La radio de Luc (et ses auditeurs)

Pour aborder l’œuvre radiophonique de Luc Ferrari en non-spécialistes, nous avons simplement demandé à des artistes et des compositeurs actuels de choisir une pièce de son répertoire et de l’investiguer par l’écrit. Bien sûr, nous ne sommes pas allés vers eux par hasard…

Ayant pour certains été mêlés au destin de la production radiophonique de Ferrari (tels José Iges, Götz Naleppa, Lucien Bertolina), ils ont tous une relation forte à la radio. Avec eux, Chantal Dumas, François Parra, Irvic D’Olivier et Alessandro Bosetti nous livrent leurs parcours d’auditeurs à travers anecdotes et analyses personnelles de l’œuvre d’un compositeur qui – c’est un euphémisme – ne les a pas laissés indifférents.

Afin de mieux connaître la relation de Luc Ferrari à la radio et peut-être commencer à comprendre pourquoi celui-ci reste en mémoire comme un des maîtres de l’expression radiophonique, nous nous sommes en outre tournés vers la documentariste Jacqueline Caux, auteure d’un recueil d’entretiens écrits et d’un film tous deux parus sous le titre Presque rien avec Luc Ferrari.

Luc Ferrari au studio de Baden-Baden, 1981, par B. Meyer-Ferrari.

Luc Ferrari au studio de Baden-Baden, 1981, par B. Meyer-Ferrari.

On retient souvent l’usage des sons non musicaux et de la voix narrative, deux matériaux très nouveaux dans la musique de l’époque, qui appartenaient au domaine radiophonique :

Luc Ferrari aurait-il été marqué par l’écoute de la radio ?

« Je pense que l’influence la plus importante quant à l’utilisation des sons non musicaux, c’est celle de John Cage que Luc admirait beaucoup et, avant John Cage, celle de Varèse qu’il était allé rencontrer à New York” nous explique Jacqueline Caux. “Les avancées technologiques n’ont pas été pour rien, non plus, dans cette démarche, puisqu’en effet l’invention du magnétophone que l’on a pu alors sortir du studio, lui a permis de partir à la recherche des sons de la vie, des sons de la ville, des sons de l’intime aussi. C’est certainement ce désir d’aborder l’intime ~ ce qui était un tabou à cette époque, dans la musique ~ qui lui a donné le désir d’insérer une voix narrative dans ses compositions radiophoniques, soit des voix de femmes, ce qui lui permettait de jouer avec la sensualité ~ autre tabou ~, soit la sienne, dans l’esprit des monologues intérieurs de James Joyce. Cela lui permettait aussi de mener des expérimentations sur le langage et sur les “mélodies” vocales plus ou moins conscientes, la parole devenant alors révélatrice d’une psychologie. »

C’est justement une pièce expressive, au dispositif très « simple » jouant sur deux mots ~ Unheimlich pour « étrange, effrayant, sinistre, incroyable » et Schön pour « beau, joli, bon » ~, qu’Alessandro Bosetti a choisie pour nous. Comme il nous l’a récemment expliqué en entretien, ce jeune compositeur italien, curieux des mots et des langues, a découvert l’art radiophonique et les grands noms du « Neues Hörspiel » comme Ferrari, à son installation à Berlin. Unheimlich Schön est un court Hörspiel de 1971 :

Unheimlich Schön [extrait]. 1971. SWF, Baden-Baden. CD
Metamkine MKCD008 1993.

« Le dire n’est pas assez. Le répéter une fois n’est pas assez. Juste des mots encore et encore. Une intimité, qui joue avec l’espace. L’espace est l’intimité, qui est l’espace. Faire place. Jouer (avec) l’espace. S’y asseoir. Il y a un jeu auquel ma sœur et moi jouions lorsque nous étions enfants : nous nous regardions dans les yeux jusqu’à ce que l’un de nous explose de rire.

