fais également du son pour le spectacle vivant et je trouve beaucoup de sens dans la “question” du rassemblement, dans le fait de convier des gens à venir. Je diffuse principalement dans des théâtres, et dans le cas des Petits Princes, la rencontre qui a lieu après, avec les membres du personnel, avec les jeunes, est porteuse de sens. Ici et maintenant, on a écouté une même œuvre et des êtres très différents ont tout à coup quelque chose en commun, quelque chose à se dire. » Dans Les Petits Princes, Brice Cannavo nous enseigne qu’on peut, avec patience, tisser des liens entre une communauté qu’on enregistre et une autre qu’on convie à l’écoute.

L’œuvre, d’une durée totale de 2h19, peut être demandée à l’auteur pour écoute, en le contactant : playtime_451 (at) hotmail.com

Notes :

1 Les adolescents qui sont accueillis à la Porte Ouverte ont des difficultés comportementales et psychologiques (voire psychiatriques parfois) rendant une prise en charge nécessaire.
2 Selon Wikipedia, Le Petit Prince est l’ouvrage le plus vendu et traduit au monde après la Bible. Pour de nombreuses personnes de plusieurs générations, cette histoire reste également associée à la voix de Gérard Philipe (et à la musique de Maurice Le Roux) dans cette version sonore réalisée en 1954.

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