Au départ, il y a cette confidence, lue dans le dossier de présentation de La Lucarne des rêves, qui n’a pas manqué de nous interpeler : « Me voilà lasse de cet écran d’ordinateur prêt à me rendre aveugle et de cette souris qui me menace d’une tendinite, et de tous ces plug-ins d’instruments virtuels avec leurs paramètres automatiques. Bref, ma machine m’aliène ! » La Lucarne des rêves, c’est un projet de film. Son auteure, Cendrine Robelin, est une jeune compositrice et réalisatrice d’aujourd’hui. Elle dit avoir éprouvé le besoin de partir à la rencontre de ses aîné·e·s : Bernard Parmegiani (qu’elle a pu filmer avant son décès en 2013), Lionel Marchetti et d’autres personnalités telle Beatriz Ferreyra… Pour cette génération de compositeurs et compositrices, le magnétophone à bandes fut l’outil primordial, et le son un matériau que l’on peut littéralement manipuler grâce au ruban magnétique, le toucher et le geste faisant partie de l’acte de création.
Avec ce film pour le moment au stade du montage, Cendrine Robelin poursuit une sorte de quête, initiatique et créatrice. Mais pourquoi et comment donner une image à cette création sonore (cette musique pour haut-parleurs que l’on appelle tantôt « concrète » tantôt « acousmatique » ou encore « électro-acoustique ») qui est peut-être le genre musical le plus créateur d’images (mentales) ?
D’une façon générale, quel est votre rapport à l’image ?
Mes yeux ne sont pas excellents. Je suis censée porter des lunettes pour travailler !
Lorsque vous évoquez les raisons qui vous ont conduites à faire ce film, vous parlez de votre lassitude à utiliser un ordinateur, et notamment un écran, pour composer. C’est ce qui, paradoxalement, vous a poussée à vous saisir d’une caméra ?
Le récit de ce film est porté par la découverte de la musique électroacoustique par une novice née à l’heure du numérique, une jeunesse déracinée qui vit dans un monde d’images au détriment de l’écoute. J’avais envie de partager cette expérience et d’aller au-delà, de faire des ponts entre les générations. Le film s’est imposé avec cette envie de partage.
Et puis, au préalable, j’ai été formée à l’usage d’une caméra et de la prise de son, dans le cursus réalisation du Creadoc à Angoulême. Alors, me saisir d’une caméra a été une évidence. Je suis portée par l’envie de faire des films, du cinéma pour l’oreille et des créations audio-visuelles.
J’ai toujours la sensation que l’image et le son ont des pouvoirs différents. L’image me montre ce qui est, l’apparence du monde extérieur, ce qui mobilise surtout mon mental. Le son rentre dans mon corps, il me fait vibrer. Et j’aime profondément jouer entre les pouvoirs de l’image et du son.
Faire un film autour du son est dans ce sens un défi de taille : comment faire éprouver aux spectateurs une expérience qui se vit habituellement les yeux fermés ?
La main et le regard de Bernard Parmegiani. Images issues du tournage.
Bande-annonce du film dans le cadre de la collecte de fonds sur Touscoprod (terminée et réussie)
Comment vous êtes-vous alors attaquée à la mise en images du son ?
Dès le départ, il m’importait de m’adresser à tous, pas seulement aux personnes « du milieu » déjà convaincues par la richesse de l’écoute en général, par le travail sonore et par la musique concrète en particulier. Cela se complexifie avec l’envie de toucher comment cette musique peut mettre dans un état de conscience modifié… Alors, pour partager cette expérience avec le plus grand nombre, je crois qu’il est nécessaire d’être porté par un récit avec des personnages auxquels on s’attache. Et d’ouvrir nos oreilles, avec eux, dans des moments de vie liés au travail du compositeur ; au plus proche de ce que l’on peut ressentir quand on est à l’écoute, ou en train de transformer des sons, de composer.
Dans La Lucarne des rêves, la rencontre avec des compositeurs d’autres générations, Bernard Parmegiani et Lionel Marchetti, me procure une nouvelle perception, m’amène peu à peu à me détacher de la vision pour faire exister le son tel un personnage. Le son s’installe comme le motif qui suscite le mouvement dans l’image.