L’intimité est quelque chose de drôle. Une drôle de chose. Faire place à l’intimité est ce que fait Luc Ferrari ici. Il prend deux mots, les répète encore et encore, et fait de la place, il pousse les murs de l’espace jusqu’à ce qu’il y ait exactement 15 minutes et 40 secondes de part et d’autre. Et alors tout ce qu’il y a dans l’espace commence à changer. Après tout, nous changeons constamment, mais seulement parce que nous nous répétons sans cesse. Dans son poème The Changes, Robert Creeley écrit que “ils peuvent se transformer / en lévriers persans verts / et en oiseaux”, ce qui est exactement ce qu’il nous arrivait à ma sœur et moi et c’est aussi pourquoi nous riions. C’était ça, le côté drôle. Et Creeley écrit aussi que “les gens n’agissent pas / tels qu’ils agissent / dans la vie réelle / dans la vie réelle” et ceci est inexplicable parce que, moi et ma sœur, nous nous répétions encore et encore et ce n’était vraiment pas comme dans la vie réelle. C’était ~ et c’est encore ~ le côté étrange. Dire que ceci est beau n’est pas assez, le répéter une fois n’est pas assez. Cela doit être étrange. Cela doit devenir un lévrier persan et un oiseau, et en même temps rester la même chose. » (Alessandro Bosetti)

Luc et Brunhild, Tuchan (Aude) fin des années 70, par Olivier Garros.

Luc et Brunhild, Tuchan (Aude) fin des années 70, par Olivier Garros.

L’artiste multimédia français François Parra et la compositrice québécoise Chantal Dumas ont choisi de parler de Et si toute entière maintenant, une des rares productions franco-françaises de Ferrari et pas la moindre des exceptions comme vous allez le voir. Chantal Dumas nous a gratifiés d’une longue analyse personnelle de l’œuvre, confiant avec humour : « on ne s’attaque pas à l’œuvre (même peu) de Ferrari comme ça… » . Pour des raisons de place et de mise en page, c’est en fichier pdf téléchargeable que nous vous recommanderons de lire l’intégralité de son texte.

Et si toute entière maintenant [extrait]. Conte symphonique. Texte de Colette Fellous. Avec la voix de Anne Sée. 1986-87, Radio France. Prix Italia 1987. CD Adda 581079 1988.

Chantal Dumas :

« Dès les premières 30 secondes, le ton est donné.
Il y a une voix féminine, Une ambiance portuaire annoncée par la sirène d’un bateau, des sons de mécanique navale, un son électroacoustique qui disparaît dans l’ambiance.
L’histoire est commencée.

(…)

La tension est créée et maintenue en partie par le caractère contrastant et opposé des éléments constituant le Hœrspiel. Elle résulte aussi de la dualité réalité-fiction, l’essence du genre fiction-documentaire. Les éléments sonores enregistrés lors du reportage donnent une assise dans le réel tandis que les éléments textuel et musical intemporel nous renvoie à un hors temps, à l’espace-temps de l’imaginaire.

(…)

Et si toute entière maintenant prend une place singulière dans la production de Luc Ferrari. Le compositeur a pour habitude d’occuper toutes les fonctions: preneur de son, “auteur”, narrateur et compositeur. Ce qui a comme conséquence de marquer l’intention de la composition dès le point de départ, que ce soit sous forme d’idée ou d’une prise de son. La réalisation de ce Hörspiel a demandé la participation de collaborateurs pour les enregistrements documentaires et le texte. Ce qui pourrait expliquer une certaine distanciation entre le texte et les éléments musicaux et réalistes. 

Mais Ferrari, rusé, détourne à son avantage ce qui aurait pu poser problème et utilise cette certaine froideur (créée par la distanciation) pour créer une tension dramatique en donnant corps au texte à l’aide d’une voix très charnelle.

J’ai réécouté dernièrement Presque rien n° 2Ainsi continue la nuit dans ma tête multiple (1977) et je n’ai pu m’empêcher de comparer les deux pièces. Je ne sais pas comment Ferrari situait ses œuvres médiatiques narratives (destinée à la radio) par rapport à ses “musiques anecdotiques”. Je ne sais pas non plus même s’il faisait une distinction en terme musical entre les unes et les autres. Le Presque rien n°2 porte une forte signature autobiographique. Ferrari guidant lui-même l’écoute, menant l’auditeur au plus près du son. Il compose de très près avec les différents éléments sonores, naturalistes et musicaux, comme par exemple utilisant le chant du grillon comme motif rythmique répétitif.

Ces différents aspects me manquent dans Et si toute entière maintenant. Lorsque j’ai découvert la pièce au début des années 90, j’avais été totalement séduite par cette forme narrative qui m’était totalement nouvelle. Aujourd’hui, quelque 20 ans plus tard, ce qui permet une certaine perspective historique, c’est le radicalisme et l’innovation des premiers Presque rien qui retiennent en premier lieu mon intérêt.

Mais il serait malheureux de bouder son plaisir. La meilleure façon d’apprécier ce Hœrspiel est de le reconnaître pour ce qu’il a été défini c’est-à-dire un conte symphonique. Et dans ce contexte, j’en apprécie pleinement la maîtrise de la construction et la clarté de la forme, l’habileté à jouer avec les tensions créées de la rencontre des divers composants, la finesse des juxtapositions d’éléments réalistes et musicaux, la subtilité du métissage instrumental et des traitements électroacoustiques.

Mais avant tout, je crois que la force de Luc Ferrari tient à sa capacité à faire naître l’émotion. Et, Et si toute entière maintenant n’y manque pas. »

(Chantal Dumas)

 

François Parra :

« “C’est toujours la même chose…” entame-t-elle d’une voix dont l’érotisme ferait fondre la banquise. D’un mot à l’autre commence un parcours dont il pourrait se suspendre à n’importe quel moment.

Et c’est comme ça sans cesse, allant, venant, mouvant. Tout comme le chemin qu’ouvre ce brise-glace sur lequel nous embarquons avec “elle”. Il y a les machines qui grincent, les éléments déchaînés, sertis de percées orchestrales d’un lyrisme qui transperce à chaque apparition.

Le destin rôde sous la glace peut-être..? Rentrons, dehors il fait trop froid…

Alors la vie s’organise à bord, de conversation en conversation, petites phrases futiles ou tâches indispensables à la vie de bord, de celles qui maintiennent la vie à bord justement.

Un peu de répit, mais la glace est toujours là.

Qu’elle se referme et le temps s’arrête…

Et nous passons comme ça du paysage à l’orchestre, de l’orchestre au infrasons, des infrasons au studio sans jamais lâcher car il faut toujours avancer.

Que la glace se referme et le temps s’arrête…

Et même si la schizophrénie guette, même si “elle” devient “elles” et ne reviendra peut-être pas, nous pouvons la suivre en toute confiance. Le chemin existe au milieu de la banquise et il est ici balisé de mille reflets lumineusement orchestrés.

“C’est toujours la même chose..” mais trente-quatre minutes et sept secondes plus tard, je ne suis plus tout à fait là.

Post-scriptum

J’ai entendu cette pièce pour la première fois au festival Les musiques en 2003. Je devais faire la régie plateau entre cette pièce et les suivantes, instrumentales, de Luc également. Sa diffusion (sur un plateau vide baigné de lumière rouge) m’a emmené si loin qu’il a fallu qu’on me tape plusieurs fois sur l’épaule pour que je revienne là où j’étais assis. J’ai mélangé une grande partie des porte-partitions et retardé quelque peu le début de la deuxième partie.

Mais Luc m’a dit en fin de soirée qu’il avait beaucoup aimé le ballet de mes chaussures rouges sur le plateau.

Il faut dire que les siennes étaient rouges également. »

(François Parra)

 

À de rares exceptions près comme la précédente, l’essentiel de la production radiophonique de Luc Ferrari a été commanditée d’Allemagne, d’où il a justement rapporté le Hörspiel, ce genre mixte de paroles, de bruits et de musiques, dans lequel l’écoute vagabonde est de mise. Nous avons demandé à Jacqueline Caux

Pourquoi l’Allemagne ?