Dans certaines séquences, je cherche à plonger le spectateur dans l’écoute. Cela suppose un autre traitement de l’image, qui nous détache un temps de la narration et mobilise notre imaginaire. Pour ce faire, j’ai commencé par chercher autour de films expérimentaux, notamment ceux du Service de la Recherche de l’ORTF*, pour établir différentes façons d’articuler images abstraites et musique concrète. Puis, il y a eu une phase d’essais, dans l’objectif de déterminer comment à partir d’images réelles passer dans le royaume de l’imaginaire et amener à l’écoute d’un extrait d’œuvre électro-acoustique. Dans cette optique, j’ai proposé à des jeunes artistes, des étudiants en cinéma d’animation, de travailler à partir d’extraits d’œuvres. Je dois encore expérimenter autour de ces temps d’écoute, travailler pour me déterminer définitivement.
Pour les compositeurs que l’on voit travailler en manipulant la bande magnétique, le geste et le toucher sont primordiaux. Quel enseignement en tirez-vous pour vous-même, créatrice d’aujourd’hui qui, d’ailleurs, prenez part au film à ce titre ?
Dans le film, je suis une jeune compositrice née à l’heure du numérique. J’observe Bernard Parmegiani, Lionel Marchetti, Beatriz Ferreyra et Michel Chion, leurs relations avec les machines analogiques. Ces moments de vie partagés me procurent l’envie de créer une pièce, confectionnée avec les bruits entendus pendant les tournages. Alors, je compose.
Dans La Lucarne des rêves, on traverse ensemble les différentes étapes de l’acte de création, dans des allers-retours entre faire et écouter. En d’autres mots, chaque séquence me donne l’occasion de nourrir la pièce composée pendant le film.
Dans toute création de musique électro-acoustique, il y a des allers retours entre l’intérieur et l’extérieur, entre le travail solitaire en studio et le monde extérieur.
Il y a des moments de solitude, de recherche, une certaine errance, mais aussi des « tournages sonores ». Pendant ces tournages sonores, je me sens en osmose avec ce que j’entends, avec la vie dans le monde, et dans le même temps j’agis sur ce que j’entends par les mouvements du micro. Alors, je pratique un mouvement sensoriel, je bouge le micro en fonction de ce que je ressens à l’écoute.
Peu à peu, au fil du film, je sens comment travailler avec mes gestes sur les machines, comment exprimer les mouvements du son ressentis dans le corps. Pour autant, je continue de travailler avec des outils numériques. Il n’est pas question dans ce film de nostalgie, d’une pensée du « c’était quand même mieux avant ! », mais de s’ancrer, faire du neuf en s’appuyant sur ce qui a déjà existé.
Dans le film, j’apprends aussi à saisir la temporalité induite par les machines analogiques. Par exemple, rembobiner une bande prend un certain temps. Il y a un laps de temps qui permet de réfléchir, de retenir l’action un instant et de l’effectuer avec davantage de conscience. J’observe le même phénomène avec le cinéma. Avant, la bobine coûtait cher alors quand on déclenchait l’enregistrement, on savait qu’il fallait le faire maintenant, avec une certaine nécessité. Aujourd’hui, avec le numérique, il arrive souvent de tourner en se disant : « Cela pourra toujours servir, je ne sais pas ! ».
Ce film m’a appris à appuyer sur le bouton « on » de mon enregistreur sonore ou de ma caméra avec une plus grande intensité, avec la conscience qu’il se passe quelque chose de magique au présent.
La main et la bande de Michel Chion
Lionel Marchetti… écoute
La main et le geste de Cendrine Robelin
- * Note : Le service de recherche de la RTF, puis de l’ORTF, a été fondé et dirigé de 1960 à 1974 par le théoricien de la musique concrète et homme de radio Pierre Schaeffer. Il s’agissait d’un organe d’étude et d’expérimentation sur la radio et la télévision, dont la création la plus connue du grand public est la série d’animation des Shadoks. Pour en savoir plus, lire Le Service de la Recherche de l’ORTF : expérience historique, école pionnière par Jocelyne Tournet-Lammer sur INA-expert.
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