« Luc Ferrari a été très tôt reconnu comme un musicien important par l’Allemagne, tant en ce qui concernait ses compositions instrumentales que ses compositions électroniques. Il a été invité à Darmstadt [où ont toujours lieu les cours d’été de musique moderne, NDLR], il a été ami de Stockhausen et de Kagel et c’est tout naturellement que la radio de Cologne [la WDR, NDLR] lui a demandé de participer à des Hörspiele après que John Cage et le poète Ferdinand Kriwet en eurent réalisé quelques uns. La radio allemande donnait une liberté totale à toutes sortes d’expérimentations, ainsi que des moyens techniques, du temps, et des rémunérations conséquentes pour ce qu’elle considérait comme une commande de composition à part entière ~ d’ailleurs en Allemagne des critiques en faisaient régulièrement des comptes rendus dans les journaux ~ ceci n’était pas le cas en France. Même les Ateliers de Création Radiophonique de France Culture, qui étaient très intéressants, n’apportaient pas tous ces moyens. » Tout un pan de cette production outre-Rhin nous est par conséquent méconnu, comme par exemple la série des Contes sentimentaux, onze Hörspiele réalisés entre 1989 et 1994 pour la Südwestrundfunk (SWR).

Conte sentimental n°5 (Sieste italienne) 1990-91. SWR. Réalisation : Brunhild Meyer

Irvic D’Olivier, artiste belge et fondateur de la webradio de création SilenceRadio, nous explique comment ce Hörspiel s’est retrouvé au catalogue des pastilles de SilenceRadio :

« Tout commence lors d’une discussion avec Brunhild Ferrari et la recherche d’un inédit de Luc pour SilenceRadio en préparation à l’hommage qui lui sera rendu durant l’édition du festival RADIOPHONIC 2007. Et de fait, la série des Contes sentimentaux était restée inédite et pour le moins confidentielle. Mais alors, pourquoi le conte n°5 ? Pour l’auditeur averti, cela saute aux oreilles : ce conte est constitué de la même matière sonore que le Presque rien n°4 – La Remontée du village [que l’on peut écouter intégralement ici, NDLR].

On pourrait entendre le Conte n°5 comme le making-of du Presque rien, ses à-cotés, sauf qu’il a été composé presque dix ans avant le Presque rien. C’est comme une Face A / Face B inversée. Luc ne faisait rien comme les autres.

Ce sont deux formes très différentes : d’une part la composition et des traitements électroacoustiques pour le Presque rien et d’autre part une forme plus documentaire/hörspiel pour le conte. C’est un peu comme si en cinéma, le cinéaste était capable de réaliser une comédie d’une part, et un thriller d’autre part, à partir des mêmes rushes. Est-ce envisageable ?

Déambulation, descriptions, conversations avec les habitants, mêlées d’aphorismes autour de travail du compositeur/preneur de son, constituent cette remontée du village en forme de conte.

Finalement, c’est une œuvre assez atypique dans le parcours du compositeur, autant dans sa forme (brute) que dans sa dimension didactique. Je trouve la série des Contes et cette pièce-ci particulièrement “accessibles”. Pas besoin d’être compositeur ou homme de radio pour l’apprécier… contrairement à d’autres. Il y a de la transmission là-dedans. L’art aussi sérieux soit-il n’exclue pas la légèreté et l’humour.

Ferrari se confie et donne ses recettes, même s’il le fait de manière poétique ou sous forme de questions. Ce qui est curieux et troublant, c’est qu’il semble plus “bavard” dans ces émissions à destination d’auditeurs allemands que pour les auditeurs français. Je veux dire, dans le sens de se dévoiler. Il parle du son, de la manière qu’il a de l’aborder, de le capter. Il parle de son enfance. Le rapport Luc-Brunhild est beau, leurs voix aussi, le dialogue est joueur. C’est une belle leçon de vie pour ceux qui connaissent la Remontée au village. »

(Irvic D’Olivier)


L’escalier des aveugles. Recueil de nouvelles. 1991, Radio Nacional de España.
Prix Italia 1991. CD Musidisc 291302 1993.

José Iges, compositeur espagnol et co-fondateur du réseau Radioartnet (où L’escalier des aveugles se trouve en écoute intégrale) était le producteur-coordinateur de l’émission Ars Sonora sur Radio Clásica à l’époque :

« Je crois que la clef de cette œuvre réside en la fragmentation de l’expérience qu’elle propose, quelque chose propre au ressenti éprouvé lors de la “rencontre” avec une ville inconnue, mais transposable à notre manière d’interagir avec n’importe quelle ville. N’oublions pas que le sous-titre est Recueil de nouvelles. Luc Ferrari s’appuie sur six actrices pour qu’elles lui “enseignent” Madrid, en laissant choisir chacune un lieu à explorer, qu’il s’agisse d’un marché, d’une place, d’une station de métro, du Musée du Prado, de grands magasins ou de cette enclave qui donne son titre à l’œuvre, “l’escalier des aveugles“. Dans tous ces espaces ont lieu des scènes quasi théâtrales, qu’elles improvisent avec l’appui du compositeur, comme autant de petits cadres qui se superposent pour donner forme à une totalité.

Afin que l’ensemble vaille plus que la somme des parties, Ferrari utilise le montage avec sagesse, répétant certain éléments et thèmes, transformant électroniquement certains autres, et incluant des extraits musicaux électroacoustiques, certains proches d’une pop très stylisée, voire ironique. L’humour est bien sûr présent dans cette œuvre. La surprise également, quand l’auteur conclue les scènes avec des coupures brèves, d’une manière, comme il le dit lui-même, qu’un technicien de studio n’oserait pas utiliser. La figure féminine étant omniprésente en parallèle de celle de la ville, l’expérience de la ville est médiatisée par le féminin, l’érotisme, ou mieux, la complicité érotique, qui sont également fondamentaux dans son développement. Tout ceci ~ Ferrari nous l’apprend une fois de plus à travers cette œuvre ~ se retrouve dans la radio : c’est de la radio. Et c’est de l’art bien sûr. C’est, de façon exemplaire, de l’art radiophonique.
 » (José Iges)

Luc Ferrari composait-il d’une façon particulière lorsqu’il s’agissait d’une commande radiophonique ?

« Il composait un Hörspiel avec la même énergie et la même intensité que toute autre composition » poursuit Jacqueline Caux. « Ce qui l’intéressait beaucoup dans cette forme, c’était la durée et le fait qu’il pouvait échapper aux limitations prévues pour le concert. Il pouvait composer des pièces d’une heure à une heure et demie, durée qui se rapproche de celle d’un opéra. Les problématiques à résoudre sont identiques à celles d’autres formes compositionnelles, mais la contrainte spécifique réside dans une narration qui doit être davantage repérable par l’auditeur qui reçoit cette proposition chez lui. Luc Ferrari était d’accord sur le fait qu’un Hörspiel peut être joué en concert, alors qu’une œuvre électroacoustique si elle est jouée à la radio ne sera qu’une captation. C’est là que se situe la frontière. »

Pour conclure, laissons la parole à Götz Naleppa, artiste multimédia allemand et ancien producteur de l’émission Klangkunst sur la Deutschlandradio Kultur, et à Lucien Bertolina, compositeur français et fondateur du studio Euphonia associé à Radio Grenouille. Tous deux ont une relation particulière à la dernière pièce radiophonique de Luc Ferrari, où l’anecdote répond, peut-être enfin, à l’anecdotique :

Les Anecdotiques. Exploitation des Concepts n°6. [extrait : Trou de mer]
2001-2001. Deutschlandradio Berlin. CD Sub Rosa SR 207 – 2004

Götz Naleppa :

« J’ai rencontré Luc Ferrari en décembre 2000 ~ pour la première et unique fois ~ à Paris durant une réunion du groupe Ars Acustica de l’Union Européenne de Radiodiffusion. Il est venu à notre réunion au GRM avec sa femme Brunhild, silencieux, élégant dans son long manteau blanc. Plus tard au restaurant nous étions assis l’un à côté de l’autre et nous nous sommes mis à discuter de son idée de “musique anecdotique” (que ~ je l’avoue ~ je ne comprenais pas bien à l’époque, bien que je connus la plupart de son travail).

À la fin, je lui dis : “Luc, expliquez-moi cela encore, mais pas par des mots, en composant pour moi une œuvre originale de 50 minutes entièrement guidée par votre concept de musique anecdotique. Je vous réserve un espace dans Klangkunst, mon émission sur la Deutschlandradio.” À ma surprise il accepta la commande et Brunhild me confirma que c’était sérieux.

Ce que je ne pouvais pas savoir à cet instant, c’est que notre discussion avait été le point de départ de sa dernière et de sa plus importante œuvre.

Ferrari travailla sur les Anecdotiques de juin 2001 à octobre 2002, Brunhild prêta sa voix, et le CD arriva à la dernière minute pour la première le 7 février 2003. C’est alors que je compris que l’“anecdotique” au sens de Ferrari n’était pas l’utilisation de sons réels comme moyen de raconter des histoires, mais une transformation magique du matériau enregistré en structures musicales, extrêmement sensuelles, chargées de grande énergie artistique. Et je compris que cette méthode de composition est unique dans l’histoire de la musique.

Je suis heureux d’avoir été l’accoucheur et le producteur de la dernière œuvre d’un des plus grands compositeurs de notre temps. »

(Götz Naleppa)

Lucien Bertolina :

« Lorsque j’ai demandé à Luc de venir faire une résidence à Euphonia, je lui ai aussi demandé quels seraient ses désirs pendant cette résidence. Il m’a tout de suite répondu qu’avant de se décider, il souhaitait venir passer dix jours à l’Estaque en vacances, pour le plaisir. (Sa mère avait habité Marseille, connaissait l’Estaque et peut-être lui en avait elle parlé un jour.)

Toujours est-il que je leur ai laissé à Brunhild et à Luc mon appartement au dessus du port. Pendant ces dix jours nous avons donc visité les alentours de l’Estaque et Luc a fait pendant cette période la découverte des lieux et de nombreuses prises de sons. Je crois que pour lui, faire des prises de son des lieux et des événements, était une façon d’inscrire son travail de composition aussi dans le milieu social. Donc au départ, il ne s’est pas fixé d’intentions, de choix et s’est seulement laissé aller à enregistrer ce que je lui proposais en tant que guide.

Ce n’est que bien plus tard après sa résidence qu’il est revenu sur ses prises de son et a composé ces quatre anecdotiques “marseillaises” : Les chaussures rouges, Trou de mer, La Joliette, Les portes du Rove. Bien évidemment, j’ai bien senti au moment des prises de son, les espaces et les lieux avec lesquels il faisait vraiment corps et marquaient sa référence. 

Ce qui me plaît dans la série des Anecdotiques, c’est cette capacité que donne l’écriture de Luc à faire se mettre en résonance le réel et l’imaginaire.

Et c’est à travers cette démarche que je me pose toujours la question que je traîne depuis plus de trente ans entre le réel et sa lecture, ou la lecture de l’événement qui pour moi a toujours été fondamentale et où les transpositions du sens, de la matière mises en questionnement cherche toujours à nous dire le petit jour instable où la musique ne se défait pas du corps. C’est aussi pour ces raisons que la terminologie de créateur sonore, je ne la comprends pas et lui préfère encore celle de compositeur.

Pourquoi les précurseurs de la musique concrète et électroacoustique ont-ils cherché à garder le terme de musique ? Certes, Cage à sa façon est venu mettre les pieds dans le plat et si Luc s’en est toujours revendiqué, il a su cependant à mon sens laisser du temps au temps. Là est sa générosité et sa capacité de donner force et éclat à la certitude de ses doutes et c’est en ce sens qu’il est pour moi un des compositeurs majeurs de ces cinquante dernières années. »

(Lucien Bertolina)

Propos recueillis et édités par Etienne Noiseau, avec l’aide de Julie Heurtel.

Chaleureux remerciements à Brunhild Meyer-Ferrari pour les photographies et les extraits sonores.

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